III. L’expérience zapatiste - 1ère partie
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Publication : mars 2019
Mise en ligne : 29 mai 2019
Partie I. La collectivisation de 1936 en Espagne - GR 1203
Partie II. La Makhnovtchina - GR 1204
Partie III. L’expérience zapatiste - 1ère partie - GR 1206
Partie IV. L’expérience zapatiste - 2e partie - GR 1207
Conclusion. Les communs - GR 1209
Après la collectivisation en Espagne en 1936 (GR 1203) et la “Makhnovtchina” en Ukraine en 1917-1919 (GR 1204), François CHATEL poursuit sa revue des tentatives de changement de système économique en évoquant ici le mouvement qui fut initié au sud du Mexique et dont l’appellation s’est inspirée du fameux général Zapata :
Depuis cinq cents ans, les indigènes luttent et résistent contre la conquête violente des nations occidentales coloniales de ce qu’elles appelèrent leur « Nouveau Monde ». Au sud-est du Mexique, dans la région du Chiapas, les descendants des Mayas ont déclaré leur autonomie après des accords signés mais non respectés par le gouvernement. Malgré les pertes humaines, malgré les persécutions en tout genre, les pressions et les manipulations, ils sont toujours là, debout, faisant front à toutes les tentatives de récupération et de dissolution. La résistance contre l’appropriation de leurs territoires a évolué et consiste désormais en une opposition radicale envers le néolibéralisme, forme débridée et agressive du capitalisme.
Historique
L’indépendance du Mexique en 1810 n’apporta rien de nouveau aux communautés indiennes, malgré les promesses. Les expropriations continuèrent. Plusieurs rébellions eurent lieu, toutes réprimées dans la violence. À partir de 1910, un certain Emilio Zapata, général de l’armée libératrice du sud, se distingua pour mettre un terme à la dictature de Porfirio Diaz et favoriser l’accession au pouvoir de Francisco Madero qui avait promi la restitution des terres volées. Zapata, excédé par la trahison du gouvernement, déclencha un nouveau soulèvement pour reconquérir les terres et les redistribuer en mettant en place une démocratie sociale. Carranza, le nouveau président, ordonna l’écrasement militaire, qui se traduisit par des pillages et des exécutions sommaires, jusqu’à l’assassinat de Zapata, piégé par une fausse invitation.
Il fallut attendre les années 70 pour que s’amorce une réelle prise en considération de la diversité ethnique et culturelle. Mais, dans le même temps, des mesures propres au néolibéralisme furent mises en place : désengagement de l’État, privatisation des services publics et aussi de terres et de ressources naturelles, coupes budgétaires dans les domaines sociaux, ouverture aux marchés mondiaux… les populations paysannes, en particulier les indigènes, en furent les premières victimes.
Les guérillas paysannes persistèrent et conduisirent à la création de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) qui vit le jour le 17 novembre 1983. Rattachée aux Forces de Libération Nationale (FLN), il s’agissait alors d’une organisation marxiste-léniniste de type guévariste, cherchant à soutenir militairement tout soulèvement des masses paysannes et prolétariennes du Mexique et à défendre les villages persécutés par les grands propriétaires terriens. En deux ans, elle passa de 80 à 1.300 membres. En moins de dix ans, l’EZLN parvint à organiser plusieurs centaines de communautés, incarnant les espoirs de milliers de paysans indigènes.
La suppression de l’article 27 de la Constitution mexicaine en 1992, par laquelle la vente des ejidos (propriété d’usage collectif) et des terres des communautés fut rendue possible, ouvrait la voie à une privatisation massive.
C’est la goutte qui fit déborder le vase.
Les zapatistes choisirent le jour de l’entrée en vigueur de l’Alena (accord de libre échange nord américain), le premier janvier 1994, pour s’emparer de cinq villes du Chiapas : San Cristobal de Las Casas, Las Margaritas, Chanal, Altamirano et Ocosingo avec, dans un document, El Despertador Mexicano, daté de décembre 1993, les revendications suivantes explicitées : la destitution du président Carlos Salinas, le travail, la terre, un toit, l’alimentation, la santé, l’éducation, l’indépendance, la liberté, la démocratie, la justice et la paix.
Des violences furent alors perpétrées par l’armée gouvernementale qui s’en prit à la population civile désarmée, soupçonnée de receler des Zapatistes. Des hélicoptères et des avions, pourvus de mitrailleuses, de fusées incendiaires et d’explosifs, furent utilisés. Le 7 janvier, on estima le nombre des morts à plus de 1.000.
