Aujourd’hui se lève un vent de contestation envers le système capitaliste et les effets de son évolution obligatoire vers un extrémisme : le néo-libéralisme. Mais le vent généralement ne suffit pas pour abattre définitivement cette construction gênante et envahissante, qui résiste et renaît à toutes les secousses qui l’ébranlent et continue à étaler son ombre malsaine et provoquer des perturbations irréparables. L’anéantir de façon certaine demande à en mettre à jour toutes les fondations et les démanteler une à une avec le minimum de dégâts collatéraux.
Comme le dit si justement Bernard Blavette dans le n°1116 de la G.D., "…on ne peut combattre efficacement que ce que l’on conçoit parfaitement."
Lors de la mise en place de ce système dès le 18ème siècle, ses partisans intéressés l’ont justifié en élaborant des théories qui s’appuyaient sur la situation économique et sur les connaissances humaines de cette époque, théories qui furent alors élevées en dogme général. Il vous est certainement arrivé, entre amis, en famille ou à d’autres occasions de présenter les principes de l’Economie Distributive après avoir énuméré tous les travers et délits du système néo-libéral. Après le qualificatif d’utopie, qu’elle réplique est la plus fréquente ? Il s’agit, n’est-ce pas, de : "ça ne peut pas marcher, la mentalité humaine est trop perverse. Même si le capitalisme comporte des lacunes, il a prouvé qu’il était le meilleur compromis possible compte tenu des travers de l’homme".
"En ce qui concerne le destin de la planète comme celui de la vie quotidienne de chacun, le problème le plus urgent demeure celui de l’agressivité". [1] Cette recommandation de Jacques Van Rillaer [*] permet de situer un des problèmes majeurs, qui se pose à tous en cette époque cruciale de transition, qui est de comprendre et de remédier à cette disposition humaine qui entrave toute nécessité ou volonté à sortir de notre civilisation et de pouvoir en construire une autre. Cette disposition à défendre sa structure et sa survie appartient au phénomène de la vie et habite naturellement toutes les espèces, de l’amibe à l’homme. A propos de cette nature humaine, une longue lignée de penseurs l’a établi et défini comme cupide, agressive voire violente, prédatrice envers ses congénères et seulement motivée à l’action par l’intérêt personnel. De Thucydide [*] à Freud en passant par Platon, Aristote, Saint Augustin, Hobbes [*], Kant, Descartes, Hume [*], A Smith, F.Nietzsche et B.Franklin [*], des siècles de pensées ont doté l’homme de penchants pour la domination et la violence, de pulsions innées et même d’instinct de mort.
Chaque solution alternative émise se heurte à cet argument d’une nature humaine pervertie dont seul le capitalisme s’avère apte à gérer puisqu’il serait accompagné par une force mystique ou "main invisible" capable d’utiliser à bon escient les intérêts individuels et de réguler les activités principale de l’homme sur Terre, les échanges marchands. Ces perversités qui, considérées comme naturelles, furent libérées de toute entrave pour le soi-disant plus grand bien de la société et de son économie. Les vices privés devinrent les garants des vertus publiques (Mandeville [*]), idées de base du libéralisme économique. Pas étonnant que Friedrich A. Hayek [*] confesse quelque admiration pour cet écrivain néerlandais du 18ème siècle.
Cependant, cette régulation soi-disant bienfaisante, vénérée et protégée par ses gourous, s’avère en réalité défectueuse et responsable d’inégalités insoutenables et de troubles sociaux, défauts qu’Adam Smith lui-même avait soulignés.
En effet, Smith dans toute son œuvre n’y fait aucune référence lorsqu’il parle de la « main invisible ». Il n’a jamais parlé de régulation de l’économie en général comme le fait remarquer Schumpeter [*] dans « L’histoire de l’analyse économique » mais de création de richesse. Smith mentionne d’ailleurs qu’elle a de nombreux effets pervers : la création de richesse crée des inégalités susceptible d’entraîner un désordre social, et la division du travail tend à abrutir la masse ouvrière.
D’après Noam Chomsky [*] "Nous sommes censés vénérer Adam Smith mais non le lire car il postulait déjà que la sympathie était la valeur humaine centrale, et qu’il fallait donc organiser la société de façon à satisfaire cet élan naturel des êtres humains, le soutien mutuel (voir l’entraide). En fait, son argument crucial en faveur des marchés conduirait à l’égalité parfaite. La célèbre expression de Smith sur la « main invisible », que tout le monde utilise totalement de travers, n’apparaît qu’une fois dans "La Richesse des nations" et dans le contexte d’un raisonnement contre ce que nous appelons aujourd’hui le néolibéralisme. [2]
Ainsi, la croyance en cette disposition incurable à l’agression entretient un système économique dévastateur et nourrit un fatalisme qui empêche toute remise en question indispensable à un nouvel élan du progrès social.
Alors, l’homme est-il enclin d’une façon irrépressible à l’agressivité sous toutes ses formes pour garantir ses intérêts personnels ?
Il est vrai qu’en temps qu’être vivant ayant des besoins à assouvir, en priorité pour maintenir sa structure, et ensuite notamment afin d’obtenir la gratification sociale, l’homme utilise l’agressivité afin d’influencer le milieu en sa faveur, mais comme le dit Jean-Marie Muller [*], cette agressivité est louable puisqu’elle permet l’audace, le courage, de s’opposer à l’obstacle,"d’aller de l’avant", de "marcher vers" comme son étymologie l’indique. Il ajoute même : "La non-violence suppose avant tout qu’on soit capable d’agressivité". [3]
L’agressivité serait donc une garantie pour vivre et pour communiquer avec l’Autre. Mais alors, d’où vient la violence sous toutes ses formes ? Si elle est une expression particulière de l’agressivité, alors, est-elle le résultat d’influences extérieures qu’il suffirait de corriger ou l’expression de pulsions instinctives qui dans ce cas condamne l’homme à une violence potentielle qui peut surgir à tout moment et qui incite à signifier comme quoi l’homme en tant qu’espèce demeure inexorablement sous la domination d’instincts comme le sont les animaux ?
L’héritage au sujet de cette nature humaine innée est plutôt lourd.
Déjà, Platon dans le "Gorgias" fait dire à Calliclès que si dans la nature c’est le plus fort qui domine, alors il est juste que dans la société humaine il en soit de même.
Kant, une des références de la pensée, au programme de tant de cours de philosophie, le dit dans le "Traité de pédagogie" : "L’homme a reçu de la nature une disposition pour l’usage de la raison. Il possède dans son corps l’incarnation de sa liberté. Mais il doit aussi affronter sa propre animalité, il est soumis à des « penchants animaux »".
L’idée du péché originel interprétée comme une conséquence de la constitution de la nature humaine devint l’héritage commun de toutes les générations de chrétiens en Occident. Elle influença profondément la psychologie et la pensée politique puisqu’elle permis de justifier tous les gouvernements. La bestialité humaine servit de prétexte à l’instauration de tous les pouvoirs.
