Science et vision politique pour tracer le chemin

Réflexion
par  G. EVRARD
Publication : octobre 2021
Mise en ligne : 6 mars 2022

Pour Guy Évrard, la sortie du capitalisme, dans le contexte difficile que nous vivons, notamment écologique, doit être portée par des actions politiques collectives, dépassant les actions individuelles.

On ne prend guère de risque en évoquant la citation, reprise à l’infini, du poète républicain espagnol Antonio Machado (1875-1939)  : «  Le chemin se fait en marchant  » [1]. Injonction à avancer en faisant confiance à l’intelligence humaine. On peut entendre que le relativisme s’apparente souvent à l’immobilisme, bien que la culture du doute inhérente à la démarche scientifique soit aussi une marque d’intelligence, comme nous invite opportunément à y réfléchir Jacques Grieu au fil de «  Cent doutes  », dans le dernier numéro de la GR [2].

Quoi qu’il en soit, quelques dernières lectures après d’autres plus anciennes balayent, me semble-t-il, bien des hésitations superflues quand l’humanité se trouve à la croisée de chemins, face à un avenir incertain. Comme nous le confirment le 6ème rapport du GIEC [3], toujours plus insistant, et la pandémie actuelle.

 La croissance économique

Dans le dernier numéro de La Recherche, l’éditorial rappelle que «  […] la croissance économique mondiale, continue depuis l’ère industrielle, est conditionnée par l’apport de ressources, notamment d’énergie. Le besoin énergétique supplémentaire pour soutenir cette expansion est estimé à environ 2 % par an, ce qui correspond à un doublement tous les 35 ans. En supposant que ce rythme se poursuive, quelles ressources énergétiques seraient nécessaires dans le futur  ? D’ici moins de 500 ans, nos besoins seraient près de 10 000 fois supérieurs à ceux d’aujourd’hui, soit toute l’énergie reçue sur Terre en provenance du soleil  ! Dans 3 000 ans, nous dépenserions une énergie équivalente à celle de l’intégralité des étoiles de la Voie lactée. La conclusion — évidente pour un physicien — est que la croissance durable n’existe pas  !...  » [4]. Une analyse que ne désavouerait certainement pas l’ingénieur Jean-Marc Jancovici [5]. Le rapport Meadows, commandé par le Club de Rome, institution éminemment libérale, avait déjà alerté le monde dès 1972 [6].

Comme repères sur l’échelle des temps, rappelons qu’Homo sapiens semble avoir émergé en Afrique il y a environ 300 000 ans et que les premières traces de sédentarité et de domestication remontent autour de 10 000 ans avant notre ère [7]. Dans un ouvrage publié en 1991, Albert Jacquard, généticien et philosophe humaniste, caractérisait ainsi notre époque  : «  Nous vivons le temps du monde fini  » [8]  ; avant une prise de position résolument politique contre le dogme de l’économie  : «  J’accuse l’économie triomphante  » [9].

Tout citoyen de bon sens devrait donc être déterminé à faire entendre «  Halte à la croissance  !  », comme le titre de la traduction française du rapport Meadows le suggérait, et se pencher sur de nouvelles logiques susceptibles d’assurer le bien-être à long terme des peuples sur la planète. Ce que revendiquent de multiples luttes et expériences locales mais que pèsent-elles dans la mondialisation  ? Bref, il s’agit d’en finir avec la fuite en avant capitaliste, surnommée trop souvent abusivement progrès  ; un progrès qui ne répond pas forcément à de réels besoins et si mal partagé, ignorant le plus souvent les équilibres de la biosphère et ouvrant l’ère de l’anthropocène [10], que l’on requalifiera capitalocène afin d’en éclairer les responsabilités.

Navire fantôme abandonné (© Gornaevv, 2019, wikimedia commons)

 Le pire n’est pas certain

C’est le titre du dernier livre de Catherine et Raphaël Larrère [11], respectivement philosophe et ingénieur agronome, en réaction à la vision des adeptes de la collapsologie ou science de l’effondrement, emmenés en France notamment par Pablo Servigne [12]. Catherine et Raphaël Larrère mettent en garde  : «  L’une des principales raisons du succès de la collapsologie est son innocuité politique. Si l’on veut s’opposer à la gestion capitaliste des dégradations écologiques, il n’y a rien à attendre de la collapsologie. Il faut s’interroger pour savoir si d’autres mondes sont possibles et à quelles conditions ils peuvent advenir. C’est pourquoi il importe que l’écologie et l’ensemble des luttes sociales et des expériences qui portent sur la défense et l’amélioration des milieux de vie ne se laissent pas absorber dans un courant qui, finalement, dessert leurs objectifs  » [13].

