Balladur et Séguin


par  R. MARLIN
Publication : octobre 1993
Mise en ligne : 27 avril 2008

Le Premier Ministre s’est engagé à résoudre la quadrature du cercle. Insouciant des contradictions que cette promesse implique, il a expliqué aux téléspectateurs dans son interview télévisée du 12 août [1] et sa conférence de presse du 25 août, qu’il entendait conserver tous les avantages acquis, en instaurer d’autres, par exemple en abaissant l’impôt pour les moyens revenus et, pour cela, s’attaquer à la spéculation interne et internationale.

 Les démagogues

Plus démagogue que moi, tu meurs. E.Balladur renchérit sur la recommandation de F.Mitterrand : il n’est pas question de toucher au SMIC. Il ne dit pas que la bonne habitude prise par les gouvernements PS d’augmenter, tous les ans, celui-ci un peu plus que la hausse de l’indice des prix a d’ores et déjà été abandonnée. Un SMIC qui se dévalue n’en étant plus un, les apparences seront sauves.

Les petits, moyens et grands patrons du commerce et de l’industrie qui constituent l’essentiel de la clientèle électorale de droite seront donc satisfaits puisqu’il parait que le salaire minimum est l’un des obstacles majeurs à la compétitivité des entreprises françaises. Comme les choses seraient plus aisées si l’on pouvait fabriquer et vendre sans verser de salaires, ni de charges sociales ou autres, ni d’impôts, bref si l’on pouvait en revenir au servage ou presque, ainsi que chez nos concurrents d’Extrême-Orient, de l’Inde ou de la CEI ! [2]

M. Balladur ne dit pas non plus, cela a été relevé par les seconds couteaux de l’opposition moribonde, H.Emmanueli et J.Glavany, comment il procédera pour abaisser le déficit budgétaire sans faire d’économies significatives et en diminuant les prélèvements fiscaux.

Il reste discret sur les moyens d’atteindre les critères de convergence [3] prévus par le traité de Maastricht dont tout le monde sait que seul le Luxembourg est en mesure de les réaliser. Même l’idée d’un retard du passage à la création de l’IME [4] prévu pour le 1er janvier 1994 ,à la monnaie unique, envisagé d’abord pour 1997 ou 1999, évoqué par le Chancelier Kohl, lui parait hors de propos. Et pourtant les derniers avatars monétaires nous éloignent considérablement du but qui devient totalement irréaliste.

 La spéculation

Le chef de l’exécutif réprouve vertueusement ce qu’il s’obstine à nommer péjorativement la spéculation alors qu’il ne s’agit que du marché des changes, base du capitalisme monétaire. Bien sûr, les attaques contre le franc sont mal commodes lorsque l’on sait tous les sacrifices imposés à nos concitoyens pour en faire une monnaie forte à l’égal du mark. N’est-ce point là la preuve que, de plus en plus, ce sont les puissances financières qui gouvernent réellement et non les marionnettes que nous élisons et qui s’agitent vainement devant les écrans ? Deux seuls nombres le montrent : les sommes échangées sur les places des changes sont en moyenne journellement de l’ordre de mille milliards de dollars [5] alors que les réserves des banques centrales d’Allemagne et de France sont chacune d’environ 30 milliards de dollars [6]. Comment, dès lors, faire croire que les Etats, à part peut-être les Etats-Unis et le Japon, restent encore maîtres de leur monnaie, même avec une Banque nationale indépendante ?

Donc E.Balladur est, comme le président de la République, contre la bourse-casino et voudrait bien maintenir les taux d’intérêt à un niveau compatible avec une dévaluation de fait modérée du franc. Le marché qui veut et obtiendra la baisse des taux lui a fait comprendre qu’il était le plus fort en provoquant une forte chute des valeurs françaises et en continuant à jouer contre le franc à partir du 12 août. Et ce n’est pas lorsqu’il affirme que les opérateurs adorent les monnaies flottantes qui leur assurent des gains substantiels qu’il s’assurera les faveurs des grands financiers. Ce n’est pas non plus lorsqu’il appelle à une réglementation internationale pour faire échec à la spéculation…, même avec le soutien de F.Mitterrand…

 La réserve

Le premier ministre de réserve, P.Séguin, nous avait laissé espérer de la lucidité lorsqu’il a été l’un des premiers hommes politiques à reconnaître que le chômage actuel est non pas conjoncturel, mais structurel. Au cours de son intervention récente devant le Forum du Futur, relevée dans l’éditorial et le courrier de notre dernier numéro [7], il regrette que le chômage ne soit pas réellement la préoccupation dominante de nos gouvernants. Toute la partie analytique de son exposé est remarquable et se rapproche de nos thèses, mais les solutions qu’ils préconisent sont extrêmement décevantes, comme vont l’être sûrement celles du plan quinquennal pour l’emploi du ministre du Travail, M.Giraud, que nous ne connaissons que dans les grandes lignes au moment où nous écrivons.

P.Séguin reconnaît, c’est vrai, la faillite d’une approche dont nous étions tous solidaires depuis de nombreuses années, c’est-à-dire, si nous avons bien compris, de l’ultra-libéralisme. Il demande, un bon point pour lui, d’améliorer la solvabilité de la demande. Il réaffirme, dans sa conclusion, son appel à ce qu’il croit être une véritable révolution culturelle pour éviter ce qu’il dénonce comme un Munich social. On le voit, l’emphase et les références médiatiques à l’Histoire font partie de la campagne menée par le président (en rupture de réserve) de l’Assemblée Nationale. Il prend la tête d’une croisade pour une société solidaire et juste où le repli sur soi céderait devant une intégration maîtrisée et raisonnée dans l’économie mondiale, où le chômage serait ramené à un phénomène marginal au lieu d’être édifié en norme… En somme pour un capitalisme qui ne serait pas capitaliste, car débarrassé de ses tares congénitales.

