La vénération du travail
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Publication : mars 2024
Mise en ligne : 17 août 2024
Amine Boukerche, professeur de philosophie, investigue par ses réflexions les notions pouvant nous paraître naturelles. Le travail, valeur sacrée dans le langage de nos politiciens, doit-il conserver la place que nous lui donnons aujourd’hui ?
À travers un historique de la place donnée au travail dans notre société, il constate que le capitaliste a joué un rôle prédominant dans sa construction actuelle, et recherche des axes qui permettraient de redonner aux êtres humains le temps libre nécessaire à la vie politique, indispensable dans une organisation économique distributive.
En 1880, Paul Lafargue [1], gendre du célèbre K. Marx dont il a épousé la fille Laura, publie un ouvrage au titre provocateur "Le droit à la paresse" dans lequel il fait l’éloge de cette dernière, alors qu’elle est considérée, dans les sociétés industrialisées, comme une tare puisque l’on dit d’elle qu’elle est "la mère de tous les vices".
Effectivement, il est généralement admis que l’oisiveté est un mal social pernicieux, qu’il faut absolument combattre en apprenant aux enfants dès leur plus jeune âge, à travailler, à fournir des efforts, en allant contre leur nature paresseuse qui les incite à jouer, ou à ne rien faire. La règle impérative pour l’éducation des enfants afin de les habituer, certains diront de les dresser, à travailler consiste à bannir la paresse afin qu’ils soient préparés à remplir une fonction à forte valeur sociale. Et si Descartes définit l’homme comme un être essentiellement pensant grâce au fameux "je pense donc je suis", dans les sociétés modernes c’est le travail qui le définit. L’impératif catégorique "je travaille donc je suis" est devenu la norme à partir de laquelle on justifie la condamnation morale et politique de l’oisiveté, subie ou choisie, qu’est le chômage. Privé de toute activité rémunérée, au sein de la société, le chômeur, non seulement, a du mal à subvenir à ses besoins, mais de plus, est exclu de la collectivité en ne participant pas à l’effort commun censé justifier la division du travail. En ne faisant rien, le chômeur est accusé de faire preuve de paresse et de se comporter comme un parasite en vivant aux crochets des autres. Par ailleurs, l’État se fait fort de mettre au travail tous ceux qui ne s’y engagent pas, malgré toutes les offres d’emploi proposées sur le marché et qui ne trouvent pas preneur. C’est en grande partie l’objectif de la toute récente loi sur le travail promulguée en décembre 2023. Par la création de France Travail, l’État instaure de nouvelles règles au niveau de l’engagement des demandeurs d’emploi, des allocataires du RSA, de l’insertion des personnes handicapées, afin de baisser le taux du chômage à un seuil acceptable et généraliser le plein emploi. On est à l’opposé de l’incitation à la paresse défendue par P. Lafargue. D’après nos élus, il faut traquer les paresseux afin qu’ils se mettent au travail le plus longtemps possible au cours de leur existence, comme le confirme le relèvement de l’âge de départ à la retraite, imposé à des millions de Français au forceps grâce au 49.3.
Dans ce contexte, dénigrer la valeur travail peut paraître incongru et P. Lafargue complètement dépassé. Mais ce qui peut être intéressant, c’est de se poser la question de savoir pourquoi P. Lafargue n’accorde pas une valeur fondatrice et centrale au travail ? Cela d’autant que K. Marx était persuadé de la vertu libératrice et créatrice du travail. Ce dernier n’est-il pas à la fois le ciment qui lie involontairement les individus dans la société, grâce à une répartition des tâches qui est nécessaire au bon fonctionnement du tout ? Se peut-il que l’on puisse considérer que le travail ne soit pas aussi important que cela dans l’existence à la fois au niveau individuel et collectif ?
