L’immigration


par  M. BERGER
Publication : novembre 2019
Mise en ligne : 29 février 2020

L’immigration est un des sujets majeurs de notre actualité. Qu’elle soit d’origine politique, économique ou climatique, elle est rarement bien accueillie. Elle suscite de multiples questions : droits des réfugiés, risques sanitaires, quotas de migrants ; tous ces thèmes se mélangent dans un brouhaha médiatique et politique bien difficile à démêler.

Les dernières propositions gouvernementales consisteraient à trier les migrants selon des critères fondés sur l’intérêt économique pour les entreprises françaises de les accueillir…

Avant de porter une jugement sur ces mesures, peut-être est-il nécessaire de rappeler quelques principes que nous croyons implicites et universels et que pourtant nous foulons aux pieds, droite et gauche confondues sans même nous en apercevoir.

Et d’abord la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948 :

Article premier :

Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

Article 2 :

Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamées dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.

De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté.

Article 3 :

Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sureté de sa personne.

Suivent toute une série d’articles de la même inspiration, jusqu’au dernier :

Article 30 :

Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un état, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et des libertés qui y sont énoncés.

Pardon d’évoquer un texte bien connu, mais sa relecture m’a parue indispensable, tant il est chargé de sens, de vision sur la destinée humaine, de conséquences sur nos comportements quotidiens.

À l’aune de cette déclaration, l’immigration suscite plusieurs réflexions :

• La première, sur les inégalités qui règnent à l’intérieur des sociétés humaines.

• L’émotion ressentie devant le sort scandaleux réservé à certains groupes de migrants : en clair et pour aller vite ceux qui jusqu’à une date récente envahissaient les abords du périphérique parisien autour de la Porte de la Chapelle, ou ceux qui tentaient de survivre dans la “jungle” de Calais.

• Enfin une appréciation exacte de la réalité des flux migratoires, appréciation tellement chargée de conséquences économiques et politiques qu’elle est en permanence manipulée dans l’opinion publique.

 Des inégalités inexcusables

Sur le premier thème, l’ouvrage de Thomas Piketty : Capital et Idéologie déjà évoqué par Marie-Louise Duboin dans le précédent numéro de La Grande Relève nous apporte une vue éclairante de la capacité des sociétés humaine à engendrer des inégalités. L’histoire du monde est ponctuée par l’esclavagisme, le colonialisme et autres marques de dépendance, elle montre qu’en l’absence de volonté politique visant à réduire les inégalités, le sort de certains groupes peut vite devenir misérable.

Sur la possibilité d’agir, Piketty est relativement optimiste, à ce détail près qu’en matière d’immigra­tion, l’action est collective et supposerait des actions communes à plusieurs états indépendants. On voit mal comment, dans le désaveu des instances internationales qui règne de nos jours, une réduction des inégalités pourrait intervenir en matière d’immigration.

Il n’est pourtant pas inutile d’affirmer qu’elle est une des conditions à la solution des questions migratoires. Une des propositions de Thomas Piketty pourrait-elle s’appliquer aux migrants ? Elle en surprendra beaucoup. Elle consisterait à distribuer à chaque individu parvenu à l’âge adulte un patrimoine à définir. À titre d’exemple Th. Piketty l’évalue à environ 120.000 €. Cette somme serait prélevée sur les très grosses fortunes. Il y voit un moyen efficace de lutter contre la concentration du patrimoine entre quelques mains. Concentration qui, au cours de l’histoire, a eu plusieurs origines mais que le capitalisme engendre depuis le début du XIXème siècle, à une rare exception de quelques décennies à la fin du XXème.

Cette distribution d’un patrimoine minimum pourrait-elle concerner aussi les migrants ? La réponse de l’opinion publique serait a priori très majoritairement négative. « On ne peut accueillir toutes les misères du monde » disait Michel Rocard et il est évident qu’une généralisation d’une telle répartition du patrimoine ne peut s’envisager sans réserve et sans accords internationaux.

À ceux qui la refuseraient a priori je recommande cependant de relire les premiers articles de la Déclaration des Droits de l’Homme : le principe d’égalité de traitement de tous les êtres humains y est intangible et la phrase de Michel Rocard, si pleine de bon sens qu’elle apparaisse, est contraire à cette Déclaration.

Mais comment faire autrement dans un monde où la solidarité disparaît devant les intérêts mal compris des communautés nationales, religieuses, ou économiques  ?

 Les risques sanitaires de la précarité

Sur le deuxième thème, les actions des pouvoirs publics sont elles, en France et ailleurs, cohérentes ? On peut en douter. L’éradication périodique des zones de refuges de migrants témoigne de l’inexcusable inhumanité dans notre façon de les accueillir.

Dans un monde où tout s’achète, la plupart ne possédant presque aucune réserve financière, les migrants deviennent entièrement tributaires de la charité publique. Charité considérée alors comme un appel d’air pour les futurs migrants, ce qui fournit une bonne excuse pour ne rien faire.

