Quel nouvel ordre mondial ?

Éditorial
par  G.-H. BRISSÉ
Publication : mars 2003
Mise en ligne : 19 novembre 2006

Il était de bon ton, dans les années 1950-70, de dénoncer “l’impérialisme américain” après avoir encensé “les libérateurs de l’Europe” et les bienfaiteurs de sa reconstruction à travers le Plan Marshall. Mais dans les années 1990, cette dénomination est très mal venue. Peut-être parce que, auparavant, l’anti-impérialisme avait un relent de soufre pro-communiste ou progressiste ? Il faut bien cependant appeler un chat, un chat, et la suprématie planétaire américaine, un impérialisme. L’affaire irakienne vient relancer, à point, le fondement même de la stratégie planétaire d’une superpuissance plus préoccupée de la défense terre-à-terre de ses intérêts propres que de la défense de la démocratie, des droits de l’homme et de la paix mondiale.

Il convient de rappeler que, depuis les accords de Yalta jusqu’à l’effondrement du mur de Berlin fin 1989, la planète était divisée en deux camps hostiles qui ne survivaient que par l’équilibre de la terreur.

Existait bien un troisième camp, celui des pays non-alignés, lesquels, à partir de la conférence afro-asiatique de Bandung en 1955, puis de Belgrade en 1961, tentèrent d’esquisser une troisième voie indépendante des deux blocs en définissant les cinq principes de la coexistence pacifique. Las ! L’évanescence du camp socialiste rendit obsolète le non-alignement tout en consacrant l’hégémonie planétaire de l’hyperpuissance américaine.

 Les limites de l’anti-impérialisme

Au cours des années 1960, De Gaulle avait certes affirmé des velléités d’indépendance de la France à l’égard de la puissance dominante. Ce fut l’épopée du fameux “Discours de Phnom Penh”, le 1er septembre 1966 et du slogan : “Vive le Québec libre” !

J’étais présent dans l’enceinte du complexe olympique de la capitale cambodgienne à l’occasion de cette allocution prononcée devant plus de 80.000 personnes. Le président de la République Française mettait alors en garde les États-Unis contre toute aventure guerrière dans la péninsule indochinoise. Et il apportait un soutien sans réserve au Cambodge neutre et effectivement non-engagé.

S’il eut un retentissement considérable à cette époque, le discours de Phnom Penh demeura lettre morte dans les années qui suivirent. La France de G. Pompidou s’est bien gardée d’apporter un soutien ferme, logistique ou simplement moral, au Prince N. Sihanouk, alors chef de l’État du Cambodge, lorsqu’il fut victime d’un coup d’État fomenté et organisé par la CIA américaine.

Les États-Unis eurent pratiquement le feu vert pour poursuivre et amplifier leur sale guerre au Vietnam, au Laos et au Cambodge, au prix de millions de victimes et d’une évolution qui consacra le triomphe de leurs adversaires.

Quant au Québec libre, il n’avait pas progressé d’un iota lors de mon séjour dans la belle province canadienne, en septembre 2000. On peut en dire autant de l’absence de retombées concrètes de la tournée que le Général de Gaulle entreprit en Amérique Latine.

L’appropriation par la France d’une ruineuse force de frappe nucléaire a pu faire, un temps, illusion. Mais force est de constater que, dans la réalité, elle n’a servi à rien. Elle n’a pas contribué à faire dévier de son cours le fleuve tumultueux de l’hyperpuissance américaine.

Aujourd’hui, la souveraineté française navigue entre le poids des fonds de pension américains qui représentent près de 50% des investissements étrangers en France, et la législation européenne qui concerne plus de 40% des lois votées par le parlement français.

Dénoncer l’hégémonisme américain et ses retombées hautement néfastes partout où il s’exerce, est aujourd’hui non seulement opportun, mais nécessaire. À condition que cette action s’inscrive dans la durée.

Cette démarche salutaire rallie un certain nombre d’États qui osent braver le chantage au dollar et une opinion publique mondiale très majoritairement hostile à la guerre contre l’Irak, et qui le manifeste. Et chez nous, en France, elle recueille l’adhésion de la presque totalité des suffrages, de l’extrême droite à l’ultra-gauche, de la majorité comme de l’opposition.

 Un conglomérat de lobbies

Lorsque, dans les années 1960, je soutenais que l’intensification de l’engagement belliqueux des États-Unis en Asie finirait par s’étendre au Moyen Orient, créant ainsi les conditions d’une troisième guerre mondiale, je faisais figure de Martien. Bien sûr, je ne pouvais pas prévoir, à cette époque, que l’islamisme relaierait le communisme dans la panoplie des forces opposées à l’impérialisme américain.

Mais, de l’intervention des États-Unis aux côtés du Kuomintang de Tchiang Kaï Shek à la fin des années 40, puis dans le conflit coréen sous le couvert de l’ONU (déjà !) en 1951-53, encore en Indochine et en Indonésie de 1955 à 1975 et sur de multiples théâtres d’opérations de l’Afrique à l’Amérique Latine en passant par le Moyen Orient (Liban), la démarche est la même : celle d’un impérialisme de superpuissance qui n’ose pas dire son nom, et qui, partout où il s’exerce, sème la division, ses cohortes de victimes, et ne laisse que ruines et deuils.

Les gouvernements américains successifs ont des comportements de mafias, ils ne sont que la conjonction des intérêts particuliers défendus par des lobbies dont le mobile n’est autre que la recherche du profit maximum, de la puissance, de l’intolérance sectaire, toutes pulsions incontrôlables (et incontrôlées) qui se diluent dans la barbarie, le racisme, la corruption, la pauvreté organisée, l’absence totale de justice sociale et une ignorance crasse du monde où nous vivons. L’actuel président des États-Unis n’est pas l’élu du peuple, mais d’un aréopage de “grands électeurs”, autrement dit, d’une coterie. En ce sens, la démocratie américaine se ramène à une fiction, et le “modèle” américain est un repoussoir absolu.