Le mépris du travail
Si le travail occupe une place aussi fondamentale dans les sociétés modernes, celles issues de la révolution industrielle, cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire. Cette survalorisation de la valeur du travail est une invention assez récente dans l’histoire du monde occidental. Bien souvent, dans les sociétés préindustrielles, le travail était considéré comme une activité plutôt dégradante et on lui préférait d’autres types d’activités plus valorisantes socialement.
- L’esclave Ésope au service de deux prêtres, par F. Barlow. Gravure tirée du livre Les fables d’Ésope avec sa vie : en anglais, français et latin, 1687. (@Folger Shakespeare Library, https://luna.folger.edu)
Des sociétés non structurées par le travail ont toujours existé tout au long de l’histoire, comme le rappelle Dominique Méda [2] dans "Le travail". En s’appuyant sur les travaux de nombreux anthropologues, il a été constaté que les sociétés, dites primitives, consacraient peu de temps au travail. La durée nécessaire à la réalisation des tâches indispensables à la satisfaction des besoins était relativement courte, alors que l’on aurait tendance à croire l’inverse. Dans le monde des sociétés primitives, la vie était rudimentaire, le confort matériel était réduit à sa plus simple expression et les besoins limités. Il s’ensuit une certaine économie quant à la dépense de l’énergie nécessaire à la satisfaction des besoins et au temps consacré à la réalisation de ses fins. « L’homme primitif écrasé de travail » est une image qui relève de la « mythologie simpliste », affirme Méda. Contrairement aux sociétés modernes, ces communautés n’étaient pas prisonnières du cercle infernal de la production et de la consommation. Elles n’avaient pas atteint un progrès technique conséquent pour produire des biens divers et variés, qui incitent au luxe et n’avaient pas cet esprit obsédé par l’enrichissement. Lafargue, lui aussi, rappelle dans son livre cité plus haut, que les anciennes sociétés étaient à l’abri du fléau du dogme du travail, auquel leurs membres consacraient peu de temps. N’étant pas contaminés par la fièvre du commerce, ils y élevaient la paresse à un véritable art de vivre.
À côté des sociétés dites primitives, d’autres organisations sociales plus complexes sont apparues dans l’histoire, qui n’accordèrent pas plus d’importance au labeur. Les Grecs de l’Antiquité méprisaient ce que nous nommons travail. J. P Vernant, grand spécialiste de la civilisation grecque, soutient qu’il n’y avait pas chez les Grecs un concept tel que le travail et donc un mot pour le traduire. Certes, il y avait des activités liées à des attentes pour la satisfaction des besoins de tous ceux qui vivaient dans la cité, mais il n’existait pas une notion qui serait l’équivalent de notre conception du travail. Dans les faits, une hiérarchie stricte régissait les rapports entre catégories sociales au sein de la cité, en fonction des activités des uns et des autres qui n’étaient pas reconnues comme égales. L’activité des esclaves était considérée comme étant du même niveau que celle "des artisans et mendiants […]", comme l’indique D. Méda. Pour les Grecs, ainsi que pour d’autres sociétés de cette époque, l’esclavage ne constituait pas un problème, et l’égale dignité de tous les êtres humains était inconnue. L’esclavage était le reflet d’un ordre naturel et était considéré comme la norme. Toutes les tâches pénibles, laborieuses étaient réservées aux couches estimées les plus basses de la société. Ce qui peut paraître étonnant, c’était de mettre au même niveau les mendiants et les artisans. À l’aune des sociétés modernes, cela nous paraît injustifié, car la différence entre l’artisan et le mendiant réside, pour nous, dans le fait que le premier produit des objets, là où le second ne fait rien. C’est le critère de la production qui est pour nous la référence. Chez les Grecs, la production n’est pas un critère en soi. Ce qui fait que le mendiant et l’artisan relèvent de la même catégorie, c’est le critère de la demande. Ils sont au même niveau, car ils vivent de l’argent qu’on leur donne. Cela montre bien le peu de cas que faisaient les Grecs de la production et de la transformation de la matière que réalise l’artisan et que nous reconnaissons comme l’expression même d’un travail accompli.