Un important mouvement appuyant les revendications des zapatistes obligea le gouvernement mexicain à déclarer un cessez-le-feu et à ouvrir des négociations en février 1994 dans la cathédrale de San Cristóbal sous les auspices de l’évêque Samuel Ruiz. Mais elles n’aboutirent à rien.
Malgré cela, en 1996, les zapatistes décidèrent de redonner ses chances à la voie institutionnelle et participèrent aux accords de San Andrés. Ceux-ci, signés par une délégation zapatiste et les autorités mexicaines, reconnaissaient aux peuples indigènes le droit à la différence culturelle, le droit à l’habitat, le droit d’occupation et d’utilisation du sol conformément à l’article 169 de l’Organisation Internationale du Travail, le droit à l’autogestion politique communautaire, le droit au développement de leur culture, le droit aux systèmes traditionnels de production, le droit à la gestion et à l’exécution de leurs propres projets de développement.
Cependant, les autorités mexicaines mirent sournoisement en place une stratégie de contre-insurrection, en finançant des groupes paramilitaires privés pour semer la terreur et réprimer la rébellion. Sa véritable intention était « d’en finir avec la rébellion des communautés indigènes (zapatistes et non-zapatistes) qui résistent à ses plans de prendre le contrôle, sans témoins dérangeants, de l’une des régions les plus riches de la planète en ressources naturelles ». [1]
Dès lors, les zapatistes décidèrent d’appliquer eux-mêmes, sans rien demander à l’État, les accords de San Andrés. Malgré les persécutions, ils se mirent à construire l’autonomie revendiquée depuis des années pour une société en rupture avec le capitalisme, l’État et les logiques autoritaires.
C’est un véritable système politique d’autogouvernement qui se mit en place, sur un territoire assez ample (28.000 km2, surface de l’ordre de celle de la Bretagne) : « L’occupation des bonnes terres cultivables et leur récupération, après des centaines d’années de spoliation, a été la base économique sur laquelle s’est construite l’autonomie zapatiste. » [2]
Si les zapatistes mettent l’accent sur leur appartenance nationale mexicaine, c’est pour montrer que leur lutte n’est pas indigéniste, séparatiste, qu’ils ne réclament pas l’autonomie d’un territoire ou une quelconque autarcie, mais qu’au contraire, ils luttent au sein d’une réalité nationale, mexicaine, dont ils font partie. « Nous ne pensons pas à former un État dans l’État, mais un endroit où être libres en son sein », répètent les commandants de l’EZLN. Le slogan du Congrès national indigène a d’ailleurs toujours été : « Plus jamais un Mexique sans nous. »
L’évolution
Depuis l’insurrection, les agressions violentes se succèdent. Parmi elles, il faut souligner le massacre d’Actéal, en 1997, où 45 hommes, femmes et enfants furent assassinés. Plus récemment, le 2 mai 2014, un groupe de choc issu d’une organisation manipulée par les autorités, la Centrale Indigène d’Ouvriers Agricoles et Paysans, a attaqué le caracol [*] de La Realidad, l’un des cinq centres régionaux où siègent les “Conseils de bon gouvernement” zapatistes et ont assassiné, entre autres, le “maestro” (enseignant) zapatiste, Galeano. Celui-ci était un des organisateurs de la Petite école, genre de “porte ouverte” permettant à quiconque de se rendre compte de ce qu’est l’autonomie réelle. « Je considère que la Petite école est très importante ; c’est un moyen pour que nous puissions communiquer avec les gens de la ville, pour que nous puissions partager nos expériences, partager les avancées de l’autonomie. Les “élèves” ont pu venir jusqu’à nos territoires. Ils sont venus pour partager avec les familles, pour apprendre. Ils ont pu connaître nos manières d’agir, nous les zapatistes, nos manières de nous organiser, nos moyens d’autoproduction, et comment nous construisons notre propre système de gouvernement… ici, c’est le peuple qui dirige. C’est le peuple qui décide comment il souhaite que soient les choses. C’est ça qui doit être clair pour les gens : ils avaient entendu dire que, chez nous, le peuple dirige et le gouvernement obéit. Maintenant, ils sont venus voir de leurs propres yeux comment le peuple gouverne depuis les villages, au niveau des communes et au niveau régional, avec les Conseils de bon gouvernement. » [3]
D’autres formes de division plus sournoises au sein des villages indiens sont aussi utilisées. D’une part, ils cherchent à attirer les zapatistes hors de l’organisation en faisant miroiter l’argent des “programmes sociaux” ou des investissements divers dans la région pour des grands projets productivistes. D’autre part, ils encouragent des groupes non zapatistes à s’emparer de leurs terres, de les chasser de leurs maisons, de bloquer leur accès aux ressources en eau, etc., en échange d’aides. Cette violence est officiellement versée sur le compte des « affrontements intracommunautaires ».
