Capitalisme populaire ?
par
Publication : février 1987
Mise en ligne : 22 juillet 2009
La mode libérale et le jeu
Les générations des deux guerres qui avaient souffert dans leur chair et dans leurs esprits des conséquences du capitalisme sauvage s’éloignent. La mode passagère du libéralisme s’installe. Les jeunes cadres dynamiques et les fonctionnaires et (ou) hommes politiques frais émoulus de l’ENA volent au secours de la victoire libérale. Même les modestes et les pauvres oublient quelquefois que la loi, ceux qui la font, c’est-à-dire nos élus et donc l’Etat, peuvent être leur meilleure sauvegarde. Après le tout-Etat, c’est le moins d’Etat qui triomphe. Le peuple dont le niveau de vie moyen s’est, il faut l’écrire, considérablement élevé dans tous les pays avancés au cours des dernières décennies, s’adonne aux jeux d’argent. Chacun croit se sauver individuellement en faisant fortune’. loteries, lotos, tiercés, quartés sont florissants. Dans ce contexte, la droite libérale relance son cheval de bataille que l’on aurait pû croire définitivement déconsidéré : le capitalisme populaire.
La propriété immobilière et mobilière
Quel meilleur moyen, en effet, de lier le plus grand nombre aux « affaires » et à l’argent que de l’associer aux grandes sociétés qui contrôlent l’agriculture, la banque, le commerce et l’industrie ? Si ils ont pu rembourser leurs dettes l’accès de certains à la propriété immobilière a éloigné quelques heureux possesseurs de logements ou de maisons individuelles de la réflexion politique ou syndicale et de la contestation. Le rêve des puissances financières serait de vaincre définitivement le socialisme en élargissant leur avantage par le moyen des valeurs immobilières que sont les obligations, mais surtout les actions. Les Français n’aimaient pas leur industrie, disait-on en constatant le marasme de la Bourse, alors qu’en fait, beaucoup détestaient l’organisation capitaliste de la production.
La publicité et la presse financières
Il convenait de changer tout cela : l’on a fait donner la grosse artillerie de la pub, les murs se sont couverts d’affiches alléchantes ou provocatrices, tel le fameux « Votre argent m’intéresse ». La radio et la télévision ont été mobilisées : certains flashes de soi-disant information ne donnent plus que le cours du dollar et les pronostics ou les résultats du tiercé, les émissions consacrées à la Bourse se sont multipliées. Les super-stars du petit écran ne sont plus Alain Delon, Gérard Depardieu ou Philippe Noiret, mais Jacques Seguela, Bernard Tapie et Jean-Luc Lagardère. La presse du fric fait des malheurs (dans les deux sens du terme), toutes les « cibles » de la population sont attaquées systématiquement les unes après les autres : les enfants, les jeunes, les couples, le troisième âge, les CI, les SICOMI, les SICAV, les FCP (1) etc... râtissent l’épargne.
Les privatisations
Depuis Monory qui favorise les SICAV jusqu’à
Delors et Bérégovoy qui font monter la Bourse, la capitalisation
des actions françaises passe de 200 milliards de francs à
1 100 000 milliards, près de 6 fois plus en cinq ans (2).
Les petits épargnants gagnent quelque peu mais les mieux informés
gagnent, eux, énormément. Les actions Saint-Gobain s’arrachent
à 310F. Comment résister, lorsqu’on dispose de quelques
fonds, à un jeu dont on peut être sûr qu’il sera
plus ou moins gagnant ? Le gouvernement et ses maîtres de la haute
finance ne feront-ils pas tout, et ils le peuvent, afin de favoriser
ceux qui servent d’entraînement pour les futures privatisations
dont il faut absolument assurer le succès ?
Que se cache-t-il derrière tout ce battage ? La Bourse va-t-elle
poursuivre son ascension ? Beaucoup de Français dont l’appât
du gain et l’amour immodéré du jeu, même lorsqu’ils
se proclament de gauche, serviront-ils le veau d’or jusqu’à la
catastrophe finale ? Nous ne reprendrons pas ici les analyses habituelles
de la Grande Relève. Le lecteur se reportera pour cela aux ouvrages
recommandés plus loin.
Les sociétés anonymes
Mais nous examinerons d’un peu plus près l’organisation juridique des entreprises. Les propriétaires sont en principe les actionnaires, par l’intermédiaire de l’assemblée générale et du conseil d’administration. Théoriquement, quoi de plus démocratique ? Les citoyens-actionnaires, l’assemblée générale- parlement, le conseil d’administration-gouvernement, le président, le directeur général-premier ministre, etc... Où les choses commencent à se gâter c’est que, comme dans la démocratie politique, celle de l’entreprise devrait commencer par la participation des actionnaires.
