Économistes ou magiciens ?

EDITORIAL
par  M.-L. DUBOIN
Publication : octobre 1998
Mise en ligne : 20 juin 2008

Venant de participer à Amsterdam au VII ème congrès international de BIEN [1] — Basic Income European Network — nous constatons que ses membres éminents ne voient plus maintenant que la magie pour parvenir à leur objectif, lequel est toujours de mettre fin, par une allocation universelle, à la pauvreté qui progresse de façon intolérable dans notre monde de plus en plus riche.

Il y a deux ans, à Vienne, j’avais suggéré qu’à propos du financement de cette allocation, le prochain congrès aborde l’idée de distribution au lieu de REdistribution… J’ai eu quelque l’espoir d’une évolution en voyant qu’au programme d’Amsterdam la séance où j’allais intervenir était intitulée (je traduis) :”l’allocation universelle dans une perspective distributive”. Hélas, dès le discours d’ouverture, prononcé par un membre éminent du Conseil National Italien de l’Économie et du Travail, le Pr. E.Morley-Fletcher, nous avons découvert à quel point les mécanismes du système capitaliste sont ancrés dans les esprits, même ceux des responsables de BIEN, au point de leur faire perdre non seulement toute imagination constructive, mais aussi tout bon sens ! Ce co-Président de BIEN nous a en effet annoncé une découverte sensationnelle, la panacée de toutes les difficultés rencontrées pour promouvoir l’allocation universelle : il se référait à un livre qui va bientôt sortir aux États-Unis, signé par un savant “très connu”, Bruce Ackerman et par Anne Alstott… De quoi s’agit-il ? D’associer à l’allocation universelle une réserve qui serait créée par une taxe de 3% sur le capital, mesure présentée comme inspirée de Thomas Paine. Ce fonds, distribué ensuite également entre tous les citoyens américains, serait de 80.000 US $ [2] pour chacun, selon les calculs d’Ackerman. L’idée ajoutée par ce “savant” et qualifiée de plus originale par son présentateur est que ce fonds devrait être remboursé par les citoyens tout au long de leur vie, ce qui reconstituerait une réserve nationale pour les générations suivantes, et réduirait jusqu’à finalement supprimer le besoin de prélever toute taxe foncière. L’avantage de cette mesure aux yeux d’E.Morley-Fletcher est que les fonds nécessaires seraient ainsi les fruits d’un capital possédé par les citoyens et qu’il n’y aurait donc plus d’impôt à prélever pour financer l’allocation universelle. Et il explique, sans manifester l’ombre d’un doute, ce miracle par, je cite, “the magic of compound interest” ce qu’on peut traduire par “la magie des intérêts composés”.

Comment peut-on à ce point perdre les pédales ? Comment un économiste peut-il se faire illusion et compter sur la magie des chiffres pour régler un aussi grave problème que celui de la pauvreté qui s’étend ? Comment peut-on encore confondre les signes monétaires, qui n’ont plus aucune valeur et n’ont pour garantie que la confiance que nous leur accordons, avec la richesse réelle, celle qui est produite, vraiment produite, celle qui sort des entreprises ?

…Le co-président de BIEN avait à peine fini son discours inaugural qu’on apprenait que la société Alcatel venait de perdre en un jour près de 40% de sa valeur : croit-il vraiment que 40% des usines de fabrication avaient été détruites par une tornade ? Il devrait savoir que l’ouragan qui faisait rage, c’était les bailleurs de fonds américains, riches de l’épargne des travailleurs (leurs “fonds de pension”) qui avaient décidé de les retirer d’Alcatel dont les bénéfices annoncés n’étaient pas suffisants à leurs yeux. Cette leçon spectaculaire n’ayant pas servi, revenons à la magie évoquée. La loi des intérêts composés, terme enseigné autrefois au niveau du brevet élémentaire et que les financiers ont conservé, et que, plus poétiquement mais de façon très pertinente, A.Jacquard appelle [3] “l’équation du nénuphar”, n’est autre que la loi exponentielle en mathématique, c’est-à-dire la multiplication répétée par un facteur constant. Ainsi, théoriquement, une somme donnée sera multipliée chaque année par 1+(5/100) si elle est placée à 5% l’an. Par exemple, pendant 20 ans, elle sera multipliée 20 fois par (1+0,05), soit par (1,05)^20, ce qui fait par 2,65.

Mais l’économie et la société ne sont pas les mathématiques, en ce sens qu’il faut que la somme ait été confiée à une entreprise capable de générer, par ses ventes, un profit d’au moins n% l’an pour pouvoir verser un intérêt de n% à ses actionnaires-investisseurs. Dire qu’on va pouvoir placer un capital à un taux donné suppose donc que la vente va croître au moins à ce taux là, et à valeur constante de la monnaie. Passer ces énormes conditions sous silence, comme si elles ne soulevaient pas l’ombre d’un doute ou d’un problème, relève d’un irréalisme, d’un manque de bon sens, profondément choquants.

Il est vrai que la production mondiale a augmenté en volume entre 1960 et 1990 au point d’être multipliée par 2,5 par habitant, ce qui correspond à une croissance énorme de 8,7% en moyenne. Mais à quel prix pour l’environnement  ? Il devrait être devenu évident pour tous, pas seulement pour les écolo, et aussi pour les économistes, politiciens et sociologues, qu’une croissance aussi rapide (et sur laquelle est basé tout le système capitaliste, rappelons-le au passage) est un tel danger qu’il ne peut plus être question d’envisager qu’elle continue indéfiniment. Or, pour financer l’allocation universelle par la rente d’un capital qu’il suppose acquis, au départ, par une taxe foncière (ce qui, au contraire, est loin d’être acquis, mais passons), E.Morley-Fletcher calcule qu’il faudrait un intérêt à long terme, donc une croissance moyenne, de 5%… En rentrant d’Amsterdam par l’autoroute, de nuit, sous une pluie battante, complètement aveuglés par les torrents d’eau que projettaient sur nous, sans répit, un nombre incroyable d’énormes poids lourds, fonçant dans ce brouillard à plus de 100 km/heure, nous nous demandions comment on pouvait imaginer que ce cauchemer pourrait être multiplié encore par 2,65 en 20 ans.

Et si c’était possible, si c’est ce que proposaient déjà des gens de la notoriété de Thomas Paine (1737-1809) et James Maede (Prix Nobel de “sciences” économiques en 1977), pourquoi ceux qui tiennent les rênes de notre société ne l’ont-ils pas fait pendant ces trente ans-là, quand la croissance de la production était, non pas de 5, mais de 8,7% l’an ?

Il est plutôt temps de se poser cette question.


[1pour nos nouveaux lecteurs, l’essentiel sur cette association est rappelé plus loin.

[2l’équivalent d’environ 80.000 FF

[3Voir la Grande Relève N°976, p13.


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