 Les emplois

Notre croisé ne craint pas de renier les thèses de la droite, il propose le rétablissement sous une forme peu différente ,de l’autorisation de licenciement ! Il prône les subventions étatiques aux entreprises déficitaires pourvu qu’elles offrent des emplois et rendent un service suffisamment utile pour que les usagers acceptent librement de payer une bonne partie des coûts de production. Il dénonce l’attitude des dirigeants de la SNCF à travers l’exemple caricatural de Socrate, oubliant que si l’entreprise publique en est arrivée là c’est, il est vrai à cause de l’achat inconsidéré de ce système informatique à une société américaine de transports aériens, mais aussi parce que l’entreprise publique avait été mise en demeure par tous les gouvernements successifs d’équilibrer ses comptes. Elle n’avait donc vu son salut, à terme, qu’à travers l’automatisation de la réservation. Cela amène l’auteur à déclarer qu’en chassant les hommes pour les remplacer par des machines, nos sociétés réalisent une opération blanche sur le plan financier, car les gains de productivité sont annulés par des pertes de recettes et les augmentations de dépenses publiques générées par l’inemploi ce qui n’est d’ailleurs pas spécial aux entreprises publiques mais là, M. Séguin acceptera probablement le déficit au nom de la nationalisation des pertes et la privatisation des bénéfices.

Toujours entraîné par sa recherche effrénée de “gisements d’emplois”, il demande la multiplication des petits boulots, même les plus dévalorisants : le rétablissement des pompistes (comme P.Bérégovoy), des poinçonneurs de métro (comme J.Chirac) etc. Si J.Duboin vivait encore, il aurait pu lui rappeler sa proposition de munir les ouvriers des travaux publics d’une petite cuillère au lieu d’une excavatrice pour multiplier le nombre des salariés. Le président en revient somme toute aux Ateliers Nationaux de L.Blanc (1848) !

 Les échanges

Balladur et Mitterrand restent de farouches partisans de l’Europe de Maastricht. Séguin en demeure l’adversaire mais, comme eux, il est européen. Il dénonce toutefois l’Europe mercantile, celle des juristes et des technocrates. Bien au-delà, il s’insurge contre la dérèglementation des flux financiers, puis commerciaux et le dumping social et monétaire des Nouveaux Pays Industriels d’Extrême-Orient. Il envisage des taxes compensatoires au cas où ce dumping ne cesserait pas. Il regrette les capacités supplémentaires de production libérées par l’effondrement du système communiste à l’Est ; mais n’explique pas comment tous ces pays doivent se comporter pour défendre leurs exportations et assurer une progression du niveau d’existence de leurs populations.

Notre orateur s’enflamme lui aussi contre l’AGETAC (GATT) qui affecte d’ignorer les mesures protectionnistes prises par les Etats-Unis et le Japon [8] ainsi que les dévaluations compétitives pratiquées par certaines nations et les blocs régionaux qui se constituent les uns contre les autres. Donc Philippe Séguin rappelle que l’AGETAC n’est qu’un système provisoire qui aurait dû faire place à une Organisation Internationale du Commerce dans le cadre des Nations Unies. Cette organisation prévue par la Charte de la Havane (1947) n’a jamais été créée en raison de l’opposition des Etats-Unis. Avec l’accord du financier international, Jimmy Goldsmith, il propose donc la dissolution pure et simple du GATT. Croit-il que cela soit vraiment réaliste comme d’ailleurs la plupart de ses autres propositions ? Pense-t-il vraiment être en mesure de convaincre ses propres amis ?

Je crois plutôt que ce n’est pas la chèvre, mais M.Séguin lui-même qui sera dévoré un jour au petit matin par le grand loup capitaliste.


[1Journal télévisé de France 2.

[2Heureux les actionnaires de “Nobel Plastiques” dont les salariés (à 85%) ont accepté de prêter de l’argent (de 500 F à plus d’un mois de salaire) à leur entreprise (Le Monde 13.7.93).

[3Rappelons ces critères : en plus du déficit budgétaire qui ne devrait pas dépasser 3 % du PIB (nous en sommes à 5 % selon le rapport Raynaud) l’inflation ne doit pas dépasser de plus de 1,5 point la moyenne des trois meilleurs pays, la dette publique doit être inférieure à 60 % du PIB, les taux d’intérêt à long terme doivent rester au-dessous de 2 points par rapport aux trois meilleurs pays et la monnaie ne pas avoir connu de tensions graves depuis deux ans.

[4Institut Monétaire Européen.

[5Exactement 880 milliards de dollars au cours d’une journée moyenne d’avril 92 selon la Banque des Règlements Internationaux.

[6Lorsqu’elles seront reconstituées, car chacun sait que lors de la dernière attaque sur le franc qui a conduit à porter de 2,25 à 15 % de part et d’autre du taux pivot les marges de fluctuation des monnaies du serpent (2 août) les réserves de la Banque de France étaient tombées pratiquement à 0.

[7GR n° 925.

[8Le 16 août 93, Peter Sutherland, directeur général de l’AGETAC lance un appel à tous les consommateurs du monde contre le protectionnisme dont les acheteurs les plus modestes font les frais.

Il cite l’exemple du riz qui est cinq fois plus cher au Japon qu’aux Etats-Unis en raison de l’interdiction d’importer dans ce premier pays.


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