On la retrouve consacrée dans la fameuse tirade : "Homo homini lupus", l’homme est un loup pour l’homme." [4]
"L’homme est une corde tendue entre l’animal et le Surhomme, une corde au-dessus d’un abîme." Loin de souhaiter la violence pour elle-même, Nietzsche constate qu’elle est naturelle, et qu’il nous appartient de la cultiver dans un sens ou dans un autre.
"Benjamin Franklin déclara à la Convention Fédérale américaine : "deux passions exercent une puissante influence dans les affaires humaines : l’ambition et l’avarice, l’amour du pouvoir et l’amour de l’argent." Ce qui rejoint la conception d’Horace White [*] pour qui les Etats-Unis sont bâtis sur la philosophie de Hobbes et la religion de Calvin, c’est à dire que l’état de nature de l’humanité, c’est la guerre, et que l’esprit humain et le bien ne font pas bon ménage." [5]
Il est incroyable comme cette idée a traversé des siècles et s’est maintenue intacte pour justifier et protéger le pouvoir répressif des puissances militaires et religieuses. Récupérée ensuite par les bourgeois banquiers et marchands, elle a permis de justifier la compétition et même la violence comme des conduites naturelles, saines et viriles. "Elle rationalise à bon compte l’idéologie libérale capitaliste qui prône le droit du plus fort, quand elle ne renforce pas le culte de la puissance chez des individus de mentalité fasciste". [6]
On la retrouve même pendant longtemps à la base des traités d’éducation qui prônent de dompter ou de canaliser cette perversité innée. Ainsi, "Pour tous les autres peuples du monde, les enfants sont l’humanité en devenir, alors que pour nous, ils sont l’animalité à dominer". [7]
Du côté du psy, l’agressivité se présente, pour Freud, telle une tendance instinctive, innée, camouflée de l’homme qui vise la destruction, l’humiliation des autres et ce dans des comportements aussi bien violents et flagrants que plus discrets.
Pour lui, "rien n’est plus contraire à la nature humaine" que "l’idéal imposé d’aimer son prochain".
Freud vers la fin de sa vie, dans la seconde topique, radicalise son interprétation de la violence et au lieu de raisonner à partir de la théorie du refoulement, imagine à la racine de la violence l’affrontement de deux pulsions fondamentales, la pulsion de vie Eros, et la pulsion de mort, Thanatos.
Si on généralise en disant que toute les conduites humaines sont sur ce modèle, on doit dire alors que la violence dans l’homme ne peut pas être éradiquée. Elle est consubstantielle à la vie psychique, elle a sa racine dans un instinct primitif et tout ce que nous pouvons faire, c’est de tenter de la maîtriser de l’extérieur. L’homme donc ne peut pas être libéré de la violence qu’il porte en lui mais seulement de la détourner ou la réprimer.
Hobbes ne concevait de paix civile que sous la surveillance d’une police. Freud ne conçoit de paix relative qu’en mettant la police dans l’esprit de chacun sous la forme d’un surmoi capable de culpabiliser et discipliner le moi.
Freud a été contredit à propos de l’instinct de mort et cette théorie connaît encore aujourd’hui la remise en question. Ainsi, d’autres pensent que l’agressivité peut être considérée comme une pulsion (et non un instinct) de conservation de soi donc une pulsion de vie.
Car,..."rien, ni dans la chimie, ni dans la physique, ni même dans la biologie, sur laquelle pourtant Freud s’appuyait fermement, ne permettait d’en confirmer l’existence. [8]
Comme le remarque fort pertinemment André GREEN [*], "la difficulté, en ce qui concerne la pulsion de mort, vient de ce que nous ne pouvons lui attribuer avec la même précision une fonction correspondante à celle de la sexualité par rapport aux pulsions de vie (ou d’amour)". Aussi, même s’il est actuellement fréquent de rencontrer en clinique psychanalytique des formes pathologiques de destructivité, aucun argument clinique ne peut en lui-même constituer une preuve de l’existence de la pulsion de mort et le problème reste, pour l’essentiel, théorique." [8]
"Toujours du côté de l’explication psychanalytique, alors que certains (Alexander [*] et Staub [*]) assimilent le délinquant à un névrosé marqué par une très grande émotivité, d’autres (Lagache [*]) opposent de manière caractéristique le criminel et le névrosé en insistant sur l’égocentrisme et l’immaturité affective du délinquant. L’accord ne règne pas davantage au niveau de la conception de la formation de la personnalité anti-sociale. Freud l’explique par les complexes provenant de l’absence de liquidation de conflits infantiles liés au développement de la sexualité, mais Jung [*] insiste au contraire sur l’importance du conflit actuel qui ouvre la porte à une régression, tandis qu’Adler [*] a surtout insisté sur le rôle du sentiment d’infériorité." [9]
"La théorie de la frustration-agression de Dollard [*] a été le point de départ de nombreuses recherches empiriques. Elles ont abouti à la double conclusion que:1) l’agression n’est pas nécessairement une conséquence de la frustration ; 2) la frustration n’est pas une source suffisante de l’agression.
La notion de signification…est absolument capitale pour une approche de l’agressivité…Le sentiment de privation ou de frustration dépend de la signification attribuée (de façon tacite ou explicite) aux événements…la réaction à cette impression pénible reste encore dépendante de la psychologie individuelle". [9]
"Ce ne sont pas les choses qui nous troublent mais l’opinion que nous nous faisons d’elles". [10]
"Les impulsions ne se réalisent et ne prennent leur allure spécifique qu’avec le concours d’un sujet qui leur accorde une certaine valeur". [11]
"Le fond de l’affaire réside toujours dans le désir, propre à chacun, de pouvoir affirmer sa valeur à autrui et de pouvoir se la confirmer à ses propres yeux". [12]
"L’agressivité est motivée par une attaque du moi, un sentiment d’aliénation ou d’impuissance. Une autre motivation, proche de celles-ci, est la non-reconnaissance du moi". [13]
Ainsi, du côté de la psychologie, la délinquance s’expliquerait par une structure antisociale dont la formation résulterait de troubles dans la personnalisation de l’individu. Il en résulte une lourde responsabilité du milieu social et de l’éducation au cours de la formation de la personnalité.
Puisque l’homme est un produit de l’évolution de la vie, ne peut-on trouver une explication de cette nature humaine perverse du côté de l’éthologie ?
Pour Konrad Lorenz [*], dont les résultats de ses recherches ont marqué le monde de l’éthologie, l’agressivité animale est l’instinct de combat qui entend maintenir ses rivaux de la même espèce à une certaine distance, un point c’est tout. Et l’être humain, lui aussi, entend maintenir ses rivaux à distance. Il défend avec passion une conception zoomorphiste de l’homme, même si, toutefois, il avoue dans un de ses textes scientifiques [14] du peu d’activités humaines proprement instinctives et la liaison compliquée entre les éléments innés et les activités supérieures du cerveau, l’apprentissage et l’intelligence.