La puissance des groupes de pression (pétroliers, lobby militaro-industriel, milieux d’affaires, sectes) est telle qu’à travers sa représentation, elle peut se permettre de bafouer le droit international et l’ONU, de soutenir, en exemple entre mille, le tribunal international chargé de juger l’ancien chef d’État yougoslave Slobodan Milosévitch, mais de mettre son veto à l’élaboration d’une Cour pénale internationale où des responsables américains pourraient être traduits en justice.

Ce constat étant fait, il s’avèrerait dangereux, voire injuste, de réduire l’ensemble du peuple américain à cette analyse réductrice. Au regard de la bannière étoilée plantée ostensiblement, en permanence, devant chaque demeure, j’ai pu constater, à l’occasion de mes séjours successifs au pays de Jefferson et de Lincoln, le patriotisme publiquement affiché de cette mosaïque de peuples où du reste les “latinos”, c’est-à-dire les citoyens originaires d’Amérique Latine, prennent un poids de plus en plus considérable. On a pu constater que des centaines de milliers de pacifistes se sont rassemblés à New York et à San Francisco, bravant toutes les interdictions et le pilonnage d’une propagande officielle relayée largement par les médias, pour manifester leur hostilité à tout engagement guerrier sur le sol irakien.

La politique américaine des dernières années nous a offert les figures très controversées d’un Johnson, d’un Nixon et aujourd’hui, d’un G. W. Bush. Mais nous avons observé aussi le comportement très digne d’un Clinton se rendant en visite officielle au Vietnam ou envoyant en missi dominici à Pyong Yang l’ancien président Jimmy Carter.

Les États-Unis sont passés par des phases de régression telles que la période du McCarthysme et sa “chasse aux sorcières” (progressistes ou communistes) d’après guerre, les exploits hyper-racistes du Ku Klux Klan dans les années 1950. Nous avons connu aussi la phase nixonienne d’engagement à outrance dans la guerre du Vietnam qui s’est diluée dans le scandale du Watergate et plus récemment, dans l’écrasement du peuple afghan sous les bombes, au prétexte de pourchasser le terroriste Ben Laden… qui court toujours.

Aussi longtemps que les Américains avaient le sentiment de vivre dans un sanctuaire inviolable, ils pouvaient impunément acheter ici des régimes politiques ou des dictateurs à leur botte, et là tout aussi bien, en toute impunité, les détrôner ou les assassiner avec les mêmes facilité et désinvolture qu’ils les avaient placés au pinacle.

Les évènements du 11 septembre 2001 qui intervenaient au moment même où G.W. Bush décidait la mise en place de son très coûteux système de missiles-anti-missiles, a changé la donne. L’attaque aérienne concertée contre les Twin Towers n’a pu être réalisée sans de fortes complicités à l’intérieur même du territoire américain.

Incontestablement, l’irruption soudaine et barbare d’un ennemi invisible, hors déclaration de guerre, au cœur de Manhattan met à jour tout à la fois la faiblesse et la puissance réelles du complexe militaro-industriel qui s’est rassemblé derrière le clan Bush, comme dans le passé derrière Joé McCarthy, Johnson ou Nixon.

 Des Américains pas comme les autres

Mais l’Amérique, ce n’est pas que cela. La marche décisive de la paix au Vietnam fut réalisée sur le territoire américain par des associations de partisans de négociation manifestant en nombre dans la rue, sur les campus, dans l’esprit du message laissé par Martin-Luther King. Au Congrès, des parlementaires dont les figures de proue étaient Mike Manshels, Wayne Morse, le sénateur Brook, Averel Harriman, Eugène McCarthy, et d’autres encore, faisaient ouvertement campagne en faveur du repli des Gl’s. Ils étaient soutenus par une partie de la presse, en particulier des journalistes du New York Times.

Un très influent réseau associatif animé par Ralph Nader et ses partisans critiquaient ouvertement la société américaine et appelaient leurs compatriotes à s’organiser contre les excès du consumérisme. C’est l’époque où le sociologue Vance Packard projetait sur le marché de l’édition ces petites bombes éditoriales nommées : “Les obsédés du standing” ou encore : “La persuasion clandestine”. Dans “L’art du gaspillage” (Fayard), il écrit en 1962 : « Les gaspilleurs ce sont les Américains, talonnés par la hantise de la crise économique, pris dans la spirale infernale de la consommation obligatoire. Ils s’endettent, achètent, jettent et s’endettent encore pour que les usines accélèrent sans cesse leur rythme. Et pendant qu’ils dépensent pour vivre dix fois plus de matières premières que les autres hommes, le sous-sol des États-Unis, autrefois si fabuleusement riche, se vide en une angoissante hémorragie. Le cuivre est épuisé, il ne reste pratiquement plus de zinc ni de plomb. Dans dix ans, il n’y aura plus de fer ni d’uranium, et dans treize ans, le pétrole manquera. L’eau même fera défaut tandis que, dans les vingt prochaines années, cent millions de consommateurs viendront s’ajouter à la population actuelle ».

Propos prophétiques, en une période où l’on s’interroge outre-Atlantique sur la baisse inquiétante des réserves de pétrole, qui ne couvrent que 40 à 45% des besoins fédéraux.

Que les États-Unis veuillent s’assurer la maîtrise des quelque 1.500 puits de pétrole irakiens (sans compter les réserves jugées abondantes) ne saurait nous surprendre. Sous le règne de Saddam Hussein les compagnies pétrolières américaines sont exclues du pactole, au bénéfice de la France, de la Russie et de la Chine. