De Karl Marx à Jacques Duboin

II. Jacques Duboin
Réflexions
par  R. POQUET
Publication : novembre 2003
Mise en ligne : 11 novembre 2006

Dans notre dernier numéro, Roland Poquet avait rappelé que l’observation des faits était pour Marx, le point de départ de toute réflexion. Dans cette seconde partie de la trilogie qu’il a entreprise, notre ami montre comment Duboin est parti de la même règle pour tirer les conclusions de l’évolution des faits entre 1867 et 1936. Il se propose de suivre ensuite cette même voie pour conclure sur l’évolution depuis Duboin.

  Sommaire  

Lorsque Jacques Duboin écrit Libération en 1936, les données énergétiques se sont considérablement enrichies. En 1867 (année de la parution du Tome I du Capital) le nombre de moteurs utilisés grâce à l’énergie extraite de la houille était peu élevé et la consommation de pétrole était limitée à celle de la lampe qui porte son nom ; quant au courant électrique, il est intervenu dans la production lorsqu’on eût réussi à transporter l’énergie, c’est-à-dire quelque vingt ans après la disparition de Marx. En 1936, la production de charbon et de pétrole a été multipliée par 17 et la puissance aménagée des chutes d’eau par 3. Aussi devient-il de plus en plus difficile de ramener la valeur de tous les produits à la seule dépense de force humaine, le travail intellectuel prenant une importance de plus en plus grande dans le processus de production ; dans certaines industries, le travail manuel a presque entièrement disparu.

En fait, de 1867 à 1936, grâce à l’utilisation d’énergies diversifiées appliquées à des réalisations techniques de plus en plus efficaces, les sociétés occidentales ont assisté à un développement sans précédent de la production, en dépit du sérieux coup d’arrêt provoqué par la crise de 1929.

 

Jacques Duboin est l’un des premiers à comprendre qu’une ère nouvelle surgit. Se conformant à la règle de Marx, l’observation des faits, il dresse un constat précis de la situation dans laquelle se trouve la société :
- à l’ère de la disette peut durablement se substituer une ère d’abondance, tout au moins en ce qui concerne la couverture des besoins élémentaires.
- les besoins solvables des consommateurs ne parviennent plus à absorber les excédents de productions agricoles et industrielles.
- la mévente freine l’investissement et réduit ou détruit la plus-value.
- le chômage naît, puis s’amplifie : moins de travail, donc moins de revenus formés au stade de la production et distribués en échange de ce travail.
- comme seuls les produits relativement rares ont de la valeur, les crues de production perturbent la notion de valeur.
- substance même de la valeur, le travail n’est plus uniquement du travail humain ; à celui-ci est venu s’ajouter, ou se substituer, en proportion toujours croissante, le travail extra-humain fourni par l’énergie externe sous toutes ses formes, ainsi que le travail intellectuel (l’ère informationnelle a introduit, de nos jours, la notion d’immatériel).

Ce constat étant fait, Jacques Duboin en tire les conséquences :
- détruire certaines denrées agricoles et réduire la production industrielle est absurde, alors que tant de besoins élémentaires ne sont pas satisfaits.
- la révolution technologique n’en est qu’à ses débuts et abolira toujours plus de travail humain.
- la crise de 1929 annonce d’autres crises de plus en plus rapprochées qui créeront un chômage endémique.
- pour toutes ces raisons, il devient indispensable de transformer la règle du jeu.
- puisque les heures travaillées (dont le nombre est en diminution constante) n’assurent plus la formation normale des revenus (qui devraient, bien au contraire, augmenter au rythme de la production), opérons la rupture du lien qui rattache le revenu à l’emploi, car si je n’ai plus d’emploi je ne perçois plus de revenu.
- à chaque citoyen doit revenir :
• d’une part un emploi : s’il y a trop d’emplois au total (le passage d’un système de redistribution à un système de distribution dégagerait des millions d’emplois), réduisons la tâche à accomplir pour chacun sur la durée de la vie active.
• d’autre part un revenu : gageons l’ensemble des revenus sur la production globale des biens et des services, ce qui permettra de supprimer à la fois la mévente et la sous-consommation.
- annulons les effets pervers d’une monnaie circulante : épargne tardant à se réinvestir, creusement des inégalités, lourde redistribution des revenus (et nous ajouterions de nos jours : importance de la spéculation), en adoptant, clé de voûte de l’édifice, une monnaie de consommation qui s’annule dès la première transaction.
- enfin, faisons sauter le verrou de la rentabilité, condition sine qua non à la prise en compte des besoins fondamentaux des hommes.

