Des tribunaux pour qui ?
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Publication : août 2004
Mise en ligne : 5 novembre 2006
Nous avons la chance d’avoir parmi les amis qui rédigent leurs réflexions pour La Grande Relève un “grand témoin” de la transformation du Cambodge, qui la vécut sur place, aux côtés du roi. Sans prétendre reflèter l’opinion de ce dernier, ni de tout autre personnalité khmère, G-H Brissé nous fait un grand honneur en nous révèlant bien des aspects édifiants de cette histoire à la fois proche et restée trop lointaine pour beaucoup d’entre nous :
On a fêté le 6 juin 2004, le soixantième anniversaire d’une Libération par des Alliés qui auraient dû le rester, mais que les aléas de l’Histoire ont engagés, entre-temps, sur d’autres fronts, où un prétendu combat pour la liberté s’est mué en oppression.
On a commémoré, je ne sais pourquoi, le 7 mai 2004, le cinquantième anniversaire d’une défaite annoncée qui fut celle de Dien Bien Phù, mais aussi le terme, que l’on espérait définitif, d’une démarche nommée colonialisme, impérialisme, néo-colonialisme, néo-impérialisme.
En Irak, on a réinventé tous les raffinements de la torture, succédant aux “cages à tigre” en Indochine, à “la gégène” en Algérie, j’en passe et des meilleures. Il n’est rien de nouveau sous le soleil noir de la guerre, fléau universel. Et une occupation en chasse une autre.
On n’a pas fêté le 9 novembre 2003. Ce jour-là, à des milliers de kilomètres de chez nous, était commémoré le cinquantième anniversaire de l’indépendance du Royaume du Cambodge, autrefois l’un des trois “États associés” de l’Indochine “française”.
Ici, il n’est pas question de tortures, de barbarie. Mais d’un authentique transfert de compétences programmé et réalisé dans le temps par un Souverain et son peuple unis dans une même aspiration à la liberté et à la démocratie. Et ce processus, mené au prix d’âpres négociations, s’est réalisé sans qu’un coup de feu ne fût tiré ! Un protectorat, celui de la France, s’est mué en relations suivies de solide amitié et de féconde coopération dans la réciprocité.
Non seulement le roi Norodom Sihanouk, l’un des hommes d’État les plus francophiles et francophones qui soient, sut tirer habilement parti d’une conjoncture historique a priori défavorable, mais il le fit si bien qu’il réussit tout à la fois à obtenir l’évacuation pacifique de son pays par les forces Viêt-minh qui l’occupaient partiellement, mais aussi à présenter son royaume uni à la Conférence internationale de Genève sur l’Indochine, en juillet 1954. Pierre Mendès- France avait suggéré, pour la commodité d’un accord unanime des puissances représentées au Conseil de Sécurité de l’ONU, le partage des trois États associés au sein de la péninsule indochinoise en deux zones, l’une d’obédience communiste, et l’autre occidentale.
POUR MÉMOIRE
Il convient, pour comprendre la portée réelle de cet acte historique, de le replacer dans le contexte où il s’appliquait : au terme des conventions de Genève, des élections devaient être organisées dans un délai de deux ans, sous contrôle international. La Commission internationale de contrôle, instituée à cet effet, maintînt une présence plutôt symbolique, y compris au Cambodge, mais des élections n’eurent jamais lieu. Les États-Unis installèrent au Sud Vietnam un régime à leur dévotion, et soutinrent au Laos et en direction du Cambodge des forces d’extrême droite, conglomérats de seigneurs de la guerre dont l’objectif avoué était de renverser les régimes en place qu’ils jugeaient trop “neutres”. Pour ce qui le concerne, Norodom Sihanouk demeurera fidèle à l’esprit de “Genève”. Dès 1954, il proclame la neutralité de son royaume et se rallie dès 1955 aux cinq principes de la coexistence pacifique proclamés la même année à la Conférence pro-asiatique de Bandung (Indonésie).