Là aussi, les contradicteurs sont nombreux, puisqu’il n’y a pas de faits qui plaident de façon décisive en faveur d’une agressivité "spontanée" chez l’animal, produite uniquement par des facteurs internes. A ce sujet J.P.Scott [*] s’exprime ainsi :"Il n’y a pas de mécanisme physiologique connu produisant une stimulation spontanée interne au combat. L’agression ne se produit qu’en réaction à des stimulations externes". [15]
Certains culturalistes modérés comme Alexander Alland [*] critiquent Lorenz qu’ils accusent de ne pas suffisamment tenir compte de "la dimension humaine", "dimension" dans laquelle la culture joue un rôle non négligeable.
Les "radical-scientists" comme John P. Scott critiquent la thèse de Lorenz qui fait du biologique le fondement du comportement humain, et ils critiquent tout particulièrement son homme tueur.
Ainsi, "les données actuelles de la psychologie animale ne permettent pas d’affirmer l’existence d’un instinct agressif autonome ni même une "pulsion" à l’agression. Par contre, on a pu mettre en évidence différents types de réactions combatives se déclenchant dans des situations déterminées (douleur, menace, rivalité, etc.)." [16] et plus loin il ajoute :"..l’automatisme endogène menant à l’agression, aucun argument sérieux ne permet d’affirmer son existence chez l’animal et a fortiori chez l’homme." [17]
Que ce soit par l’éthologie, la psychologie, si tous s’accordent pour dire que l’agressivité normale s’avère utile à la préservation de sa structure chez l’individu, l’origine des comportements pervers ou violents n’y peut trouver une preuve scientifique.
Comment trancher, faire la part des choses ? Violence instinctuelle ou réponse à des stimulations externes ?
La notion de "nature humaine" est aujourd’hui indissociable du domaine de la biologie, de la génétique et de l’étude des instincts. C’est donc dans cette direction qu’il s’agit de se tourner. Pour Edward Wilson [*], fondateur de la sociobiologie, la "nature humaine" est faite d’un certain nombre de contraintes biologiques, codées génétiquement, qui amènent les différents humains à prendre les mêmes décisions dans un large éventail de contextes. Wilson pense que le moteur du comportement social est l’égoïsme biologique qui permet la conservation de ses propres gènes et/ou de leurs copies, ce qui conduit les individus à s’affronter socialement pour l’acquisition de la dominance - car la dominance sociale, directement liée à l’agressivité, peut se traduire par un grand succès reproductif.
Cette thèse converge avec les travaux scientifiques de Richard Dawkins [*], essentiellement connu pour sa théorie de l’évolution centrée sur le gène. Cette théorie est clairement décrite dans son livre "Le gène égoïste" (1976), dans lequel il explique que "toute vie évolue en fonction des chances de survie des entités répliquées". De la sorte, la dictature du gène implique celle de la nature ou de l’inné sur nos comportements, d’où l’implacabilité de la violence dans la gestion des conflits nés de l’impératif de survie des gènes puisque celle-ci est une règle de la nature. Par cette vision des choses, il explique même l’altruisme des individus dans la nature. Par exemple, dans le cercle familial, quand un individu se sacrifie pour protéger la vie de membres de sa famille, il agit dans l’intérêt de ses propres gènes. En 2009, un tribunal de Trieste a invoqué une « vulnérabilité génétique » prédisposant à la violence pour accorder une réduction de peine d’un an à un meurtrier. Se référant à une étude britannique du Nuffield Council on Bioethics, « Génétique et comportement humain : le contexte éthique » (2002), la Cour a considéré qu’Abdelmalek Bayout présentait une prédisposition, à la fois sociale mais également génétique, au meurtre.
« C’est un non-sens scientifique », s’exclame Catherine Vidal [*], neurologue et directrice de recherche à l’institut Pasteur, réfutant tout consensus dans la communauté scientifique sur l’existence de gènes de la criminalité ou de l’agressivité. Selon elle, il existe effectivement des études qui montrent des corrélations entre certains gènes et des comportements, mais sans pour autant prouver une véritable relation de cause à effet. « De toute façon, ces études sont réalisées sur des grands échantillons, sur des bases statistiques. Elles ne peuvent en aucun cas prédire un comportement violent chez un individu particulier qui comparait devant un tribunal », prévient-elle.
L’engouement pour l’explication des comportements par la génétique prend des proportions frôlant même le ridicule, puisqu’il est révélé des corrélations entre certains gènes et, par exemples, l’infidélité spontanée, l’hyperactivité infantile, la précocité sexuelle. Des présumées tendances, certes, mais qui ne sont pas plus importantes que les influences du milieu éducatif et social.
Pierre Barthélémy [*] s’insurge contre cet abus du tout génétique :" la dictature du gène a finalement gagné bien des esprits, comme une version moderne de la phrénologie qui, au XIXe siècle, expliquait les “caractères” par le relief du crâne (la fameuse “bosse des maths”…)… Bienvenue à Gattaca , le monde où les “défauts” sont inscrits dans l’ADN, où l’homme ne peut transcender la somme de ses informations génétiques. Un monde où certains de mes confrères titrent sur le “gène de la salope”".
Dans son ouvrage, "La société pure, de Darwin à Hitler"(2001), l’historien des sciences français André Pichot [*] émet de sévères critiques à l’égard de la thèse de Dawkins. Pichot estime qu’elle est à peu près équivalente dans ses principes à celle d’Edward O. Wilson. Reprenant l’idée de « capitalisme génétique » que Marshall Sahlins [*] emploie dans sa Critique de la sociobiologie (1976) pour qualifier la sociobiologie, Pichot montre le caractère idéologique de la théorie de Dawkins, l’hégémonie implacable du patrimoine génétique pouvant se comparer avec le système économique basé sur la maximisation du capital. En effet, cette théorie considère les individus comme de simples supports d’un patrimoine génétique dont ils doivent assurer la perpétuation et l’accroissement à l’égal des critères économiques dans le capitalisme industriel. Cette "humanisation" des gènes porteurs d’une volonté lui apparaît simpliste et s’apparente à cette idéologie de la séparation de l’âme et du corps.
De plus, il considère cette théorie de la dictature du gène comme une nouvelle porte ouverte à l’eugénisme qui a tant sévi avant et pendant la seconde guerre mondiale de Lyssenko [*] à Alexis Carrel [*], de Julian Huxley [*] à Ernst Haeckel [*]. Jacques Testard [*] s’associe à cette critique [18] et met en garde contre l’avènement d’un nouvel eugénisme positif non plus affirmé comme la recherche de la pureté de l’espèce, mais plutôt masqué derrière la maximisation du bien-être et du bonheur. Grâce au diagnostic préimplantatoire (DPI) utilisé lors de la procréation in-vitro, cette technique permet un tri sélectif très précoce des embryons et garantit une procréation "parfaite".