Certes, si rien ne change à court terme, il est probable que l’effondrement de notre société occidentale et au-delà soit notre horizon. Il est vrai aussi qu’en faisant appel aux aptitudes humaines à la coopération, on favoriserait sans doute une adaptation plus digne à ce qui nous attend. Mais cela ferait le jeu des dominants d’aujourd’hui et les inciterait à laisser filer le cours des choses, qui repose toujours sur l’exploitation de la nature et du travail des hommes et des femmes, même dans une philosophie revisitée de l’humain, composante de la nature au même titre que les espèces non humaines, animaux ou plantes. Ce serait ignorer l’histoire de la civilisation occidentale depuis 12 000 ans et comment se sont établis les rapports de domination tant patriarcale que sociale. [7] [14] [15] [16]

En écoutant Pablo Servigne à la Maison des métallos en 2018 [17], à l’occasion de la présentation du livre «  Une autre fin du monde est possible  » [12], j’avais été frappé par l’absence de dimension politique, appréciant par ailleurs l’étendue et la densité de l’analyse. La défiance actuelle à l’encontre des institutions et des organisations politiques était sans doute à l’œuvre. Des impressions ensuite confirmées à la lecture du livre, notamment par la mise en exergue d’une citation du philosophe et sociologue Bruno Latour  : «  […] Ou bien nous dénions l’existence du problème, ou bien nous cherchons à atterrir. C’est désormais ce qui nous divise tous, bien plus que de savoir si nous sommes de droite ou de gauche  » [18]. Eh bien, si, l’écologie politique doit choisir son camp  !

Le pire n’est jamais sûr. On pouvait aboutir à la même conclusion à la lecture de l’étude considérable du biologiste et géographe Jared Diamond, «  Effondrement  », publiée en 2005. «  […] il n’existe aucun cas dans lequel l’effondrement d’une société ne serait attribuable qu’aux seuls dommages écologiques. Cinq facteurs entrent toujours potentiellement en jeu  : des dommages environnementaux  ; un changement climatique  ; des voisins hostiles  ; des rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux  ; les réponses apportées par une société, selon ses valeurs, à ces problèmes  » [19]. Lesquelles réponses sont évidemment des choix politiques.

Catherine et Raphaël Larrère résument  : «  Le catastrophisme, cette construction récente qui touche les classes moyennes occidentales, c’est un récit […] dépolitisé qui nous encourage à nous prendre en charge de manière privée. Or, c’est en politisant l’écologie et en adoptant un point de vue local que nous verrons se rouvrir les possibilités d’action, dans leur pluralité. C’est ainsi que nous éviterons la catastrophe — car elle est évitable  » [20]. En tout cas, c’est bien en définitive une vision politique qui décidera des chemins à défricher.

 Dépasser le capitalisme

Dans le numéro de la GR déjà cité en introduction, Marie-Louise Duboin, tenant ferme le flambeau du journal après la disparition de Jean-Pierre Mon, rappelait l’objectif  : «  […] que cette publication continue, après 86 ans, à essayer de faire réfléchir, à avoir l’esprit critique sur l’actualité, à penser qu’imaginer une société humaine, débarrassée de la croyance que le capitalisme est une loi de la nature, donc indépassable et éternelle, c’est être réaliste et non pas être un simple d’esprit… ou un utopiste à l’imagination débordante  !  » [21].

Après déjà une bien trop longue histoire et alors qu’il a envahi la planète, étalant sans limites les conséquences souvent mortifères de son arrogance et de son pouvoir, il est urgent que ce soit effectivement la fin de son histoire. Des scientifiques reconnus par leurs pairs ont-ils été si nombreux à établir le capitalisme comme une loi de la nature  ? Il n’y a sans doute que certains économistes orthodoxes à y croire encore, ceux qui tentent toujours d’accréditer l’idée d’un prix Nobel de l’économie. Ce qui n’interdit évidemment pas les outils mathématiques d’être utiles à l’économie ni d’aborder celle-ci avec une démarche scientifique.