Les commerçants, dans l’antiquité grecque, n’étaient pas mieux considérés, car l’esprit du commerce qui les animait ne pouvait servir de fondement au gouvernement de la cité. Dit autrement, les Grecs distinguaient la politique du commerce, ou de l’économie, contrairement à nous. Pour eux, seuls les citoyens, les hommes libres, étaient à même de diriger la cité et à s’occuper de son bien-être. Ils n’étaient pas dépendants d’activités qu’ils considéraient comme serviles, à l’instar de celles des artisans, des esclaves, des commerçants. Les hommes grecs libres disposaient ainsi du loisir, temps libre nécessaire pour s’occuper des affaires de la cité. Seuls les citoyens, hommes libres par définition, avaient les compétences nécessaires pour gouverner la cité. D’ailleurs, c’est toujours un peu le cas dans nos sociétés modernes, où nos élus sont dispensés de "travailler", c’est-à-dire d’exercer leur métier (avocat, médecin, enseignant, etc.), pour disposer du temps ainsi libéré pour gouverner, prendre des décisions, dans l’intérêt de tous. En échange de leur engagement, ils perçoivent des indemnités, souvent conséquentes, et non pas à proprement parler des "salaires". Ces indemnités sont censées remplacer le manque à gagner en échange de leur force de travail dans leurs métiers respectifs.
Le mépris du travail était aussi la règle dans les sociétés féodales. Dans la France de l’Ancien Régime, la noblesse, riche ou désargentée, ne pouvait, sans déchoir, se livrer à d’autres activités que d’être au service du Roi, soit à la Cour, soit dans l’armée, soit dans une haute charge de l’État. Cette noblesse "parasite", non seulement vivait dans l’oisiveté la plupart du temps, mais faisait supporter tous les travaux pénibles et nécessaires à la grande masse des paysans et autres, qui croulaient sous les contraintes et les impôts divers et variés.
On dit aussi du travail qu’il est une malédiction décrétée par Dieu suite à la désobéissance d’Adam et Ève. Expulsés du paradis, les femmes sont condamnées à enfanter dans la douleur (on dit d’ailleurs de l’accouchement que c’est un travail) et les hommes à subvenir à leurs besoins à la sueur de leur front. Le travail, activité nécessaire à la survie des êtres humains, n’est pourtant pas la voie par laquelle les hommes rachètent aux yeux de Dieu leur péché originel. Tout du moins chez les catholiques, contrairement aux protestants comme on le verra plus loin. Pour les catholiques, ce n’est pas le travail qui est la voie royale pour assurer son salut dans l’au-delà, mais la foi. Le travail est une activité neutre, certes inévitable, mais pas centrale dans la religion catholique. Il en est de même pour le Judaïsme et l’Islam qui partagent le même récit de la Genèse.
Au final, on s’aperçoit grâce à ce rappel historique, qu’il y a eu une longue période dans l’histoire où le travail n’avait pas la valeur centrale qu’on lui accorde dans les sociétés modernes. Qu’est-ce qui peut expliquer ce renversement ?
Le mythe du travail
Dans son ouvrage "Le travail : une valeur en voie de disparition" édité en 1998, D. Méda rappelle que les sociétés modernes font du travail une activité fondamentale sans laquelle la vie n’a plus de sens. L’opinion commune justifie souvent la nécessité de travailler par les arguments suivants : gagner de l’argent, s’insérer dans le tissu social et fuir l’ennui. Nietzsche dans "Le gai savoir" définit cette conception "commune" du travail et contemporaine de l’industrialisation naissante au xixe siècle, comme une approche vulgaire, c’est-à-dire partagée par le plus grand nombre.
