Quand le précariat succède au prolétariat…
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Publication : mars 2016
Mise en ligne : 4 juin 2016
• Chez les Romains, le prolétariat désignait les citoyens de la plus basse classe, ceux dont les enfants étaient la seule richesse.
• Chez Marx, le prolétariat est la classe sociale constituée par les travailleurs qui ne possèdent pour vivre que leur force de travail : pour survivre, les prolétaires doivent donc louer leur force de travail à ceux qui détiennent les moyens de production (le capital). Le prolétariat est composé des salariés et des chômeurs ; le prolétariat agraire est constitué des ouvriers agricoles et des paysans pauvres.
• Le néologisme “précariat”, popularisé en France à la fin des années 1970 par les Bordiguistes [1] , a été largement utilisé par le sociologue français Robert Castel qui le définissait comme « un infra-salariat qui se développe en deçà de la société salariale et qui ne permet plus d’assurer l’indépendance économique et sociale des travailleurs » [2].
Selon Alex Foti, économiste italien, animateur du mouvement européen des précaires, « le précariat est à la firme post-industrielle ce que le prolétariat était à l’entreprise industrielle ».
Et pour la sociologue française Évelyne Perrin « dans la nouvelle organisation capitaliste, le précariat devient structurel, et pour les patrons, il s’agit de lui faire supporter le risque de l’emploi, d’externaliser tout ce qui était protection sociale et garantie collective contre la perte d’emploi ».
• Plus récemment, Guy Standing [3] a utilisé le terme de “précariat” pour désigner une nouvelle classe sociale en gestation [4], celle des gens qui ont plusieurs petits boulots et qui cependant ont du mal à assurer leurs fins de mois. « Le précariat est la première classe de l’histoire qui possède le niveau de formation le plus élevé par rapport au travail rémunéré qu’on lui offre. C’est la première classe “surqualifiée” » [5] . Cette classe va des étudiants boursiers aux migrants en situation irrégulière… en passant par les “déchus” de la classe moyenne, la classe qui se rétrécit, qui devient aux États-Unis « la classe anxieuse » [6] , comme la qualifie Robert Reich, classe qui se sent abandonnée et « prête à se jeter dans les bras d’un homme fort ».
Le dépérissement des classes moyennes
Les États-Unis ne sont pas un cas exceptionnel. Comme le montre une étude récente de France Stratégie, depuis la crise de 2008 la classe moyenne française (2 Français sur 3) subit elle aussi un recul de ses effectifs et de son revenu médian : « ceux qui en font partie s’appauvrissent et ont de moins en moins de chances de pouvoir se hisser vers les hauts revenus […], l’accroissement de la part des bas revenus s’expliquant par le chômage massif qui fait basculer certains ménages français vers les classes les plus modestes » [7].
Entre 1996 et 2012, les revenus de la classe moyenne ont diminué de 1,5 % en France et de 3,6 % aux États-Unis. Et dans le même temps, en France comme aux États-Unis, les inégalités se sont accrues par le haut : les riches sont devenus de plus en plus riches. Durant cette même période, la part des revenus détenus par les plus riches a gagné 4 points en France pour atteindre 28,5 % de la richesse nationale et 5 points aux États-Unis où elle en représente désormais 47,3 %.
Le rapport de France Stratégie montre aussi que les études supérieures assurent de moins en moins l’accès vers les hauts revenus : seuls 30 % des titulaires d’un bac + 3 se situent dans cette classe aisée, alors que la proportion atteignait 40 % en 1996. Les inégalités se creusent aussi entre les classes d’âge : ce sont les jeunes Français qui sont les plus mal lotis et les plus exposés au risque de pauvreté.
Peut-on dire que ces constats annoncent un déclin, comme celui de la classe moyenne américaine (1 Américain sur 2) dont l’érosion a commencé il y a quarante ans ? Pour l’auteur de l’étude « il est trop tôt pour dire si ces phénomènes d’érosion de la classe moyenne française et d’augmentation des inégalités sont temporaires ou s’ils marquent, comme aux Etats-Unis, une rupture durable » [7].
Un effet de la mondialisation néolibérale
Durant la période qui correspond, en gros, aux “Trente Glorieuses“ (1945-1970), les gouvernements “socio-démocrates” des pays occidentaux ont développé les services publics et mis en place des systèmes d’aides sociales, d’assurance maladie, des allocations chômage… garantissant un certain bien-être. Mais au début des années 80, avec l’arrivée au pouvoir des gouvernements néo-libéraux (notamment ceux de M. Thatcher au Royaume-Uni et D. Regan aux États-Unis), la social-démocratie s’est effondrée en s’ouvrant de plus au plus au marché mondial. « Depuis ces années 80, le nombre de personnes qui appartiennent au marché mondial du travail a quadruplé. C’est-à-dire que deux milliards de personnes de plus se sont incorporées à ce marché (en majorité des Indiens et des Chinois) qui ont des salaires cinq fois inférieurs à ceux d’Europe ou des États-Unis. Nul besoin d’être un grand économiste sur-diplômé pour comprendre que cela implique l’effondrement de la vieille social-démocratie européenne » [8].
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le précariat et les inégalités commencent aussi à se développer rapidement dans les pays scandinaves.
Or, pour Standing, si l’on ne veut pas revoir le développement des dictatures comme dans les années 1930, il faut mettre en place des politiques qui viennent du précariat et pour le précariat : « Car c’est la seule classe qui ne peut être séduite par une petite augmentation de revenus ou par un peu plus de sécurité. C’est une classe qui veut la transformation des structures et je crois que c’est ce qui en fait une classe émergente. D’un point de vue marxiste ou même hégélien, c’est une classe très radicale qui veut devenir suffisamment forte pour en finir avec les conditions mêmes qui la définissent. Tout ce que veulent les autres classes (les élites, la plutocratie, le salariat) c’est faire croître ce qu’elles ont ; elles ne souhaitent aucune transformation des structures. Le vieux prolétariat ne souhaite lui non plus la moindre transformation : tout ce qu’il veut c’est revenir à la vieille normalité » [8]. Parmi les mesures à mettre en place selon Standing [5], figure en priorité l’instauration d’un véritable revenu universel. Nous y reviendrons donc…
[1] Sociologues italiens analysant les changements sociaux et les enjeux de pouvoir.
[2] Refaire société, La République des Idées, Seuil, 2011, p. 21.
[3] Guy Standing, professeur à l’Université de Londres, membre cofondateur de BIEN, a travaillé pendant plus de trente ans à l’Organisation Internationale du Travail.
[4] Voir GR 1167, août-septembre 2015.
[5] G.Standing , A Precariat Charter, Bloomsbury ed., 2014.
[6] Voir GR 1171, janvier 2016.
[7] France Stratégie, David Margerit, Note d’analyse 41, 11/02/16.
[8] Guy Standing, interview à Directa (https:directa.cat/precariat), 03/12/2015.