Mais malgré toutes ces tentatives de déstabilisation « Les peuples indigènes résistent parce qu’ils savent que le triomphe des plans de l’État mexicain signifie leur mort, peut-être pas individuellement, mais collectivement, oui, comme peuple et comme culture. Voilà le conflit, et c’est une des raisons essentielles pour laquelle l’État mexicain a refusé de façon répétée de reconnaître les droits des peuples indigènes à l’autonomie. Le droit à la terre et celui de décider et de jouir de l’usage des richesses naturelles sur leur territoire heurtent de plein fouet les intérêts privés qui ont dans leur point de mire l’immense richesse naturelle du Chiapas. » [1]
L’évolution politique du mouvement est marquée par l’abandon progressif, et pragmatique, de la croyance dans l’État et de l’engagement léniniste du début : « Quand on est arrivés, on était carrés, comme des professionnels de la politique, et les communautés indiennes, qui sont rondes, nous ont limé les angles » [4], répétait Galeano. Déjà, en janvier 1993, par le besoin de respecter l’identité indienne, fut créé le Comité Clandestin Révolutionnaire Indigène (CCRI) chargé du commandement général de l’armée zapatiste, qui devint ainsi autonome vis-à-vis des FLN (Forces de Libération Nationale), une organisation marxiste-léniniste créée en 1969.
Ces militants formés au marxisme-léninisme considèrent aujourd’hui leur évolution comme une heureuse expérience, au cours de laquelle leur vision initiale du monde, carrée et pétrie de certitudes, s’est retrouvée “toute cabossée”. Voilà ce qu’en dit le sous-commandant Marcos : « Les théories non seulement ne doivent pas s’isoler de la réalité, mais doivent chercher en elles les leviers qui leur sont parfois nécessaires quand elles se retrouvent dans une impasse conceptuelle. Les théories rondes, complètes, achevées, cohérentes, sont parfaites pour présenter un examen professionnel ou remporter un prix, mais généralement elles sont réduites en miettes au premier coup de vent de la réalité » [2].
C’est la force des questions qui se posent à chaque pas qui permet d’ouvrir un chemin qui n’est pas tracé d’avance, souligne-t-il.
Organisation de l’autonomie
Puisque les zapatistes ouvrent désormais leurs portes, voyons comment est organisée leur autonomie. Ce n’est pas rien, car depuis maintenant vingtcinq ans, plus d’une centaine de milliers d’Indiens Mayas réalisent courageusement une expérience révolutionnaire exemplaire.
« Développer les capacités à faire par nous-mêmes, à nous gouverner nous-mêmes, c’est faire un pas qui donne consistance à l’autonomie et tend à rendre inutile le pouvoir d’État » [5]. C’est ainsi que les zapatistes refusent toute aide de l’État, qui n’est jamais désintéressée, et construisent au quotidien des organisations qui leur permettent de s’épanouir comme individus et comme communauté. Ils y appliquent leurs valeurs traditionnelles collectivistes, adaptées à la lutte contre le capitalisme et en particulier contre le néolibéralisme du XXIème siècle.
La base matérielle de l’autonomie reste fragile, malgré l’importance des terres récupérées après le soulèvement de 1994 et les efforts des Conseils pour soutenir en particulier les coopératives artisanales et la vente de café à travers les réseaux solidaires.
La mise en place progressive de pratiques et d’institutions d’autogouvernement demeure le grand apport de ce mouvement. Ainsi, les formes de vie adoptées sont celles que les collectifs d’habitants ont choisies hors des impositions du monde de la marchandise et du productivisme compulsif. Il s’agit donc de réintégrer les activités productives dans le tissu de la vie sociale, de les subordonner à la construction du bien vivre pour toutes et tous, dans le respect de la Terre Mère et, concrètement, de les soumettre à des décisions élaborées et assumées collectivement. Cette autonomie ne peut se construire qu’à partir de la singularité des lieux, des territoires, des cultures, des expériences et des mémoires. Elle donne ainsi naissance nécessairement à une multiplicité de mondes, à « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes ». Elle se développe suivant trois niveaux. D’abord, les communautés, la base de la société zapatiste, c’est-à-dire les villages, qui, dans la tradition indienne, ont leur assemblée qui est le lieu de parole et d’élaboration des décisions collectives. Puis les communes autonomes, initialement au nombre de 38, qui regroupent plusieurs communautés, ont vu leur nombre aujourd’hui ramené à 27 (une commune, au Mexique, peut représenter des dizaines de villages, voire une centaine). Les conseils municipaux interagissent avec les assemblées issues des communautés. Enfin, en 2003, les zapatistes ont créé cinq “Conseils de bon gouvernement” siégeant dans chacun de ses cinq centres régionaux, appelés caracoles, qui gèrent l’action de plusieurs communes d’une même zone. Leurs rôles revient à coordonner et soutenir les projets, veiller au bon respect des lois en vigueur et aux bonnes relations avec les non zapatistes et les autorités municipales officielles qui partagent le même territoire, développer les services de santé et d’éducation, la production et la communication, coordonner les échanges commerciaux et l’agriculture, résoudre les problèmes d’inégalité de développement des communes. Au minimum une fois tous les trois mois sont réunis toutes les autorités communautaires, tous les membres des conseils communaux et ceux du Conseil de bon gouvernement.
Il est clairement souligné que les organes de gouvernement autonome sont indépendants de la structure politico-militaire de l’EZLN. Ceux qui occupent des responsabilités au sein de celle-ci ne peuvent pas être membres des conseils autonomes.
Des délégués sont élus par chaque commune pour des mandats de deux ou trois ans non renouvelables, révocables à tout moment, sans salaire ou avantage matériel et contrôlés par un comité ayant l’interdiction de prendre part au gouvernement civil. Ces fonctions sont conçues comme des “charges” et non des mandats, dans une véritable éthique du service rendu à la communauté qui s’inscrit dans une tradition amérindienne largement présente à l’échelle du continent. Ces fonctions politiques sont effectivement partagées entre tous, hommes et femmes, acteurs ordinaires de la vie collective. Certains sont désignés pour constituer les délégués du Conseil de bon gouvernement avec une rotation très fréquente.
Les propositions peuvent être approuvées par les communautés s’il y a un accord suffisant avec, si possible, l’adhésion de tous. Les représentants de celles-ci sont chargés de transmettre à l’assemblée communale ou régionale l’accord, le refus ou des propositions d’amendement. Sans accord, on réalise alors un nouveau projet, qui peut être approuvé directement ou bien être à nouveau renvoyé pour discussion dans les villages s’il ne répond pas tout à fait aux demandes. Les décisions se prennent en bas, à la base. Cela peut paraître long, mais c’est la condition pour qu’un projet, véritablement discuté et approprié par tous et toutes, ait quelque chance d’être convenablement mis en pratique.
L’autogouvernement zapatiste vise l’exercice horizontal du pouvoir et à endiguer toute verticalité. La « vie politique » se fait ainsi sur le temps long, mais cette lenteur est pour eux la garantie du respect des volontés de la base et de l’absence de rupture entre « gouvernés » et « gouvernants ». Les autorités ont la possibilité de décider en cas d’urgence si seulement la situation l’exige.
À noter que, contrairement à ce qui prédomine dans beaucoup d’autres communautés indigènes, les assemblées zapatistes sont ouvertes aux enfants et aux femmes, lesquelles peuvent aussi prendre des « charges », à quelque niveau que ce soit. « La chose la plus grande, c’est qu’ici le gouvernement ne dirige plus ; ici, c’est le peuple qui dirige. C’est le peuple qui décide comment il souhaite que soient les choses…et le gouvernement obéit. » [5] Parole de Galeano.
L’économie
L’objectif d’une autosuffisance alimentaire revêt une importance capitale. Les zapatistes y parviennent pour les produits essentiels. Ils cultivent aussi du café, sur de petites parcelles familiales, qui est commercialisé par des coopératives et des réseaux de distribution solidaire (au Mexique, dans plusieurs pays d’Amérique et d’Europe). La vente du café permet aux familles zapatistes de se procurer les biens élémentaires qui ne sont pas produits dans les communautés.