L’information et les initiés
Elle a encore été améliorée par l’institution de la Commission des Opérations de Bourse (COB) dont l’un des rôles essentiels consiste à exercer un contrôle général (3) sur la façon dont elle est assurée. En réalité « la COB n’a pas les moyens financiers de son rôle, ses fonctionnaires gagnent entre 10.000 et 15.000 F, alors que la moindre banque, pour les débaucher, peut offrir le double » (2). « Le rôle de la COB n’est pas aisé car le marché français s’est élargi depuis cinq ans, sans oublier l’apparition de la cotation continue, la création de nouveaux instruments financiers... qui ne peuvent que favoriser la spéculation et les délits d’initiés, lesdits initiés disposant d’informations privilégiées au détriment de l’épargnant de base » (2). Le Canard Enchaîné cite d’ailleurs de nombreux exemples du mépris dans lequel les grands groupes tiennent les petits actionnaires : Paribas, Thomson-CSF, Moulinex, Majorette, Bernard Tapie, etc... Tandis que les hommes politiques « au parfum » font fortune : « en juillet 1980, avant de s’envoler pour l’Allemagne en voyage officiel avec Valéry, Anne-Aymone fit transmettre, par l’un de ses agents de change, un ordre d’achat pour des actions de Rhône-Poulenc. Un joli coup. En deux jours, le cours de RhônePoulenc avait augmenté de 9,7 après qu’on eût appris que RhônePoulenc vendait à Elf (dont le PDG était Albin Chalandon) ses usines chimiques de transformation du pétrole : la transaction rapporta 1,4 milliards de francs, soit 60 F par action aux épargnants avisés. Bien que l’Élysée ait fait savoir que Madame la Présidente avait acheté ces actions dès le 12 juin 1980, par l’entremise de la Banque Lazard, un gros doute s’installa » (2)...
Le comportement des actionnaires
En réalité. « l’Assemblée
Générale « homme malade » de la société
anonyme n’est plus à même d’exercer son rôle avec
efficacité, tout au moins dans les sociétés dont
le capital est réparti entre de nombreux petits actionnaires.
L’équilibre des pouvoirs a depuis longtemps été
rompu en faveur des dirigeants qui ont la possibilité de contrôler
les assemblées avec des pourcentages d’action parfois dérisoires,
grâce à l’absentéisme des petits actionnaires »
(4). Cet absentéisme, de même que l’abstention politique,
est sans remède, malgré les efforts des législateurs,
et il favorise la propriété réelle des sociétés
au moyen de parts minoritaires, mais homogènes. Sans compter
les conventions entre holdings et filiales ou entre actionnaires principaux
sous forme de syndicats de blocage qui permettent de diriger en fait
de très grosses entreprises sans être majoritaires. Ainsi
va la démocratie économique.
Et pourtant, de même que l’on ne devrait pas oublier qu’acheter
le Figaro pour ses mots croisés favorise la politique ultra qu’il
défend, encore plus devrait-on bien savoir, même si l’on
ne peut pas toujours l’éviter, que l’on devient complice de l’exploitation
des salariés par un certain patronat en acquérant des
actions ou, ce qui revient au même, des FCP et des SICAV. « C’est
bien le cas de l’actionnaire ordinaire, qui ne recherche qu’un placement
rémunérateur de son argent, qu’il déplace selon
les conditions du marché et ne s’intéresse pas du tout
à la gestion » (4).
L’encyclopedia Universalis décrit particulièrement les
législations européennes pour déplorer l’insouciance
de l’actionnaire de base que, dans ces conditions, aucune loi ne peut
protéger efficacement.
La situation en Amérique
« Il existe aux États-Unis, il est vrai,
à peu près 47 millions de détenteurs d’actions,
mais la grande majorité d’entre eux n’agissent pas directement
(5). Les actions qu’ils possèdent sont gérées par
des institutions dont les responsables cherchent à encaisser
les plus-values les plus élevées à la faveur souvent
de coups préparés par les raiders. La crise a révélé
que le capitalisme sans capital était une formule dangereuse.
Le capitalisme sans propriétaires responsables se révèlerait-il
plus viable ? » (6).
Nous sentons bien que Paul Fabra répond négativement à
cette question, même s’il n’ose pas l’écrire. Toujours
cette autocensure des économistes et sociologues dès que
le dieu capital est en cause !
La mystification du capitalisme populaire
Alors, nous conclurons, à la place de P. Fabra, que l’expérience du libéralisme que l’on nous présente comme moderne et nouvelle a déjà’ été tentée à plusieurs reprises. Depuis le « laissez faire, laisser passez » et « enrichissez-vous » de 1830 jusqu’au jeudi noir du 24 octobre 1929 et à la guerre de 1939-1945 qui s’ensuivit. Sans compter l’expérience Reagan et celle de Thatcher, nous connaissons, merci. Nous n’avons pas envie de recommencer. Nous savons bien que le capitalisme populaire est un leurre pour les raisons et selon les exemples exposés ci-dessus. A l’encontre de la tendance actuelle, faisons-le savoir sans cesse, et le plus haut possible !
(1) CI = Certificats d’investissement (actions sans
droit de vote des societés nationalisées créées
par le gouvernement socialiste en 1982) - SICOMI = Sociétés
immobilières pour le commerce et l’industrie - SICAV = Sociétés
d’investissement à capital variable - FCP = Fonds communs de
placement.
(2) Voir « les dossiers du Canard » n°21 - Novembre 1986
(3) Encyclopédie « Clartés » - Droit commercial
- Les formes juridiques de l’entreprise.
(4) Encyclopedia Universalis - article « Sociétés
anonymes »,
(5) C’est également vrai en France.
(6) P. Fabra dans l’Americanosclérose - Le Monde du 18 Novembre
1986.