Chômage, obésité, changements climatiques, même combat !
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Mise en ligne : 3 juillet 2006
Le chômage, comme l’obésité ou le changement climatique, est une conséquence de notre type de société :
Pour l’ouverture d’un nouveau magasin à Dijon, IKEA avait 188 postes à pourvoir. Si on ne sait combien de candidats envoyèrent leur CV, on sait qu’il en fut convoqué 1947. Seulement 740 d’entre eux s’étant présentés, certains aussitôt fustigèrent les 1207 qui n’avaient même pas fait l’effort de tenter leur chance. Parmi les 740 d’abord soumis à une présélection sur des tests écrits, 410 furent retenus pour des tests de comportement dans des situations réelles de conditions de travail et il en resta 310 qui eurent d’après Le Parisien du 25/8/2005, accès à un entretien personnel. Naturellement IKEA embaucha les 188 dont il avait besoin, pas un de plus, c’est-à-dire un sur quatre qui s’étaient présentés, en en laissant sur le carreau dont les mérites étaient certainement très proches.
Au fait, à quoi cela eût-il servi qu’il s’en soit présenté 1207 de plus ?
Mais l’on se trouve ici dans un cas atypique où l’employeur n’a pas été très regardant au niveau des CV et a choisi délibérément de perdre du temps et de l’argent à tester de façon très consciencieuse un nombre superfétatoire de candidats par rapport à ses besoins effectifs. Sans doute faut-il y voir une arrière-pensée publicitaire. Il est plus courant que nombre de CV soient écartés du premier coup d’œil sans que leurs expéditeurs soient même gratifiés d’un accusé de réception, un document qui leur est pourtant indispensable pour justifier du sérieux de leur recherche d’emploi. Cela pourra achopper déjà sur leur nom ou leur prénom, leur date de naissance ou bien leur adresse, et si l’employeur a reçu dix fois plus de CV qu’il n’a de postes à pourvoir, il ne perdra pas son temps à lire le reste. Face à cette situation, il est dérisoire de voir apporter comme aide à des chômeurs, parfois de haut niveau, des conseils pour mieux rédiger leur CV. On devrait au moins également en rendre gratuits le photocopiage et l’envoi par la poste pour qu’ils puissent en expédier dix fois plus. Cela leur ferait passer le temps, et pourrait améliorer leur moral s’ils arrivaient à croire que cela allait décupler leurs chances. En réalité, l’envoi d’un plus grand nombre de CV ne ferait pas plus diminuer globalement le nombre de chômeurs que l’achat d’un plus grand nombre de billets de loterie les vendredis 13 n’a d’incidence sur le nombre des gagnants. Etre chômeur est en soi démoralisant. Alors qu’on ne cherche pas en plus à tous les culpabiliser. Dans l’exemple précédent il y en a 188 qui s’y étaient mieux pris que les autres, tant mieux pour eux, mais la règle du jeu étant qu’il fallait de toutes façons en rejeter 740 - 188, les autres étaient-ils tous pour autant coupables ? Responsables de ne pas avoir été les meilleurs, oui sans doute, comme moi d’avoir échoué au concours d’entrée à Polytechnique, mais responsables du niveau de chômage, certainement pas. Et de quelle autre façon auraient-ils donc dû s’y prendre pour être parmi les lauréats ?
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Avec son dernier film “Le couperet”, sorti début janvier 2005, Costa Gavras n’a pas connu le succès habituel. On voudrait que ce fût pour des raisons morales. En effet, l’histoire qu’il nous racontait était celle d’un supercadre désespéré d’être depuis trop longtemps au chômage et qui, soucieux du bonheur des siens, supprimait l’un après l’autre les trois seuls autres spécialistes existant au monde susceptibles de poser leur candidature au poste qu’il convoitait. Cette méthode volontariste pour s’assurer un emploi est encore heureusement peu utilisée, mais sans aller jusqu’à vouloir exterminer tous ses concurrents, comment aimer un prochain avec lequel vous êtes dans une situation de rivalité ou de conflit permanent ? Ceux qui déclarent que c’est la loi de la nature (d’autres appellent cela la loi de la jungle) prétendent pourtant par ailleurs que nous ne sommes pas des animaux comme les autres.