- « Les pauvres oisifs ! Et dire qu’on ne leur accorde jamais la journée de huit heures ! » Dessin de Félix Vallotton, Le rire n°77, 1896. (@Universitätsbibliotek Heildelberg, Wikimedia Commons)
Cette représentation collective met d’abord l’accent sur le lien devenu indéfectible entre travail et salaire, au point que l’adage veut que "tout travail mérite salaire", et donc qu’il est hors de question que celui-ci soit gratuit. Ensuite, sans exercer une activité salariée il est impossible d’être reconnu par ses pairs dans la société. C’est par le travail que l’on se construit une identité sociale, qui est validée et valorisée par le regard que portent les autres sur ce que nous faisons, par le métier que nous exerçons. La nature de la tâche que nous accomplissons nous donne une certaine valeur en fonction de la norme sociale en vigueur. Ce qui ne signifie nullement que la valeur du travail accompli est mesurée à l’aune de son utilité sociale. Souvent, les métiers les plus pénibles, et pourtant les plus nécessaires à la société, donc les plus utiles, sont les moins bien rémunérés et les moins reconnus. Il en est ainsi des activités d’entretien comme le maintien de la propreté et le ramassage des déchets que nous produisons tous les jours, et qui ne sont pas considérés comme des métiers valorisants, aux yeux de la société, et qui sont les moins bien rémunérés. Ce n’est pas un hasard, si souvent les métiers liés à l’entretien sont racisés, voire féminisés, et invisibilisés. Enfin, au-delà du salariat et de l’insertion sociale, le travail permet de s’occuper pour échapper à ce mal typiquement humain qu’est l’ennui et que personne ne supporte. L’épreuve de l’ennui se révèle être celle d’une conscience du temps, qui disparaît lorsque l’esprit est occupé à une tâche, et qui nous saute, en quelque sorte "au visage" quand on n’est pas accaparé par une activité. C’est dans l’ennui que nous nous apercevons de la présence du temps qui s’égrène en nous et devant nous, sans que nous puissions nous en rendre maîtres. Il fait naître cette inquiétude que Pascal avait pertinemment cerné, lorsqu’il affirmait que l’ennui nous rappelle, au fond, notre destin d’être voué à la mort. Pour nous détourner de cela, rien de tel qu’un travail qui nous occupe.
Pourtant, ces arguments ne peuvent masquer le fait que notre conception du travail relève d’une construction élaborée par une histoire qui coïncide avec l’émergence de la société industrielle. Cette représentation collective, vulgaire comme dirait Nietzche, est une croyance qui a été façonnée historiquement par les deux siècles qui viennent de s’écouler. Elle a fait du travail une activité "enchantée" selon l’expression de D. Méda. La notion de travail a acquis une valeur quasi magique, fascinante, qui subjugue les êtres humains dès leur plus jeune âge, où le petit enfant apprend très tôt qu’il doit "bien travailler" à l’école s’il veut s’en sortir dans la vie. Le court passage sur Terre qui détermine le temps de l’existence doit être consacré au travail, car telle est la destinée des êtres humains, contrairement aux animaux. Karl Marx lui-même ne remet pas en question cette valeur du travail, puisqu’il fait de cette activité l’essence même de l’homme et le définit en tant que tel. Cette croyance collective, qui n’est rappelons-le qu’une croyance et non pas une vérité, a été forgée par l’essor du système économique capitaliste dont toute la visée est l’accumulation du capital et l’enrichissement de certains au détriment des autres. Le capitalisme a fait du travail une valeur centrale où la main-d’œuvre doit nourrir son projet en étant disponible, corvéable et docile. On comprend dès lors, dans cette perspective, que l’oisiveté, qui a toujours été chérie dans le temps passé, ne peut être encouragée. Bien au contraire. Si l’avènement du capitalisme a été à