En 1955 encore, il abdique pour se rapprocher de son peuple. Il cède le trône du Cambodge à son père, le Roi Norodom Suramarit, puis en 1960, à la suite du décès de ce dernier, à sa mère, la Reine Sisowath Nirireath Kossamak. Il est élu chef de l’État et crée le Sangkum Reastr Niyum (la Communauté socialiste populaire) conçu comme rassemblement national plutôt que comme parti politique.
Il engage son pays dans une ère d’édification nationale et de paix qui va durer quinze ans. Considérant dès 1963 que l’aide américaine constitue “un cadeau empoisonné”, il la répudie publiquement et, en lançant le slogan “Le Cambodge s’aide lui-même”, il invite le peuple khmer à prendre en main son propre destin.
L’année 1963, c’est aussi l’année où John Kennedy et le Président du Sud-Vietnam, Ngo dinh Diem sont assassinés, puis Robert Kennedy et le pasteur Martin Luther King. La CIA américaine soutient ouvertement contre Phnom Penh les “Khmers Serei” ; les troupes américano-sudvietnamiennes et thaïs alliées de Washington multiplient les incidents et accentuent leur pression aux frontières du royaume. En 1965, la rupture des relations diplomatiques américano-cambodgiennes est consommée. À la suite du discours du général de Gaulle à Phnom Penh, le 1er septembre 1966, mettant en garde les États-Unis et leurs alliés contre tout engagement armé en Asie, des élections législatives organisées au Cambodge, sous contrôle international, dégagent une majorité de droite pro-américaine qui accède légalement au pouvoir. En vain le chef de l’État crée-t-il un “contregouvemement du Sangkum”, sorte d’opposition informelle, mais qui ne parviendra pas à recréer un rapport de forces suffisant. En réalité, l’unité nationale se réduit à une fiction.
À partir de mars 1969, sous le prétexte d’éradiquer des “sanctuaires” viêt-minh en territoire cambodgien, l’armée de l’air américaine se livre à des bombardements massifs, y compris de largage de produits défoliants sur les riches plantations des provinces de l’Est cambodgien. Des milliers de “Khmers Serei” se “rallient” au gouvernement de droite. Des flots montants de réfugiés, Khmers Krom fuyant la guerre au Sud- Vietnam, Sud-Vietnamiens et Viêt-minh mêlés, submergent les régions frontalières.
Norodom Sihanouk tente l’impossible : sauvegarder l’indépendance, la souveraineté, l’intégrité territoriale de son pays. Il multiplie les réunions de paix, dont, dès 1965, une Conférence des peuples indochinois ; il sollicite et obtient la garantie internationale d’une quarantaine de puissances quant à l’intégrité territoriale de son royaume, et la reconnaissance de ses frontières ; il préconise une lutte anti-violence contre l’impérialisme ; il obtient l’appui public des libéraux américains, dont le sénateur Mike Mansfield, ou des représentants de la Société des Quakers dont fait partie le Président Richard Nixon.
Toutes ces démarches conjuguées, ces soutiens concertés, seront impuissants à conjurer le cours de l’Histoire : l’irrésistible raz-de-marée idéologique de la Révolution culturelle chinoise à partir de 1966, les dissensions croissantes entre l’URSS et la Chine Populaire, l’effacement progressif et l’impuissance des Non-alignés, la volonté des faucons de Washington d’utiliser le Cambodge comme base arrière pour prendre à revers la résistance Viêt-minh.
Mettant à profit le séjour de Norodom Sihanouk, chef de l’État, à l’étranger, le clan proaméricain de Phnom Penh organise son coup d’État avec le concours de la CIA américaine. La “république” est proclamée. Une page de l’Histoire du Cambodge est tournée. Pour longtemps.
TARTUFFERIE
Nous connaissons aujourd’hui la suite : la montée en puissance du pouvoir Khmer Rouge, auparavant quasi inexistant, la domination à coups de purges sanglantes du clan de Pol Pot, la “libération” du Cambodge par le Vietnam socialiste voisin, qui en profite pour affirmer sa domination de longues années durant.