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J’ai pour ma part connu une époque où chercher un emploi n’était pas plus stressant qu’il ne l’est aujourd’hui de chercher un endroit où passer ses vacances. On pouvait attendre calmement que se présentât une proposition correspondant à vos goûts et, si l’on s’était trompé ou que l’on vous avait trompé, il était toujours temps de se raviser et de chercher autre chose. On ne s’entendait pas dire comme aujourd’hui qu’il ne faut pas faire le difficile et l’on ne se sentait pas obligé d’accepter n’importe quoi. C’était une époque où par contre les patrons acceptaient n’importe qui. Ce sont eux qui faisaient venir ces immigrés qu’on considère maintenant inutilisables. Je me rappelle en 1952 mon premier voyage en avion, bien sûr à titre professionnel, quand, repartant d’Alger dans un Bréguet Deux Ponts (130 passagers - 320 km/h), celui-ci s’étant présenté en bout de piste pour amorcer son décollage, une masse grisâtre s’était soulevée du sol et s’était dirigée vers nous. Il s’agissait de dizaines d’hommes, un simple balluchon sur l’épaule, qui avaient été aussitôt entassés je ne sais comment dans le pont inférieur, sans doute dans la partie habituellement réservée au fret. Je ne m’étais même pas demandé à l’époque dans quelles conditions s’étaient effectuées leurs formalités d’embarquement. Habitant une région frontalière avec la Belgique, j’en avais tant vu quelques années auparavant monter au front puis, les plus chanceux, défiler comme prisonniers sous escorte allemande, que leur venue en France me semblait naturelle et ne devoir donner lieu à aucun contrôle. Cette idée ne m’est venue que récemment à l’esprit compte tenu du contexte actuel. Et quand on parle aujourd’hui d’immigration “subie”, cela me fait sourire, mais cela peut ne pas faire sourire ceux que l’on est allé chercher, quelquefois très loin, d’abord pour défendre la France, puis pour nous aider à la reconstruire.
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Lorsqu’en 1939 on a mobilisé tous les hommes valides, hormis quelques spécialistes maintenus à leur poste sous le vocable d’“affectés spéciaux”, que ce soit chez Renault, dans les arsenaux ou les fabriques de munitions, on a envoyé travailler à leur place des femmes ayant des CAP de coiffeuse ou de couturière. Quand un peu plus tard la police de Vichy ou les Allemands ramassaient des jeunes assujettis au Service du Travail Obligatoire, on les embarquait pour les usines allemandes sans leur avoir demandé leur CV. Et, au lendemain de la guerre, non seulement les patrons faisaient venir comme main d’œuvre « toute la misère du monde », mais ils se la disputaient âprement. Malgré des ententes de façade pour essayer d’éviter une escalade des salaires, j’ai vu dans la sidérurgie lorraine comment Schneider et de Wendel se fauchaient en douce leur personnel, faisant établir des certificats de travail de complaisance par des entreprises complices pour pouvoir quand même jurer de leur loyauté l’un envers l’autre. En ce qui concerne les cadres, ils allaient les draguer dans les Grandes Ecoles avant même qu’ils n’aient passé leurs examens de sortie, leur envoyaient des billets de chemin de fer en 1ère classe pour venir visiter leur usine, les attendaient eux-mêmes à la gare et les invitaient à déjeuner.
On estimait à cette époque que c’était les hommes qui faisaient la richesse des entreprises, et dans une Société de recherche comme celle qu’avait créée Jean Bertin, j’ai entendu le patron tenir ce raisonnement impensable aujourd’hui : « Notre chiffre d’affaires baisse : il va falloir de nouveau embaucher ».