Il existe deux façons de travailler et de posséder la terre en territoire autonome, et ce toujours selon le principe : la terre appartient à ceux qui la travaillent. Deux systèmes cohabitent donc : une possession individuelle basée sur une répartition égalitaire des parcelles de terre (desquelles les familles tirent leur propre subsistance) et une possession collective. Les fruits de ces travaux collectifs peuvent avoir plusieurs destinations sociales : subvenir aux besoins alimentaires des autorités dont la charge nécessite un travail à temps plein qui les empêche de cultiver leurs terres ; subvenir aux besoins alimentaires des familles dont le père est décédé (c’est notamment le cas des familles des miliciens et insurgés morts au combat).
Du ménage aux fresques murales, le travail collectif est quotidien.
Peu d’ordinateurs et de livres dans les maisons, des voitures très rares et un habillement sobre : les conditions matérielles sont minimales, mais rien d’essentiel ne manque. Cette sobriété reste aux antipodes de la (trompeuse) corne d’abondance euro-américaine des centres commerciaux et des prêts à la consommation.
En matière d’énergie, l’autonomie est facilitée au Chiapas où se trouvent les principaux barrages hydroélectriques du pays. La lutte contre les tarifs élevés de l’électricité se traduit par des branchements sauvages protégés contre les fonctionnaires de l’entreprise productrice.
La santé, l’éducation et la justice
C’est en matière de santé et d’éducation que l’autonomie a le plus avancé.
Les zapatistes ont mis en place leur propre système de santé. Aujourd’hui, chaque zone de leur territoire dispose d’une clinique centrale (avec plusieurs services médicaux : généraliste, optique, gynécologique, dentaire, analyses médicales, prothèses) où opèrent des médecins solidaires extérieurs, des ONG fournissent les médicaments allopathiques. Chaque commune dispose d’une micro-clinique, et la plupart des communautés d’une « maison de santé » qui assurent les soins de base, de l’échographie à l’examen ophtalmologique. Le recours aux herbes médicinales et aux thérapies traditionnelles est partout encouragé, et l’accent est mis sur la prévention. Les médecins sont formés par des médecins solidaires issus de sociétés civiles nationales ou internationales, ou par les médecins formés eux-mêmes. Cette santé autonome est aussi ouverte aux indigènes non zapatistes qui, dans la région, font toujours face aux carences de l’État en la matière. L’accès aux services de santé est gratuit pour les zapatistes. Les non zapatistes peuvent en bénéficier moyennant le prix des médicaments utilisés. De nombreuses campagnes d’hygiène et de soins préventifs sont organisées.
Pour l’éducation qui fait l’objet d’une mobilisation particulièrement intense, des centaines d’écoles, primaires et secondaires, gratuites, ont été construites, des centaines d’enseignants formés et fut conçu un projet éducatif propre élaboré collectivement, en assemblée. Cette éducation loin d’enseigner seulement l’histoire et la culture indigènes, ouvre les communautés sur le reste du monde, favorisant l’enseignement de l’espagnol (sans pour autant oublier les langues mayas). Il n’y a pas l’idée de repérer les meilleurs ou ce genre de choses. On va à l’école secondaire si on a envie d’aller à l’école secondaire et de faire quelque chose d’utile pour la communauté, c’est tout. Les matières enseignées ne sont pas exactement des matières au sens où on l’entend, mais des aires de connaissances : communication et langages, mathématiques, sciences sociales, sciences de la vie, humanisme, production… En histoire, par exemple, on va commencer par apprendre l’histoire de la communauté, puis celle du Chiapas, puis du Mexique, puis du monde... En science, chaque élève commence par travailler à partir de ce qu’il a autour de lui, il observe les plantes, les animaux qui sont là. En maths, il va s’appuyer sur des problèmes à résoudre dans la vie quotidienne. Chaque école a une bonne bibliothèque, et internet. Et, dès la fin du second cycle, vers l’âge de 15 ans, les jeunes, tous alphabétisés, peuvent proposer d’occuper une charge, après un vote de l’assemblée et une formation de trois mois.