On se reporte sur quelques trop rares associations privées pour parer au plus pressé. Tout en poussant parfois l’hypocrisie assez loin pour les condamner sous prétexte qu’elles favoriseraient l’immigration illégale.

Cette situation de précarité n’est cependant pas propre aux migrations internationales. Bien des pays en croissance rapide ont connu des développements urbains difficilement contrôlables. Démographie galopante, mécanisation agricole et dépopulations rurales ont appelé dans les villes une population nouvelle, sans que les infrastructures urbaines soient capables de les supporter. Bien des villes du tiers monde sont en partie constituées de bidonvilles dont les habitants ne vivent que d’expédients. Car lorsque l’on est démuni de tout patrimoine foncier ou financier on vit un peu moins mal dans un milieu urbain que dans un milieu rural.

Dans ces pays, la volonté affichée par les autorités locales d’éradiquer les bidonvilles est le plus souvent incantatoire et rarement menée à terme. Construire des logements sociaux réservés aux plus démunis se révèle trop coûteux et ne résout rien. J’ai constaté cette réalité dans un pays du Maghreb devenu indépendant après une longue période de colonisation.

Une des moins mauvaises solutions que j’ai pu observer consistait à équiper des terrains suffisamment vastes pour accueillir des communautés jusqu’alors établies dans des bidonvilles. Une fois réalisés une voirie simple, des réseaux d’assainissement, d’adduction d’eau et d’énergie, les terrains étaient divisés en petites parcelles, lesquelles étaient données en toute propriété à des “bidonvillois”. à charge pour eux de les utiliser comme ils le souhaitaient. Au début, les bidonvilles se reconstituent, à base de matériaux plus ou moins précaires, mais très vite apparaissent des constructions “en dur” et, au fil du temps, ce sont de véritables quartiers urbains qui s’installent et deviennent alors vivables pour des populations même très démunies.

Mais l’intérêt le plus évident de cette solution provient de l’amélioration des conditions sanitaires, les risques d’épidémies en grande partie éradiquées grâce à un réseau d’assainissement minimaliste mais convenable.

Ce n’est malheureusement pas le cas des installations sauvages de migrants, telles qu’on les observe souvent en France dans l’indifférence des pouvoirs publics.

à cet égard, le durcissement des conditions d’attribution de la Protection Universelle de la Maladie (qui a succédé à la CMU) est inquiétant. Imposer plusieurs mois de présence préalable en France pour y avoir droit allongera inévitablement la durée des maladies avant traitement et favorisera donc les épidémies et la mortalité. Espérons que le bon sens prévaudra et que cette mesure ne sera pas concrétisée.

 Le droit pour tous à un espace vital

Transposer en France la même pratique d’éradication des bidonvilles se heurtera inévitablement à la difficulté de trouver des surfaces de terrains libres suffisantes pour amorcer le processus. Dans l’exemple évoqué ci-dessus, la majorité des ressources foncières provenait des “terres récupérées” sur les propriétés abandonnées par les colons après l’indépendance.

En France, on ne disposerait pas des mêmes possibilités  ; cependant le système consumériste qui nous accable a engendré pour les espaces urbains le parcours en trois temps classique de notre monde productiviste  : en premier la mobilisation des ressources, puis leur exploitation et enfin leur abandon et mise au rebut.

C’est le cas par exemple de nombreux terrains industriels situés en bordure des grandes agglomérations  : ils ont été conquis au départ sur des espaces naturels, exploités pendant quelques décennies, pour être abandonnés après délocalisation ou disparition des activités industrielles et ramenés à l’état de friches.

à celles-ci risquent de s’ajouter, dans les années proches, les restes des implantations commerciales qui commencent à tomber en déshérence. Déjà plusieurs galeries commerçantes, parties intégrantes des grands hypermarchés, sont en partie abandonnées en raison de la concurrence implacable et rapide des commerces en ligne.

Certaines friches industrielles ont déjà été réutilisées pour y promouvoir des opérations immobilières ou y installer des équipements publics.

Puisque l’éradication des bidonvilles passe par le droit pour tous à l’occupation d’un minimum d’espace urbain, celui-ci ne peut provenir que de la mise à disposition de terrains acquis par la puissance publique, principalement les municipalités. La récupération des friches urbaines de toute nature, et surtout industrielles et commerciales, pourrait le permettre.

Certes, cet avantage donné à des migrants ne peut se concevoir si des contreparties au moins équivalentes ne sont pas affectées à la totalité de la population. C’est pourquoi la proposition de Thomas Piketty de donner à chaque citoyen un patrimoine minimum est une de celles qui rendraient possible une mesure humanitaire a priori difficile à faire accepter. Ajoutons que cette mesure n’aura de sens que si elle est accompagnée d’un revenu universel pour tous, mais c’est une autre question qui dépasse de loin les questions d’immigration.

 Les idées fausses sur “le grand remplacement”

Reste à savoir à quoi l’on s’engage si on s’intéresse à une telle proposition. Le thème de l’immigration véhicule tellement d’idées fausses qu’il est nécessaire de rétablir certaines vérités purement quantitatives. Elles remettent en cause bien des affirmations inexactes répandues sans frein dans certains meetings préélectoraux. En particulier ceux du Rassemblement National.