C’est donc pour dépasser le capitalisme que le chemin doit être balisé. Ce n’est plus l’objectif d’un hypothétique grand soir bien que la question du rapport des forces politiques, sans violence, reste évidemment posée. À Rueil-Malmaison, dans les Hauts-de-Seine, nous avions installé un «  Collectif pour le dépassement du capitalisme  », réunissant des assemblées citoyennes à but d’éducation populaire, au cours desquelles intervenaient des universitaires (notamment de l’EHESS  : École des hautes études en sciences sociales), des personnes de terrain, des élu(e)s, souvent autour d’un livre, sur des sujets ouvrant des portes sur l’avenir. Une activité que la pandémie a mise en sommeil. Preuve, s’il en était besoin, que toute remise en question de la vie sociale, aussi justifiée soit-elle, est un acte politique dont il faut entrevoir les finalités.


[1Antonio Machado, Solitudes, Le voyageur. 
http://lesmotsalabouche.com/antonio-machado-le-chemin/

[2Jacques Grieu, Cent doutes, La Grande Relève N°1222, Juillet 2021, p. 2

[3GIEC  : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. 
Le rapport du GIEC en 18 graphiques — Sciences²https://www.lemonde.fr/blog/huet/2021/08/09/le-rapport-du-giec-en-18-graphiques/

[4Philippe Pajot, Exponentielle et adaptation, La Recherche N°566, Juillet/Septembre 2021, p.3. 
Référence à une présentation de l’astrophysicien Aurélien Crida, lors des Journées de la Société française d’astronomie et d’astrophysique, le 8 juin 2021.

[5Jean-Marc Jancovici  : CO2 ou PIB, il faut choisir, leçon inaugurale à Sciences Po, le 29/08/2019. 
https://www.youtube.com/watch?v=Vjkq8V5rVy0

[6Les Limites à la croissance, Halte à la croissance  ?, éd. Fayard, 1972.

[7James C. Scott, Homo domesticus, préface de Jean-Paul Demoule à la traduction française, éd. La Découverte, 2019. 
James C. Scott est professeur émérite de science politique et d’anthropologie à l’université Yale, aux États-Unis d’Amérique.

[8Albert Jacquard, Voici le temps du monde fini, éd. Seuil, 1991.

[9Albert Jacquard, J’accuse l’économie triomphante, éd. Calmann-Lévy, 1995.

[10Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’évènement anthropocène, éd. Seuil, 2013.

[11Catherine et Raphaël Larrère, Le pire n’est pas certain, Essai sur l’aveuglement catastrophiste, éd. Premier Parallèle, 2020. 
Catherine Larrère est professeur émérite à l’université Paris-1-Panthéon-Sorbonne. Elle a largement contribué à développer en France la philosophie environnementale. 
Raphaël Larrère est ingénieur agronome et sociologue, spécialiste d’éthique environnementale.

[12Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chappelle, Une autre fin du monde est possible, Vivre l’effondrement et pas seulement y survivre, éd. Seuil, 2018. 
Les auteurs ont une formation scientifique  ; ils se positionnent comme chercheurs indépendants.

[13Référence 11, pp. 18-19.

[14Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1884, Tribord Eds, 2012. 
https://www.marxists.org/francais/engels/works/1884/00/fe18840000.htm

[15Jean-Paul Demoule, La révolution néolithique, éd. Le Pommier, Cité des sciences et de l’industrie, 2008. Jean-Paul Demoule est archéologue, professeur émérite à l’université de Paris-1-Panthéon-Sorbonne. Il fut le premier président de l’INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives).

[16Jean-Paul Demoule, Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire, éd. Fayard, 2017.

[17La maison des métallos, Une autre fin du monde est possible, Rencontre-débat avec Pablo Servigne et Robin Renucci, Paris, le 20 octobre 2018.

[18Référence 12, p. 35. Cité de Bruno Latour, Où atterrir  ? Comment s’orienter en politique  ?, éd. La Découverte, 2017, pp. 14-15.

[19Jared Diamond, Effondrement, éd. Gallimard, folio essais, traduction française, 2006, quatrième de couverture.

[20Référence 11, quatrième de couverture.

[21Marie-Louise Duboin, Pas de Grande Relève depuis janvier dernier…, La Grande Relève N°1222, Juillet 2021, p. 3.


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