À la sortie de la seule université zapatiste, San Cristóbal, dite Université de la Terre, sont surtout organisés des apprentissages pratiques : agriculture, électricité, informatique, mécanique... Chacun est libre d’y venir pour se former dans tel ou tel domaine. Il n’y a pas de durée établie, les étudiants habitent sur place, il n’y a pas d’examens, de diplômes, c’est à chacun de savoir quand il a acquis ce qu’il était venu chercher. On peut repartir et revenir autant de fois qu’on en sent le besoin. La formation est à la fois libre et personnalisée. Il y a des formateurs, mais les gens s’entraident. Il n’y a pas d’enseignement théorique à proprement parler, mais beaucoup de rencontres sont proposées. Souvent des invités de passage y font des conférences ou exposent leur expérience de lutte dans leur pays. Les étudiants préparent et commentent après coup, ce qui est une occasion d’apprentissage sur telle partie du monde, sur certains problèmes…
Un séminaire a lieu une fois par semaine. L’objet de ces séminaires, c’est l’actualité politique, chiapanèque, mexicaine ou internationale, et la lecture de la presse. Chaque semaine on distribue à tout le monde un stock d’articles, une cinquantaine de pages, les gens lisent, et on discute des articles la semaine suivante. Ces conférences sont une vraie mise à l’épreuve de la patience pour un Occidental. Tout le monde écoute, écoute longtemps, et tout le monde parle. Il n’y a pas de temps de parole, on laisse parler tous ceux qui veulent aussi longtemps qu’ils le veulent. Jamais on ne coupe la parole à quelqu’un : on le laisse parler, on le laisse aller au bout de ce qu’il a à dire. Et après, s’il y a lieu, on va formuler un autre point de vue en prenant autant de temps que nécessaire.
Il est très intéressant de voir que l’ensemble du système de santé et d’éducation fonctionne sans recourir au salaire. Bon nombre d’enseignants restent paysans et cultivent leurs propres terres pendant les pauses du calendrier scolaire. Ils bénéficient tout de même de l’engagement de la communauté pour les aider à les cultiver ou subvenir à leurs besoins. Il en est de même pour la santé, les besoins des « promoteurs de santé » sont pris en charge par les communautés.
À propos de la justice, ce sont les conseils autonomes qui la rendent, suivant le niveau concerné. Compte tenu des coûts élevés qu’implique le recours aux organes de justice de l’État, sans parler de leur profonde corruption, il n’est pas rare que des non zapatistes fassent appel aux Conseils zapatistes. La conception même de la justice est très différente et clairement ancrée dans les pratiques traditionnelles indiennes : il s’agit moins d’infliger une punition ce qui, selon les autorités autonomes, ajouterait de nouvelles difficultés sans rien résoudre, que de permettre une réconciliation négociée entre les parties, grâce à des formes de réparation au bénéfice des victimes ou de leur famille, ainsi qu’à des travaux d’intérêt général et sans recours à la prison, sauf rares exceptions.
Souvent, dans les communautés, les jeunes éprouvent le besoin de partir un an ou deux dans le nord du Mexique ou aux États-Unis, c’est un peu le voyage obligé, en général ils reviennent dans la communauté.
Cet article s’est inspiré de :
Guillaume Goutte, Tout pour tous !
éd. Libertalia.
Jérôme Baschet, La rébellion zapatiste,
éd. Champs, histoire.
Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme,
éd. La découverte.
Dans un second volet consacré au mouvement zapatiste, il sera question de sa volonté d’ouverture au monde, de son évolution philosophique et de sa situation présente, face à l’obsession d’hégémonie du capitalisme néo-libéral.
Ce mouvement peut-il servir d’exemple ? Peut-il nous aider à envisager un chemin menant à une alternative économique dégagée du capitalisme et tenant compte de notre culture ? Une réflexion à entreprendre.
[1] http://www.peacewatch.ch/ (2007), (cité par Véronique O’Leary, La résistance zapatiste, une étincelle altermondialiste, 3 mai 2011, https://www.moutonnoir.com)
[2] Sous-commandant Marcos, Saisons de la digne rage, éd. : Climats, Essais, 2009.
[*] Caracol : « Le caracol est un gros coquillage de mer ou de rivière, utilisé depuis l’Antiquité maya comme instrument de musique pour convoquer les membres de la communauté ».
C’est le nom donné aux centres accueillant les conseils de bon gouvernement. L’éducation à l’organisation de sa vie et de celle de sa communauté prend du temps. La lenteur de l’escargot caracol en est le symbole. On essaie de comprendre ensemble ce qui est le mieux pour tous.
[3] https://lavoiedujaguar.net, La “Petite École” zapatiste vue par le compañero maestro Galeano. 19 mai 2014,
[4] https://www.monde-diplomatique.fr, François Cusset, Au Chiapas, la révolution s’obstine, juin 2017.
[5] https://comptoir.org, Alizé Lacoste Jeanson, Jérôme Baschet : Au Chiapas zapatiste, “le peuple dirige et le gouvernement obéit”, le 15 décembre 2017.