l’origine de la valorisation du travail, on ne s’accorde pas sur sa genèse en tant que système. Le commerce n’a pas commencé avec l’ère industrielle, il a juste pris une autre dimension. Ce qui a changé au cours de l’histoire, c’est la valeur accordée à l’enrichissement, qui a petit à petit perverti l’esprit du commerce. Ce dernier était censé être un moyen d’échange de biens et de services considérés comme nécessaire à la satisfaction de besoins. Il facilitait les échanges entre les êtres humains grâce au médium que fut l’invention de la monnaie. Par contre, l’enrichissement vise une autre fin : l’accumulation de biens qui assurent à celui qui en devient possesseur une supériorité par rapport aux autres, et crée ainsi des inégalités d’ordre socio-économiques. L’argent dans ce sens devient l’objet par excellence qu’il faut acquérir, car il permet d’accéder au plus grand nombre de biens et de services. S’enrichir c’est accéder à un pouvoir certain, grâce à la puissance que permet l’argent. Le grand subterfuge propagé par l’idéologie capitaliste, c’est que la prospérité, c’est-à-dire l’enrichissement, est accessible à tous, à condition de s’en donner les moyens, en travaillant d’arrache-pied. Max Weber dans "L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme" établira le lien fondamental qui unit essor du capitalisme et religion protestante. Cette nouvelle approche du christianisme, surtout dans sa déclinaison américaine, fera du travail le moyen par lequel on s’enrichit, et qui répond en même temps à la volonté de Dieu. La misère ou la prospérité dépendent alors de l’investissement et de la responsabilité de chacun. C’est ce en quoi croient fermement nombre d’Anglo-saxons.
Le désenchantement du travail
Mais qu’en est-il alors de P. Lafargue cité plus haut et de son droit à la paresse ? Et en quoi s’inscrit-il dans cette réflexion sur la valorisation du travail ? Si P. Lafargue partage avec son célèbre beau-père beaucoup de ses analyses, il y a entre eux une différence de taille : le rapport qu’entretient le prolétariat au travail. Les sociétés capitalistes, constate P. Lafargue, ont donné naissance à un curieux phénomène. Là où le grand bourgeois est devenu un surconsommateur qui ne produit rien, tout en s’adonnant à l’oisiveté et en se vautrant dans le luxe, le prolétaire et ses enfants travaillent sans relâche. Qu’est-ce qui peut justifier cela ? Pour Lafargue, et Russell aussi, les travailleurs se sont laissés « pervertir par le dogme du travail. » Ce sont les discours des prêtres, des économistes, des moralistes qui ont "sacro-sanctifié" une activité que Dieu lui-même méprise. D’après l’interprétation que fait P. Lafargue de la Genèse, Dieu se serait voué à un repos éternel après les six jours de travail que lui a coûté la création du monde. Il S’est adonné à une paresse éternelle, qu’Il a refusé à l’homme, suite au péché originel, en le condamnant à travailler perpétuellement pour subvenir à ses besoins.
Le droit au travail, revendiqué par les prolétaires comme ce fut le cas pendant la révolution en France de 1848, est pour P. Lafargue l’expression même de son aliénation. Le prolétariat, par cette revendication, place sa destinée sous le joug du travail qui occupera toute son existence. Réduire la vie uniquement au labeur est une pure folie, selon Lafargue. Cette dernière s’est emparée des classes ouvrières dans les nations capitalistes et elle est à l’origine de leur misérable condition. C’est là un point de discorde entre Karl Marx et son gendre. Le premier considère que la misère du prolétariat s’explique par la structure économique qui détermine le prolétariat à être dominé, car ne détenant pas les moyens de production, il est forcé de vendre sa force productive à une classe dominante exploitante : la bourgeoisie. Lafargue est d’accord sur ce point, mais il va plus loin.