"En effet, il s’agirait non pas d’obtenir l’individu parfait, qui n’existe pas, mais plutôt l’individu idéal, à un moment de l’histoire, type individuel dont l’idéalité est établie sur des critères peu objectifs, mais qui sont communément acceptés et partagés à ce moment précis de l’histoire". [19]
"Si au début de la génétique le rêve de trouver dans les gènes un programme capable d’expliquer les évolutions et les comportements des êtres vivants était très fort, la plupart des chercheurs s’accordent aujourd’hui sur la complexité des rapports entre facteurs environnementaux (le type de société et de culture dans lesquelles on baigne, notre éducation, notre alimentation, nos rapports affectifs, notre parcours individuel depuis notre enfance) et génétiques (et plus largement biologiques), entre « acquis » et « inné ». On parle de « terrain », de « risques » pour la disposition à certaines maladies héréditaires par exemple, mais la plupart des chercheurs ont abandonné les équations du type 1 gène = 1 fonction = 1 comportement". [20]
Les adeptes du totalitarisme génétique seront déçus : "le" gène de l’agressivité, celui qu’il suffirait de déconnecter pour vivre dans une société paisible, n’existe pas". Selon Richard Tremblay [*], chercheur en psychologie à l’Université de Montréal, "les facteurs génétiques gouvernent les comportements agressifs dans les premières années de la vie, mais très vite l’influence de l’environnement prend le dessus. " [21]
"C’est vrai, tout est génétique, mais ça ne veut pas dire que la génétique détermine tout. Parler d’un ou des gènes de l’agressivité ne signifie rien car il y a en réalité une multitude de gènes impliqués dans ce comportement, tout en servant aussi pour d’autres comportements. Bref, ce système génétique qui se répercute dans le cerveau est très complexe. …l’éducation, les rapports avec les autres, tout notre environnement influe sur l’évolution de nos comportements et peut les modifier complètement." [21]
Cette engouement pour le gène s’est développé après une découverte scientifique récupérée, interprétée et détournée de sa vérité initiale, par les phantasmes et les besoins d’une époque et transformée en idéologie. Il s’agit des thèses de Darwin et de son fameux ouvrage :"L’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle". Dans ce livre, quatre petits mots vont causés cent cinquante ans de polémique : "survie du plus apte". C’est à partir de ces mots et les lois de Mendel [*], que va s’élaborer une version politisée du "Darwinisme social" qui va dégénérer en interprétation de la vie comme une lutte sans merci entre les hommes, état naturel des relations sociales, qui permettrait "légitimement" au plus fort de l’emporter sur le plus faible. Cette théorie idéologique en adéquation avec les besoins et les projets de l’élite capitaliste recueillera un succès croissant et permettra de justifier les inégalités sociales, les guerres de conquête avec la disparition des « races inférieures », jusqu’à l’eugénisme et l’amélioration de la "race" en raison de la confiance en la puissance de la science.
La critique du darwinisme social trouve son apogée avec la thèse de l’entraide développée en 1902 par Pierre Kropotkine [*] dans "L’Entraide : Un facteur de l’évolution". Dans cet ouvrage, il répond spécifiquement aux théories de Thomas H. Huxley [*] publiées dans "La Lutte pour l’existence dans la société humaine" en 1888. Kropotkine, sans nier la théorie de l’évolution de Darwin, y précise que les espèces les mieux adaptées ne sont pas nécessairement les plus agressives, mais peuvent être les plus sociales et solidaires. Ce qui lui fait dire que la compétition ne serait donc pas le levier d’évolution le plus "efficace".
Le primatologue néerlando-américain Frans de Waal [*], qui a étudié au début du XXIe siècle le sentiment d’empathie chez les animaux, en déduit que le darwinisme social "est une interprétation abusive : oui, la compétition est importante dans la nature mais, on l’a vu, il n’y a pas que cela. (...) Nous sommes aussi programmés pour être empathique, pour être en résonance avec les émotions des autres." [22] Pour justifier une politique basée sur la loi du plus fort, nos décideurs s’appuient sur de faux principes de biologie. En effet, dans la nature", affirme le primatologue," la compétition n’est pas le seul moyen de survivre. La coopération a largement sa place". [23]
Lewis Thomas [*] va jusqu’à proposer : "Je ne vois rien de déraisonnable à soutenir que des chaînes d’ADN, enroulées sur elles-mêmes dans nos chromosomes, codent l’instinct qui nous pousse à nous rendre utiles. Le besoin de se rendre utile pourrait bien se révéler le trait le plus déterminant de l’aptitude à la survie, plus important que l’agression, plus efficace, à long terme, que l’instinct d’appropriation."
Le détournement des pensées de Darwin est dû aux œuvres eugénistes de son cousin Francis Galton [*] et d’un grand défenseur du capitalisme naissant, Herbert Spencer [*]. En effet, la bourgeoisie nouvelle qui a supplanté l’aristocratie est soucieuse de moralité, de ligne de conduite qui permettrait à son élite de se reconnaître face à la prolifération de la "classe dangereuse", ce peuple voué à la pauvreté, à l’alcoolisme. Les avancées de la science viennent à point nommé et notamment les thèses de Darwin qui réadaptées par l’économiste britannique Robert Malthus [*] aboutissent à l’évènement de la "méritocratie" qui définira comme logique que le meilleur (le plus fort) soit récompensé et l’incapable (le plus faible) sanctionné, voire éliminé. Cette distinction avait aussi besoin d’être renforcée à une époque où s’élaborait la conquête coloniale et ses confrontations avec des peuples dits "sauvages".
Le détournement de cette théorie et son application à la société humaine en l’interprétant en termes de lutte sans merci a permis ainsi de justifier la cruauté sociale et l’égoïsme du capitalisme.
Des questions viennent alors à l’esprit : pourquoi l’homme s’oppose t-il à cette cruauté naturelle aux noms de l’altruisme et de la compassion ? (L’existence même du mot cruauté peut en être une preuve). Ne met-il pas de la sorte, à terme, en péril la qualité de l’espèce humaine ?
Darwin donne lui-même la réponse, réponse qui ne sera pas, on s’en doute, retenue. Il dit que le point ultime de l’évolution, c’est la capacité et le désir qu’ont acquis les hommes à désobéir à la nature. "Nous humains, sommes naturellement habités par la compassion. Nous devons donc obéir à ce penchant naturel au risque, sinon, de porter préjudice à la plus noble partie de notre nature".
Si la nature d’où nous sommes issus à permis le développement de cette tendance altruiste, si elle a favorisé notre aptitude à refuser la sélection, l’élimination des moins "adaptés", c’est-à-dire laissé s’exprimer cette capacité à lui dire "non", c’est que cette tendance est un produit de l’évolution. Ainsi, nous aurions certainement tord de refouler cette voie au risque, alors, de se trouver déclaré inapte et d’être éliminé.
Jean-Claude Guillebaud [*] s’associe à cette théorie des "darwiniens de gauche" : "Le principe d’humanité serait en quelque sorte la résultante finale d’un processus évolutif d’essence biologique. …Ce que nous appelons "morale", "altruisme", "civilisation" ne serait rien d’autre qu’une composante de la sélection elle-même". [24]
Car cette disposition à l’altruisme, à la philosophie et la morale n’a t’elle pas pour origine le néocortex cérébral, dernier né de l’évolution, centre de l’intelligence et de l’apprentissage, de l’abstraction, de la conscience ou encore du langage et impliqué dans la mémorisation et les émotions. Il possède aussi la particularité de ne pas fonctionner de façon automatisée, c’est-à-dire que l’on ne peut prévoir comment il va réagir à un stimulus donné.