Aujourd’hui, le Cambodge, grâce à l’intervention de l’ONU, bénéficie d’une aide internationale importante et se remet lentement de ces mortelles tribulations qui l’ont profondément meurtri. À l’heure où certains milieux américains s’emploient, par le truchement de l’organisation internationale, à mettre en place à Phnom Penh un tribunal international destiné à juger les principaux dirigeants de l’ex- Kampuchea démocratique encore en vie, lesquels, dans leur grande majorité, ont fait leur soumission dès 1996 aux autorités légales, il convient de s’interroger sur les responsabilités des États-Unis dans toutes ces dérives, à la lumière des évènements qui se sont déroulés depuis lors, notamment en Irak.
Est-ce un service à rendre à la cause d’un retour à un ordre de paix que de passer sous silence le soutien actif alloué par Washington et son allié britannique aux Khmers Rouges considérés comme les adversaires les plus efficaces du Vietnam Socialiste ? Dans ce contexte-là, l’initiative américaine visant à l’instauration d’un tribunal international pour juger les Khmers Rouges ne se résout-elle pas à une scandaleuse tartufferie ? Contribuera-t-elle à faire oublier les 800.000 morts au temps de la République Khmère (1970-1975) ? Est-il opportun de rallumer ainsi un brasier en voie d’extinction, celui d’anciennes querelles nées d’une guerre imposée de l’extérieur, dans un pays qui panse à peine ses plaies ?
N’existe-t-il pas d’autres approches plus opportunes pour éviter l’oubli tout en effaçant les tourments qui hantent encore l’esprit des survivants, telle cette grande cérémonie nationale, préconisée dès longtemps par le souverain du Cambodge, qui consiste à incinérer les ossements des victimes et à leur rendre un hommage approprié ?
Sans doute, m’objectera-t-on, il faut bien que justice soit faite. Que les auteurs de crimes abominables soient un jour châtiés. Qu’ils puissent rendre compte de leurs actes. Que les victimes soient honorées.
Soit. On peut se demander qui a intérêt à exciter ainsi indéfiniment l’esprit de vengeance, dès lors que s’impose bien plutôt l’apaisement des esprits. Les Khmers Rouges sont-ils les seuls coupables de cette tragédie ? Ne doit-on pas juger également les grands manipulateurs qui sont à l’origine de ces folies criminelles ? Qui sème la division récolte la tempête...
Les générations montantes ont soif de vérité, plus que de vengeance. Elles veulent savoir ce qui s’est réellement passé. On leur répond par l’obscurantisme : les livres d’histoire de leur pays sont étonnamment pauvres en explications sur ces épisodes tourmentés du passé.
Par delà des avancées certaines : une croissance économique en hausse constante, l’essor du tourisme, le Cambodge contemporain doit faire face à d’autres défis, régulièrement évoqués en termes critiques par son souverain : l’instabilité politicienne, la perte progressive de la souveraineté nationale, l’américanisation trop poussée des élites en rupture avec les traditions nationales, une urbanisation incontrôlée, l’exploitation et la paupérisation des masses paysannes, la corruption et la prévarication érigées en institutions, la déforestation forcenée, la montée de la grande pauvreté qui touche aujourd’hui 43% de la population, et contraint cette dernière à la mendicité dans les pays voisins.
Un étrange progrès lorsque l’on considère qu’avant 1970, la pauvreté constituait un phénomène vraiment marginal. Au Cambodge, une répartition harmonieuse des richesses demeure encore une vue de l’esprit. C’est pourtant l’une des conditions fondamentales du rétablissement d’un ordre de paix durable.
Le Cambodge, comme tant d’autres pays dits “émergents”, subit la dure loi d’airain de l’ultralibéralisme conquérant. Ne pouvant s’y soustraire, sans doute pour une part en raison du souvenir exécrable laissé par la gestion “socialiste” des Khmers Rouges, et d’autre part, à cause de la pusillanimité d’une partie de sa classe dirigeante, il doit composer avec les exigences du marché international dont il subit les contraintes.
Sans doute cet épisode n’aura-t-il qu’un temps, et le Royaume devra se résoudre à rechercher les voies de l’intérêt général par delà les ambitions claniques, s’il veut échapper à d’autres contraintes, celles des lendemains qui déchantent...