Il estime que le ver est dans le fruit, car K. Marx n’a pas saisi que le prolétariat aimait le travail et que c’était là son malheur. Dans les sociétés dites "civilisées", les capitalistes, les paysans propriétaires, les petits-bourgeois font partie des classes qui aiment le travail et cherchent à toujours être occupées. Elles détestent l’oisiveté, qu’elles ont appris à considérer comme un vice. En ne s’accordant jamais de loisirs, elles ont influencé le prolétariat qui cherche à les imiter. Cet amour de travail, selon Lafargue, est un vice qui corrompt la nature humaine et contre lequel la classe ouvrière devrait se battre, là où l’opinion commune considère que « la paresse et la mère de tous les vices. » Cet amour du travail cause la perte du prolétariat, en considérant cette activité comme moralement sacrée. Le travail intense dans les sociétés capitalistes engendre chez les travailleurs des maux au niveau intellectuel, par l’abêtissement que génère la répétition des tâches, ainsi qu’au niveau physique en générant des déformations organiques douloureuses. Pour P. Lafargue, l’amour inconditionnel du travail peut mener à l’épuisement des forces vitales des individus, ainsi que celle de leurs descendants. En somme, travailler nuit à la santé physique et psychique. C’est là l’effet principal de la sacralisation du travail qui a été alimentée et instillée dans l’esprit de la classe ouvrière avec la révolution industrielle. Les réflexions de P. Lafargue anticipent les problématiques actuelles des pathologies liées au travail. On le constate, par exemple, avec l’explosion du phénomène du burn-out, maladie typiquement engendrée par le travail, ainsi que celui des accidents qu’il occasionne, voire les douleurs et déformations physiques qu’il génère.
- Manifestation pour une retraite solidaire et la défense des 35 h, Strasbourg, juin 2008. (@Christina, Wikimedia Commons)
Mais comment sortir de cette idéologie aliénante et source de souffrance quant au travail dans laquelle nous entraîne le capitalisme ? Que propose P. Lafargue ? Si le travail, observe P. Lafargue, a de telles répercussions négatives, ce n’est pas simplement parce qu’il est mal organisé dans le système capitaliste, mais c’est surtout parce qu’il va à l’encontre de la nature même de l’être humain, qui serait paresseux par définition. Là, on est à l’opposé de la conception marxienne de l’homme, dont l’essence même est de travailler. Pourtant, P. Lafargue ne dit pas que l’homme ne doit aucunement travailler, mais de là à consacrer tout le temps de son existence à cette activité, il y a un abîme. Se pose alors logiquement la question épineuse de la durée journalière qu’il faudrait consacrer au travail. Quelle devrait être la durée idéale du travail ?
La durée du temps de travail
Bertrand Russell, tout comme P. Lafargue, proposent tous les deux de réduire significativement la durée de la journée de travail, afin de libérer du temps libre. Lafargue estime que la loi devrait interdire de travailler plus de trois heures par jour. De même, il considère que les ouvriers ne devraient pas réclamer le respect des Droits de l’homme, qui ne servent en fait que les intérêts de la bourgeoisie. Ces droits ne seraient, selon lui, que le reflet d’une idéologie fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme. En cela, il est tout à fait d’accord avec son célèbre beau-père. Pour lui, la classe ouvrière ne doit pas réclamer un droit au travail, car cela ne fait que renforcer la misère à laquelle veut échapper cette classe, puisqu’elle est asservie durant toute son existence à une activité aliénante. B. Russell estime, lui aussi, que grâce à une répartition intelligente et rationnelle du travail, tous pourraient travailler moins et profiter de plus de temps libre.
Cette diminution du temps travail pourrait faire sourire tellement elle apparaît utopique. Pourtant, la question de la durée du temps travail reste fondamentalement politique. Elle renvoie à l’organisation même du travail et sa division, car celle-ci est loin d’être juste, puisque tous les hommes ne sont pas égaux devant le labeur. Lafargue, tout comme Russell, étaient conscients de l’impossibilité de cette demande, car le mal est déjà profond : « comment demander à un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une révolution virile ? » s’interroge P. Lafargue.