En 1986, « Année internationale de la paix », 20 scientifiques de réputation mondiale ont adopté le « Manifeste de Séville sur la violence ». Se fondant sur les recherches de diverses disciplines, ils affirment que la violence n’obéit pas à une loi naturelle et ils s’élèvent contre le recours à la science pour justifier la violence et la guerre.
Il y est déclaré notamment :
Il est scientifiquement incorrect que nous ayons hérité de nos ancêtres les animaux une propension à faire la guerre.
Il est scientifiquement incorrect de dire que la guerre ou toute autre forme de comportement violent soit génétiquement programmée dans la nature humaine.
Il est scientifiquement incorrect de dire qu’au cours de l’évolution humaine une sélection s’est opérée en faveur du comportement agressif par rapport à d’autres types. La violence n’est inscrite ni dans notre héritage évolutif ni dans nos gènes.
Il est scientifiquement incorrect de dire que les hommes ont « un cerveau violent » bien que nous possédions en effet l’appareil neuronal nous permettant d’agir avec violence, il n’est pas activé de manière automatique par des stimuli internes ou externes.
Il est scientifiquement incorrect de dire que la guerre est un phénomène instinctif ou répond à un mobile unique.
Si la génétique ne peut pas apporter de réponse fiable, n’existerait-il pas une sécrétion hormonale ou autre substance qui soit responsable de la violence ?
Les recherches expérimentales de F.A.Beach [*] confirment l’absence de relation causale univoque entre une sécrétion interne et un comportement.
"Quels que soient les effets des hormones sexuelles, ils sont considérablement réduits chez les espèces ayant une organisation sociale. Cela peut avoir un effet sur l’animal mais cela dépend aussi de la situation ; plus l’espèce a une organisation sociale évoluée, plus les variables de situation sont importantes". [25]
A propos de la testostérone, hormone masculine : "l’argument biologique dépeint l’agression masculine comme la plus grande différence comportementale entre les hommes et les femmes, différence qui serait normale et innée ; ce qui est intolérable". [25]
Il en est de même pour la sérotonine, neuromodulateur du système nerveux central qui intervient directement sur l’émotivité et influe sur les interactions sociales en favorisant, par exemple, l’agressivité ou le sentiment d’injustice. La quantité présente dans le cerveau et dans l’intestin de cette substance dépend bien entendu de notre capacité à l’emmagasiner et la synthétiser mais aussi de l’alimentation, de l’exposition à la lumière solaire et de conditions particulières liées au milieu individuel et social donc de facteurs externes.
"Ni la physiologie, ni l’éthologie, ni la psychologie n’ont pu démontrer, dans le cas de l’agressivité, l’existence d’une nécessité interne émanant d’un processus somatique …l’agressivité n’est en aucune façon une substance dont l’organisme devrait éliminer le surplus". [26]
"L’agressivité n’est pas innée au sens biologique d’un instinct. Du fait de la quasi permanence du narcissisme, elle apparaît néanmoins comme un phénomène pratiquement inextirpable ou, si l’on veut, une "loi" de la constitution humaine". [27]
En ce qui concerne la recherche des différents éléments du cerveau qui participeraient à la genèse des comportements agressifs, la médecine progresse aussi dans ce domaine. Cependant, ces découvertes n’expliquent en rien les causes de la violence et des perversités. Comme toute médecine, elle permet de soigner, d’intervenir sur des lésions, mais elle est impuissante à éliminer les causes de ces dérèglements.
Ainsi l’exprime le Professeur Hervé Allain [*] "Des avancées ont été clairement réalisées dans l’approfondissement de déterminants biologiques associés aux comportements violents. L’importance du social et du psychodynamique dans ces comportements ne facilite pas la recherche clinique et thérapeutique prisonnière de ses canons méthodologiques. La possibilité d’atténuer par le médicament au moins les situations de crise et d’agir préventivement dans les populations à risque semble se dessiner". [28]
A ce propos, où en est la criminologie, c’est-à-dire l’étude de la propension à réaliser des conduites répréhensibles et des actes transgressant l’interdit, considérées comme des agressions ?
Même si certaines théories telles celles de Burt [*] et Cattell [*], Ernest Dupré [*], de Kretschmer [*], de l’Ecole de Graz [*] dont A.Lenz [*], de Kinberg [*], de Di Tullio [*] et de P.Grapin [*] sans oublier celle de C.Lombroso [*], qui font la part belle au biologique ou au naturel, ont connu leurs heures de gloire, les théories plus récentes insistent sur l’influence du milieu social comme prépondérante dans les causes entraînant les actes criminels. Son chef de file, Alexandre Lacassagne [*], a mis l’accent sur l’influence quasi-exclusive du milieu social dans l’étiologie criminelle. Gabriel Tarde [*], le premier critique de la théorie du criminel-né de Cesare Lombroso, a complété cette théorie par l’étude des influences du milieu social sur le comportement individuel et a principalement mis en évidence le principe d’imitation. Son idée essentielle est que chacun se conduit selon les coutumes acceptées par son milieu. E.Durkheim [*] a même généralisé la délinquance comme un mouvement naturel de toute société qui serait bénéfique pour son évolution. D’autres théories font la part belle à la cause sociale comme celles d’H.Laborit, de Clifford Shaw [*], de Sutherland [*], de Ronald Akers [*], de l’anomie de Merton [*], des conflits de culture de A.K.Cohen [*], de l’intégration culturelle différentielle de D.Szabo [*], celle de l’engagement de H.S.Becker [*], du lien social de T.Hirschi [*]. "L’agressivité, par exemple, est décriée chez les « jeunes des banlieues », et dans toute inscription dans un mouvement de contestation de l’ordre établi. Elle est par contre fortement valorisée par l’idéologie libérale en ce qui concerne les jeunes cadres blancs, poussés à se battre pour être les meilleurs sur le marché." [20]
"La plupart des hommes importants avaient le parfait potentiel pour devenir de grands criminels s’ils avaient grandi dans un environnement différent". La conclusion de Richard Tremblay en choquera quelques-uns, mais elle traduit l’évolution de la recherche sur les causes profondes de l’agressivité." [29]
Cette notion trouve un écho dans l’étude de la délinquance par la théorie de la dissociabilité de Roger Mucchielli [*]. Celui-ci expose qu’une défaillance du processus de socialisation nécessaire à la formation de la personnalité explique la délinquance. L’échec peut résulter, soit du fait que les conditions sociales sont difficiles à maîtriser (apprentissages sociaux pernicieux, défaillants, inefficaces ou inaccessibles), soit que la personnalité du sujet n’est pas armée pour répondre aux conditions dans lesquelles il est placé ou peu motivée pour les assumer (irritabilité du sujet, avidité devant le monde ou indifférence affective). On retrouve une similarité sociologique dans la théorie de la sous-culture de violence de Wolfgang [*] et Ferracuti [*], étude de la jeunesse plongée dans une culture de la légitimation de la violence.