Sans s’en rendre compte, mais tout en appliquant la règle de son illustre prédécesseur, l’observation des faits, Jacques Duboin rejoint le Karl Marx visionnaire des Grundrisse, alors qu’il ne pouvait, en 1936, avoir pris connaissance de ces textes, édités en partie à Moscou en 1939, puis en totalité à Berlin en 1953. À la citation de Karl Marx : « La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume de travail fourni » [1], Jacques Duboin répond comme en écho : « Nous estimons, aujourd’hui, que le droit aux produits et aux services doit être libéré de la considération du travail fourni, car celui-ci, conjugué avec l’outillage moderne, a maintenant un rendement hors de proportion avec l’effort humain encore nécessaire » [2] ou encore : « Le revenu social dissocie le travail et sa rémunération, puisque le travail de l’homme, conjugué avec celui de la machine, fournit un rendement qui n’est plus proportionnel ni à la peine, ni à l’effort du travailleur » [3].

 

* Les valeurs :

En France, les trente premières sociétés industrielles ou de services cotées à Paris ont enregistré un résultat négatif cumulé de 28,7 milliards d’euros en 2002, alors qu’en 2001 elles affichaient encore un bénéfice cumulé de 8,5 milliards d’euros. Ces pertes exceptionnelles confirment que l’économie française a subi une fantastique destruction de valeur. Sur deux ans, en 2001 et 2002, le total des pertes atteint le niveau record de 80 milliards d’euros.

(Le Monde. 20 mars 2003).

Le XXIème siècle est déjà bien engagé et pourtant la vision de Marx et les perspectives tracées par Jacques Duboin restent superbement ignorées. Économistes et politiques n’ont toujours pas pris la mesure de la révolution technologique informationnelle qui perturbe, chaque jour davantage, les notions de valeur * et de travail*.

* Le travail :

On peut estimer qu’en un peu plus d’un siècle, de l900 à 2010, la production française aura été multipliée par 10, tout en étant réalisée avec moitié moins d’heures de travail (de 12h. à 6h. en moyenne de travail par jour).

Les salaires :

En 20 ans, la part des salaires dans la richesse nationale a chuté de plus de 10 points, pour s’établir à 57,2 % en 2002

(Comptes de la nation 2002, Insee Première, avril 2003).
Le chômage :

Quant au chômage, il est en passe d’atteindre les 10% de la population active (plus de 20% pour les moins de 25 ans).

* taux de croissance

5,6% dans les années 60
3,7% dans les années 70
2,2% dans les années 80
1,8% dans les armées 90
quasiment nul depuis 2000 ?

(Source : Insee)

La demande ne parvient plus à suivre l’offre des produits, la mévente s’installe, l’investissement se fait plus rare et la croissance* perd progressivement de son intensité. Le mécontentement gagne les couches moyennes de la population et gronde chez les travailleurs sujets à la précarité de l’emploi ou à la remise en cause des acquis. La dette publique, qui pèsera lourdement sur les générations futures, atteint des sommets* et provoque une crise au sein de la Communauté européenne. Quant aux pays riches, incapables de déroger à la sacro-sainte loi de la rentabilité et du profit, ils se crispent sur leurs positions : après l’échec de Cancun*, le total des subventions accordées à leurs agriculteurs continuera d’être supérieur au PIB de l’Afrique : ces subventions coûtent plus de 1.000 dollars par an au ménage européen, japonais ou américain moyen [4].

* La dette publique :

Pour la France, l’accumulation des déficits (4,1% du PIB pour 2003 ) provoque l’explosion de la dette qui vient de dépasser les 1000 milliards d’euros soit 62% du PIB contre 23% en 1980 !

* Cancun :

Les négociations ont buté sur la libéralisation de l’investissement, chère aux pays riches, plus que sur la suppression des subventions agricoles, réclamée par les pays pauvres.

 

Bref, nous marchons sur la tête. Si bien que les affrontements de tous ordres, qu’ils se produisent à l’intérieur de notre pays ou hors de nos frontières, deviennent de plus en plus violents. Faudra-t-il attendre encore longtemps avant que ceux qui font l’opinion réfléchissent aux mesures qui s’imposent et que ceux qui nous gouvernent les mettent en application ?


[1La Grande Relève, n° 1036, octobre 2003.

[2Libération . Ed. Grasset, 1936.

[3Les Yeux Ouverts, Ed. Leheber en 1955. Réédité en 1982.

[4Selon J. D. Wolfensohn, Président de la Banque Mondiale.


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