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La “mobilité” telle qu’elle se présentait il y a cinquante ans, la “séparabilité” comme l’appelle aujourd’hui la patronne du Medef, moi j’ai adoré. Dans la sidérurgie lorraine où j’avais commencé à travailler à la fin de mes études, j’ai été licencié au bout d’un an suite à un différend resté très courtois et l’on m’a aussitôt rendu ma liberté tout en m’accordant sans discussion le paiement de trois mois de préavis non effectués. Un mois plus tard je retravaillais dans les ateliers parisiens d’un constructeur de matériel cinématographique avec un salaire supérieur, qu’en plus j’ai donc cumulé pendant deux mois avec mon précédent salaire. Cette deuxième expérience ne durera encore qu’un an. Cette fois ce fut moi qui démissionnais, ayant trouvé plus intéressante une place qui m’était proposée en banlieue parisienne, dans ce qui ne s’appelait pas encore le 93, chez un équipementier de l’industrie automobile. Là je parvins à me stabiliser pendant douze ans, vu que c’était un poste commercial non sédentaire où on me laissait une grande autonomie et que mon évolution salariale me paraissait également satisfaisante. Lorsque j’en voulus néanmoins partir, on fit jouer la clause de non-concurrence, ce qui ne me dérangea guère vu que j’avais en tête de changer complètement d’activité. Ce qui par contre m’arrangea beaucoup, c’est que durant cette période de non-concurrence imposée d’un an on continua de me verser à titre compensatoire la moitié de mon salaire. J’avais alors choisi de travailler avec le statut de VRP comme représentant industriel multicarte et je me constituai un panel évolutif de six à huit sociétés que je représentais simultanément. Etant donné cette façon particulièrement agréable de travailler, avec en somme des patrons à temps partiel dont je n’étais vraiment dépendant d’aucun, je fus très peu pressé de partir en retraite, et il m’est arrivé encore longtemps après d’accepter pour le plaisir quelques missions ponctuelles de la part d’anciens employeurs qui étaient restés des amis.
Si c’est cette mobilité-là que demain le gouvernement et le Medef vous offrent à la place du CPE, surtout n’hésitez pas !
Mais la mobilité actuellement proposée aux salariés n’est pas celle des dirigeants de grandes entreprises dont les indemnités de départ (jamais pour eux on n’emploie le terme de licenciement) leur permettraient parfois de rester sans travail pendant des siècles.
Ceux-ci se sentiraient néanmoins très malheureux s’ils ne retrouvaient pas rapidement un autre job.
Contrairement à ce que certains prétendent, c’est aussi le souhait de la plupart des chômeurs d’en bas, à qui cela est hélas beaucoup plus difficile.
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Alors qu’il s’agit seulement d’histoires de ma génération, j’ai l’air d’avoir voulu raconter la vie au Paradis Terrestre ! Quelle faute avons-nous donc commise, nous les anciens, pour que les jeunes en semblent durablement chassés ? En tout cas je suis témoin qu’il peut exister une Société sans chômage dans laquelle chacun exercerait l’activité qui lui plairait et choisirait ses employeurs. Et c’est, je l’espère, ce qu’ils connaîtront à nouveau un jour, si possible en trouvant des solutions plus originales que celle de proclamer l’état de guerre pour rendre la solidarité obligatoire ou de tout casser pour redonner durablement du travail. Est-ce leur demander de croire au Père Noël ? C’est bien en cette Société radieuse que les adjurait de croire Jacques Chirac dans son best-seller “La France pour tous” publié en 1994, lorsque lui-même cherchait un emploi de Président de la République : ce magnifique programme, il a eu douze ans pour l’appliquer...
Ce qu’il a fait depuis douze ans malheureusement n’y ressemble guère. Était-il de mauvaise foi lorsqu’il faisait ces promesses ? Ou bien est-il inéluctable que n’importe quel dirigeant politique, parvenu à la tête de n’importe quel État, se sente paralysé face à la toute puissance du système économique qui en fait régit le monde, ou préfère pactiser avec lui ?
Rapporteur des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, Jean Ziegler constate que de 1992 à 2002, soit en dix ans, le produit mondial brut a doublé et le commerce mondial triplé, mais que le bénéfice en est de plus en plus mal réparti et que la situation des plus pauvres ne va pas en s’améliorant, preuve que la mondialisation ne nous apportera pas automatiquement le bonheur. Il nous montre que nous vivons dans un monde reféodalisé, illusoirement sécurisé au prix de dépenses militaires démentielles malgré la fin de la guerre froide, et où 500 multinationales contrôlent 52% de ce produit mondial brut.
En face, des fronts de résistance s’élèvent : à Porto Alegre les 160.000 personnes du dernier Forum social représentaient plus de 8.000 mouvements divers. Le signal de la révolte viendra-t-il d’un chef indien d’Amérique Latine devenu chef d’Éat ? Ou bien cette révolte diffuse, mondialisée, mais qu’une internationale communiste n’est plus là pour orchestrer, sera-t-elle quand même capable d’enclencher un processus révolutionnaire ?
Jean Ziegler cite, en guise de réponse, le poète espagnol Antonio Machado, disant de “l’homme qui marche” : « il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant ». [1]
[1] L’Humanité Dimanche, 8-14/6/2006.