"En elle-même, l’impulsion (ou quelque nom qu’on lui donne) n’est socialement ni malfaisante ni bienfaisante. Sa signification dépend des conséquences effectivement produites, et celles-ci dépendent à leur tour des conditions dans lesquelles cette impulsion agit et avec lesquelles elle interagit. Ces conditions sont établies par la tradition, par la coutume, par la loi, par les formes d’approbation et de désapprobation publiques, bref par tous les éléments qui constituent l’environnement. […] La prétendue immuabilité de la nature humaine ne saurait être admise". [30]
Le célèbre phénoménologue Merleau-Ponty [*] précise : "L’équipement psychophysiologique laisse ouvertes quantités de possibilités et il n’y a pas plus ici que dans le domaine des instincts une nature humaine donnée une fois pour toutes…Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait "naturels" et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme…." [31]
Pour Adam Ferguson [*]," l’individu pré-social n’existe pas ; l’homme n’existe pas avant ou indépendamment de la société. Les hommes se constituent, pour le meilleur et pour le pire, dans la société, et prennent diverses formes dans des sociétés différentes…Si donc on nous demande où est l’état de nature nous répondrons : il est ici ; et peu importe de savoir d’où l’on parle, de l’île de Grande-Bretagne, du cap de Bonne-Espérance ou du détroit de Magellan". [32]
"…l’humain se présente comme un être dont la nature est d’émerger de la nature en prenant appui sur elle, un être bio-sociologique, alliage indissociable de nature et de culture." [33]
"Le point crucial est le suivant : pendant trois millions d’années, l’évolution biologique des hommes a obéi à une sélection culturelle. Nous avons été, corps et âme, façonnés pour vivre une existence culturelle". [34]
"Nés ni bons ni méchants, les hommes se façonnent dans l’activité sociale telle qu’elle se déploie dans des circonstances historiques déterminées". [35]
Margaret Mead [*]a écrit : "il est bien plus cohérent de considérer la nature humaine comme un matériau tout à fait brut et parfaitement indifférencié, qui ne prendra une forme reconnaissable que lorsqu’elle aura été formée par la tradition culturelle. Et de conclure : "…la civilisation occidentale est construite sur une vision pervertie et erronée de la nature humaine. Pardon, je suis désolé, mais tout cela est une erreur. Ce qui est vrai en revanche, c’est que cette fausse idée de la nature humaine met notre vie en danger." [36]
Arnold Gehlen [*] a pu écrire : "L’homme est par nature un être de culture."
"Que serait un homme, si on le privait de sa relation à une culture ? Il suffit pour cela d’examiner ce que devient un être humain qui a été coupé de toute société et laissé à lui-même dans la nature. Telle est la problématique de l’enfant sauvage.
On ne naît pas vraiment homme, on le devient.
Nous sommes amenés à penser que la culture fait tout, que la culture invente l’homme. Aussi loin que nous cherchions autour de nous, nous ne trouverons jamais « d’homme naturel », mais des formes de cultures dans lesquelles des hommes apprennent le modèle d’humanité qui est le leur".
C’est la leçon que délivre l’ethnologie contemporaine, notamment l’anthropologie structurale développée par Claude Levi-Strauss [*]. [37]
Et Charles Cooley [*] ajoute : « La nature humaine n’est pas quelque chose qui existerait de façon séparée chez l’individu. Elle désigne une nature de groupe ou une phase primaire de la société. » « D’où tenons-nous, poursuit- il, nos notions d’amour, de liberté, de justice, etc.? Des philosophies abstraites ? Non. Bien davantage, à l’évidence, de la vie effective que nous menons dans ces formes de société élémentaires et largement répandues, dans la famille ou les groupes de jeux. » Les idéaux qui se forment spontanément, naturellement donc, dans ce cadre sont ceux de la loyauté, de la sincérité, de l’entraide et de la bienveillance".
ces idéaux propres à la primarité ne sont rien d’autre que les idéaux structurés essentiels dans toute société humaine, réunis dans la triple obligation de donner, recevoir et rendre mise en lumière par Marcel Mauss [*]. Ces trois phases s’avèrent essentielles dans l’organisation sociale des peuples archaïques du monde. Sans être parfaite car elle présente ses faiblesses, l’économie du don participe grandement, par l’influence culturelle qu’elle crée, à la maîtrise des comportements violents. Elle est une éducation, un mode d’intégration et de reconnaissance tout en permettant l’autonomie. En occident, l’absence quasi permanente de situations d’abondance naturelle et des conditions géo-climatiques difficiles n’ont pas permis l’instauration d’un tel système et ont conduit au capitalisme.
"La culture, les informations, émises par la société vont permettre ou non l’expression des caractéristiques biologiques de l’homme en leur donnant un sens, une valeur.
En réalité, les anthropologues connaissent peu de sociétés, à part la nôtre, où la socialisation implique de domestiquer les dispositions anti-sociales inhérentes à l’enfant".
Qui sont alors les plus réalistes ? Je crois que ce sont les peuples … qui considèrent que la culture est l’état originel de l’existence humaine, tandis que l’espèce biologique est secondaire et contingente. [38]
L’action des individus est donc, au terme de la théorisation de Bourdieu [*], fondamentalement le produit des structures objectives du monde dans lequel ils vivent, et qui façonnent en eux un ensemble de dispositions qui vont structurer leurs façons de penser, de percevoir et d’agir.
Pour les paléoanthropologues et une bonne partie des chercheurs dans le domaine en sciences sociales, l’évolution biologique a précédé l’évolution culturelle, mais cette dernière a surpassé les effets de l’évolution biologique ; c’est-à-dire que, selon ce paradigme, la culture est plus à même d’expliquer les transformations sociales et les différences entre les Hommes que la génétique.