Peut-on considérer P. Lafargue comme un utopiste, à l’heure où la question de l’âge légal du départ à la retraite ne cesse d’être reculée dans le temps, où les trente-cinq heures en France, considérées à l’époque comme une véritable avancée sociale, sont remises en question, où la croissance économique reste un dogme quasi religieux, etc. ?
D. Méda [3], qui a été conseillère de Benoît Hamon (candidat malheureux à la présidentielle de 2017) sur la question du travail, reprend à son compte cette thématique. Selon elle, il est plus que nécessaire de briser cet attrait, cet ensorcellement du travail, et de ne pas en faire la seule activité qui pourrait donner sens à notre existence. Toute la question est de savoir par quel autre moyen on pourrait assurer aux individus : sociabilité, utilité sociale, intégration, sans que cela passe uniquement par le travail. Ce qui permettrait à celui qui ne peut travailler de ne pas se retrouver exclu de la société à cause de la condamnation morale du chômage.
Pour cela, Méda propose de ne plus calquer les activités multiples que peut avoir l’homme sur celles du travail. D’autres activités sont possibles avec leur propre logique, et qui pourraient être autant de possibilités d’affirmation de l’autonomie des individus, et de leur coopération. Il faudrait alors une véritable révolution dans les représentations collectives. C’est à cette seule condition que l’on pourrait dégager un nouvel espace public qui échappe à l’emprise du travail. Il faudrait distinguer la sphère de la production, d’une autre sphère où les individus pourraient se forger une identité, en participant à la vie collective. Il faudrait mettre des bornes à l’exercice de la rationalité techno-économique, afin de permettre l’émergence d’une nouvelle citoyenneté. Il faudrait réduire le temps de travail et augmenter le temps social . Ce dernier favoriserait l’implication des individus dans la politique, au lieu de réduire le temps libre, comme c’est le cas actuellement, uniquement au loisir-divertissement.
Il est clair que cela ne peut se faire sans une nouvelle organisation du travail, qui passerait forcément par une diminution du temps qui y est consacré. Ce qui implique aussi que la politique s’émancipe de la mainmise de l’économie, de remettre en question le dogme d’une croissance perpétuelle qui est en soi une aberration, et dont les conséquences désastreuses commencent à se faire ressentir, ne serait-ce qu’à travers les dégâts causés à la nature.
Au final, on pourrait objecter à Lafargue et à Méda que le temps de travail n’a cessé de diminuer depuis le xixe siècle, et cela en grande partie grâce au progrès technique. L’apparition des congés payés ira de pair avec cette diminution, impactant également la durée annuelle du travail. Pourtant, beaucoup estiment que de nos jours les hommes ne travaillent pas assez et qu’il faudrait travailler plus. Qu’est-ce qui peut pousser à exiger à une augmentation de la durée de travail si ce n’est les injonctions de la morale capitaliste qui fustige la paresse ? Dans ce contexte, les voix qui s’orientent vers une diminution de la durée du travail ont bien du mal à se faire entendre. Tant que la religion du travail perdurera, les appels à changer notre adoration de ce Dieu artificiel peuvent paraître vains. Pourtant, l’étendue d’un progrès technologique sans précédent et les catastrophes écologiques qui ne cessent de se répéter en détruisant l’environnement des générations futures finiront peut-être par avoir raison de cet entêtement mortifère.
Amine Boukerche vient de publier aux éditions Apogée, dans la série "Ateliers populaires de philosophie", un essai intitulé "L’universalisme contesté - L’occident sous le feu de la critique" (mars 2024).
[1] Paul Lafargue, Le droit à la paresse, Ed. La découverte, Paris, 2010
[2] Dominique Méda, Le travail, Collection Que sais-je ?, Paris 2022
[3] Dominique Méda, Le travail une valeur en voie de disparition, Ed. Flammarion, Paris 2021