Je m’appuierai pour cela sur l’interview d’Hervé Le Bras [*], pour le Nouvel Observateur du 7/11/2019, quelques citations de cet article démentent les slogans couramment répandus dans certains discours, et dans une grande partie de l’opinion publique  : « Hervé le Bras… démontre que le “grand remplacement“ n’existe pas. Qu’il n’y a pas de “submersion”. Et que les flux migratoires sont bien moins importants de nos jours qu’ils ne l’étaient au début du siècle. »

Le nombre des entrées souvent mis en avant pour troubler l’opinion n’est pas une mesure correcte de l’immigration. Seul le solde migratoire, différence entre les entrées et les sorties a un sens  : « Ce solde est de 60.000 personnes pour l’année dernière. Cela représente à peu près un millième de la population. C’est très peu ».

Qui plus est, la population immigrée n’est pas en majorité issue des classes les plus défavorisées des pays de départ, comme le croit la majorité des Français  : « De même, on a l’image d’une immigration peu qualifiée, alors qu’une grande partie des personnes qui arrivent en France sont aujourd’hui diplômées…Et puis il faut garder à l’esprit que l’immigration, quand elle est volontaire, sélectionne “positivement” les individus, plus aventureux, en meilleure santé, plus éduqués ».

Hervé Le Bras précise l’inanité de la théorie du remplacement de la population autochtone et de son asservissement progressif à une population étrangère. Remplacement qui conduirait à la disparition de tout notre patrimoine culturel, comme certains s’ingénient à nous le faire croire. En pure perte d’ailleurs puisque l’on constate que le vote pour le FN est plus marqué dans les communes où la proportion d’immigrés est la plus faible. « En France il n’y a pas de “grand remplacement”, entendu com­me le remplacement d’une population par une autre. En revanche, il existe un important métissage. Si l’on se penche sur les chiffres de l’INSEE, 40 % des immigrés qui vivent en couple sont en union mixte avec un(e) non immigré(e). La tendance est à une augmentation de ce pourcentage ».

 La politique des quotas

Comment accueillir alors la proposition d’établir des quotas d’immigrés en fonction des besoins de l’économie française  ? Soulignons d’abord l’insupportable arrogance qui fait passer les intérêts de la production de richesses matérielles avant le sort d’êtres humains.

Peut-être faudrait-il remplacer la Déclaration des Droits de l’Homme par une Déclaration des Droits de l’économie Libérale. Ce serait plus honnête.

D’après Hervé Le Bras, nous ne sommes pas les premiers à nous lancer dans une telle proposition. Les Canadiens l’ont fait avant nous : « Le Canada, qui avait institué des quotas par profession et par province, en est revenu. Ceux qui étaient recrutés pour une profession ou une province donnée se retrouvaient rapidement dans une autre profession ou une autre province ».

En fait, l’immigration par quotas professionnels n’est que la continuité de l’exploitation colonialiste. Car ce qui coûte cher à un état c’est la formation et l’instruction de ses ressortissants. L’instauration des quotas par profession a pour effet d’en faire porter la charge sur les pays de départ et d’en donner le bénéfice aux pays d’arrivée.

Autre avantage pour les entreprises, la concurrence entre salariés locaux et immigrés permet de limiter les hausses de salaires par le simple jeu de la concurrence, cher aux économies libérales.

Ne soyons pas naïfs, il reste que toutes les mesures en faveur des immigrés, si elles étaient efficaces, risqueraient de rendre notre pays un peu moins répulsif que d’autres. Même si cet effet sur l’immigration est largement surestimé, comme l’a montré Hervé Le Bras.

Il y a, dans ce domaine, l’exigence d’une politique internationale. Celle-ci n’aura de sens que si elle implique tous les pays du monde aussi bien ceux de départ que ceux d’arrivée.

Qu’il soit difficile d’y parvenir est une évidence, mais faut-il pour autant s’installer dans le processus concurrentiel dans lequel la France est loin d’être meilleure que les autres ?

Comme on ne peut que le constater, la politique d’accueil des migrants, telle qu’elle est pratiquée et poursuivie par les instances gouvernementales françaises, ne respecte que de très loin les Droits de l’Homme dont nous nous flattons cependant d’être parmi les pratiquants les plus zélés.

Elle est aussi contraire aux traditions d’accueil de populations d’origine multiple, et à la capacité d’intégration des cultures du monde qui ont fait l’image de la France.

Alors tant pis si le nombre de migrants augmente un peu, si en contrepartie nous parvenions à les traiter un peu plus en êtres humains. `


[*Hervé Le Bras est démographe, directeur d’études à l’école des Hautes études en Sciences Sociales. Il vient d’écrire une note pour la Fondation Jean Jaurès dans laquelle il réfute bien des idées reçues. L’interview du Nouvel Observateur est consécutif à la parution de cette note.


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