Afin d’appuyer l’ensemble de ces études, révélations et témoignages, il reste à demander à un grand chercheur dans ce domaine, Henri Laborit [*], de nous révéler ses conclusions : "Nous sommes …obligés, par l’étude expérimentale du comportement agressif, de nous élever contre l’interprétation largement diffusée au cours de ces dernières années, de l’implacabilité génétique de l’agressivité chez l’homme". [39]
"…comme il serait peu probable que ce soient les dominés qui tentent d’eux-mêmes d’assurer la stabilité d’un système hiérarchique, il faut bien que les dominants installent très tôt dans le système nerveux de l’ensemble des individus du groupe, un type d’automatismes socioculturels, de jugements de valeurs favorables au maintien de leur dominance, donc de l’organisation hiérarchique du groupe. La propagation de l’idée d’une agressivité innée de l’espèce humaine que nous tiendrions des espèces animales nous ayant précédés dans le phylum fait partie sans doute de cet apprentissage". [40]
"Profitons-en …pour noter combien la référence à la "nature", au "naturel" se fait généralement pour fournir un alibi aux jugements de valeur de l’époque. C’est ainsi que l’on fera appel à la nature pour montrer l’implacabilité de l’agressivité chez l’homme puisqu’elle existe chez l’animal, ce qui déculpabilise les hiérarchies, les dominances, l’agressivité des dominants en réponse à celle des dominés …" [41]
Et Henri Laborit conclut dans "la nouvelle grille" : "Il faut motiver l’homme de demain pour qu’il comprenne que ce n’est qu’en s’occupant des autres, ou plus exactement des rapports des hommes entre eux, de tous les hommes quels qu’ils soient, qu’il pourra trouver la sécurité, la gratification, le plaisir. Je ne suis pas loin de croire que nous entrons dans une ère où il ne sera plus possible d’être heureux seul ou à quelques-uns. Nous entrons dans une ère où toutes les "valeurs" anciennes établies pour favoriser la dominance hiérarchique doivent s’effondrer". [42]
"Nous vivons actuellement en régime de "polyarchie". Chacun fait partie de différents groupes qui ont des intérêts distincts et parfois opposés. La loi exprimée dans le groupe des amis de même âge ne reproduit plus automatiquement celle de la famille ou de l’école. Les normes se bousculent et se contestent. Cette pluralité et cette discordance des valeurs (matérielles, morales, religieuses, etc.), à quoi s’ajoute une dépersonnalisation des figures du surmoi et une perte du sens de la vie, explique, en partie, l’agressivité des temps modernes". [43]
"De façon générale, nous pouvons dire que l’homme, animal iconolâtre, devient agressif lorsqu’il est déçu par l’image que les autres lui renvoient ou par celle qu’il se fait de lui-même". [44]
"Selon J.P.Scott [*], la meilleure façon de rendre les animaux agressifs n’est pas de les frustrer mais de leur donner des occasions de gagner des batailles". [45]
"En raison des observations réalisées chez différents peuples du monde entier, que ce soit les Arapeshs de Nouvelle-Guinée, les Abrons de Côte-d’Ivoire, les Semais de Malaisie, les Lepchas de l’Himalaya, "on peut en conclure que la "nature" humaine laisse de nombreuses possibilités, depuis le renforcement de la violence dans des voies destructrices jusqu’à la réduction et la quasi-élimination de l’agressivité". [46]
"La pauvreté…ne mène pas à l’agression, mais l’inégalité éprouvée comme injuste y conduit très facilement. On comprend dès lors que l’"affluent society", la société de consommation et de compétition sur le modèle américain, ne soit pas la moins violente". [47]
"Les sociétés occidentales actuelles, tant par leur complexité que par leur éthique explicite et implicite, secrètent une violence structurelle et provoquent une contre-agression de la part des plus faibles. Que l’on songe ici à la bureaucratie envahissante, à l’absence de communication entre les classes sociales, à l’octroi limité des biens de consommation exhibés par une minorité et magnifiés par la publicité, au sentiment que plus personne ne "survole’ effectivement les problèmes sociaux et que la machine sociale fonctionne toute seule ou au bénéfice de quelques-uns. Il faudrait aussi parler des mythes néfastes de l’Etat-providence et de la Société responsable de tous les malheurs des citoyens…" [48]
"La tolérance intérieure est la condition de la tolérance envers autrui. Si l’on a pu dire que la rencontre avec soi-même suppose le dialogue avec autrui, on peut également affirmer que la rencontre avec autrui passe par le dialogue avec soi-même". [49]
…l’homme est semblable aux autres mammifères : il est un animal de contact, il a besoin de stimulations sociales et, plus précisément, d’une communauté qui lui donne un statut… L’enfant, en particulier, doit pouvoir, dans certaines limites, être "narcissisé". Il doit éprouver le plaisir d’être en vie et se sentir bien dans sa peau. Ceci implique un minimum de sécurité, de stabilité, de sollicitude et de valorisation sociale.
La personne n’a pas seulement besoin d’une petite touche de non-conformisme,…il lui faut véritablement s’aimer elle-même. C’est cette vérité qui permet de comprendre le paradoxe énoncé par E.Fromm [*] : "l’égoïsme est une excroissance du manque d’amour de soi"". [50]
"Notre civilisation ne nous apprend qu’à conquérir les choses. Elle devrait nous enseigner aussi (ou surtout) la dépossession, le jeu et le rire. L’esprit de sérieux, le goût de la conquête et la violence ont une même source. Tous trois dérivent d’une hypertrophie du moi ou de l’idéal du moi". [51]
"…L’explosion non contrôlée du comportement agressif est un moyen de se soustraire à l’angoisse résultant de l’impossibilité de réaliser un comportement gratifiant". [52]
En résumant l’opinion de Pierre Bourdieu sur le sujet, il est possible de dire que la violence trouve donc sa cause dans la manière avec laquelle chacun s’évalue et se situe parmi les autres ainsi que dans la manière avec laquelle chacun se sent évalué et situé par les autres. Et à cet égard, c’est plutôt du côté de la vie sociale que l’on se trouve.
La cause de la violence se trouve dans nos évaluations subjectives de ce qui est, et dans la manière avec laquelle chacun se juge comparativement aux autres.
Si l’agressivité chez l’homme dépend des conditions sociales et de la gratification personnelle, il est donc permis de penser qu’une solution existe à l’idée de construire une société conviviale et solidaire, exemptée de la caricature grossière d’une soi-disant nature humaine indéniablement perverse et violente.
"On renoncera à ce sophisme qui voudrait affirmer : la violence est en l’homme comme elle est partout dans la nature. Un tel raisonnement n’a d’autre effet de banaliser la violence et de la rendre inéluctable". [53]
Si l’agressivité fait partie du patrimoine inhérent à la vie lui permettant de posséder une énergie vitale, tout débordement vers la violence demande l’intervention d’un stimuli externe.
Cette notion est importante car elle efface l’idée d’implacabilité de l’agressivité en terme d’agression obligatoire dont l’expression serait inéluctable chez l’homme.
"Rompre avec la culture de la violence, c’est quelque part, sans pour autant faire table rase du passé, rompre avec notre propre culture". [53]
En conclusion, il est possible d’annoncer avec Marshall Sahlins que "la notion occidentale de la nature animale et égoïste de l’homme est sans doute la plus grande illusion qu’on ait jamais connue en anthropologie."
A partir de cette remise en cause d’un pouvoir absolu d’une certaine "nature humaine", il est alors permis de penser avec Sartre que l’homme est laissé à lui-même dans la nature en ayant à charge, à travers sa propre culture, de former une humanité que la nature ne peut pas former pour lui. Tel est le rôle de l’éducation.
Nous pouvons en déduire, avec J.-C. Michéa [*] : "Cela pose, bien sûr, la question centrale de l’éducation puisque ce n’est que par elle qu’un sujet peut apprendre à « grandir » c’est-à-dire à devenir autonome. Une société décente est donc impensable sans l’action déterminante de structures et de pratiques éducatives (aussi bien familiales que collectives) destinées à permettre au grand nombre d’accéder dans les meilleures conditions possibles à cette maturité ou autonomie".
"L’autonomie suppose donc à la fois un progrès moral, un progrès psychologique et un progrès intellectuel. Et c’est pourquoi l’un des buts fondamentaux d’une société décente est nécessairement de mettre en place tous les contextes matériels et symboliques qui permettront au plus grand nombre de devenir autonomes, c’est-à-dire de « grandir ». J.-C. Michéa renvoie ici au dernier livre de Benjamin Barber [*] qui montre, à l’inverse, que l’un des effets anthropologiques majeurs du contexte capitaliste est précisément d’infantiliser les individus". [54]
Cependant, les protecteurs d’un tel système prétendent que s’attaquer à lui c’est remettre en cause toute la base de la démocratie puisqu’il est censé défendre la libre expression d’une certaine "nature humaine".
"C’est en effet en raison de la croyance en une certaine théorie de la nature humaine que démocratie et capitalisme sont présentés comme des siamois, si bien que s’attaquer à l’un, c’est menacer la vie de l’autre". [55]
Dénoncer les dogmes erronés qui encombrent la théorie de la "nature humaine" sur lesquels s’est bâti le capitalisme, ce n’est pas remettre en cause l’autonomie et son expression par la démocratie. C’est montrer que la liberté, la libre expression de chacun dans la société n’est pas celle du renard dans le poulailler, mais dépend de la culture et de l’organisation sociale.
"Seulement, l’autonomie possède son propre piège, celui de l’individualisme qui procède bien d’un jugement erroné dès lors que l’individu attaché à son autonomie croit qu’il peut se passer des autres et se désintéresser de la chose publique pour sauvegarder sa liberté".
"L’ordre démocratique conduit chacun à se réfléchir comme un être séparé des autres, ayant une existence autonome, choisissant sa vie et ceux avec lesquels il entretient des relations privilégiées. En ce sens l’individualisme est le propre d’une société ayant émancipé et défini l’homme comme une personne c’est-à-dire un sujet moral appelé à exercer sa liberté et à déployer son existence selon le principe de l’autonomie personnelle.
C’est là la face noble de l’individualisme correspondant à la définition qu’en donne Louis Dumont [*] : « on désigne comme individualiste, par opposition au holisme, une idéologie qui valorise l’individu (au sens d’être moral indépendant, autonome et ainsi essentiellement non social) et néglige ou subordonne la totalité sociale » [56]
"Déserté par le sentiment d’appartenance à un ensemble le transcendant et l’obligeant, l’homme démocratique peut ainsi nourrir l’illusion de sa propre autosuffisance.
… l’individualisme procède bien d’un jugement erroné dès lors que cet individu attaché à son autonomie croit qu’il peut se passer des autres et se désintéresser de la chose publique pour sauvegarder sa liberté".
"Le despotisme trouve dans l’isolement des hommes et dans la désaffection civique ses plus fidèles alliés" [57].
"Mais l’éducation indispensable à la formation de l’autonomie individuelle ne peut se faire sans la présence de l’Autre, exemple et miroir, tuteur et compagnon. La contribution du soi et de l’autre à l’émergence d’une personnalité est indispensable puisque seul, je ne puis être moi, il me faut dès l’origine, le contact avec l’autre que je contribue à forger mais qui m’enrichit aussi parce qu’il est lui". [58]
"Pour le sophiste Protagoras [*], la science et la technique sont certes indispensables à l’homme mais demeurent insuffisantes ; encore faut-il diké et aïdos, la justice et la solidarité, c’est-à-dire le sentiment d’altérité, la prise de conscience de la valeur essentielle de l’Autre". [58]
Autonomie et solidarité avec l’Autre, voici deux ingrédients difficiles à lier pour parvenir à "cuisiner" une organisation sociale à visage humain. Difficile, mais non pas impossible puisque de nombreux peuples et civilisations y sont parvenus et notamment les Iroquois pourtant qualifiés de "sauvages" au début du 18ème siècle, auxquels le baron de Lahontan [*] attribue dans ses écrits de nombreuses qualités dont la sagesse, l’indépendance d’esprit et le sens du groupe malgré qu’ils soient dépourvus, comme il dit, du sens de la propriété privée et non chrétiens.
Mais ne sont-ils pas, tous ces peuples "sous-développés", adeptes de ces idéaux propres à la primarité structurés par la triple obligation de donner, recevoir et rendre dont parle Marcel Mauss ?
Poser l’importance du contexte environnemental, c’est concevoir qu’on ne naît ni bon, ni mauvais, que chaque individu est ancré dans une histoire en devenir et que donc il peut changer si on lui en donne les moyens. C’est partir du principe que les êtres humains sont avant tout le reflet de la société dans laquelle ils vivent et que l’on peut à tout moment débattre collectivement de ce type de société et la faire évoluer en fonction de ce qui pourra être épanouissant pour chacun-e.
Il est absurde que le capitalisme né de conditions particulières qui n’existent qu’artificiellement aujourd’hui puisse imposer ses nuisances dans le monde entier. Il se cache derrière sa réussite technique qu’il présente comme la panacée universelle, comme la condition du bonheur sur Terre, alors qu’en réalité il ne propose qu’un enfermement dans le consumérisme, la dépendance envers le matériel sinon l’expression de la violence sous toutes ses formes. En raison des dégradations catastrophiques infligées à l’environnement, il est donc aussi responsable d’une prolifération croissante de maladies qui atteignent aussi bien le physique que le mental. Le cancer n’a-t-il pas l’aspect aujourd’hui des épidémies de peste d’antan ? La lucidité suffirait à indiquer que ce système politico-économique représente à présent le plus grand fléau contre lequel l’humanité doit lutter. Or, élevé au niveau d’une religion nourrie par la foi en la techno-science, son alliée, il demande l’aveuglement en un fanatisme sectaire et l’abandon de tout raisonnement au profit des prêtres-experts seuls capables d’assurer un avenir meilleur.
L’intégrisme et le désir d’hégémonie qu’il affiche réalisent dans le monde le même effet que le réchauffement brutal du climat sur les espèces végétales et animales, l’impossibilité pour la majeure partie des membres de l’humanité de s’adapter aux exigences du « marché » et de s’attirer les bonnes grâces de la « main invisible » avec pour conséquence l’exclusion et même l’élimination.
En raison de la mentalité contemporaine, un changement est-il encore possible ?
Comme nous avons vu, une modification de la personnalité humaine peut être le fait d’une évolution culturelle.
Les troubles mentaux ( dépressions, stress, névroses, suicides, déséquilibres familiaux, …) causées par le milieu capitaliste, montrent que l’humain ne s’est pas adapté à ce genre de régime, qu’il n’a pas eu le temps de se corrompre définitivement et qu’un changement possède toutes les chances de se trouver considéré tel un soulagement et une renaissance salutaire.
Le retour à des conceptions initiales, telles celles énoncées par M.Mauss, au sein d’une conjoncture devenue comparable, c’est-à-dire une situation qui propose l’abondance concertée respectueuse de l’environnement et la priorité de l’Être, va permettre au distributisme aménagé en conformité avec les données modernes de retrouver sa place.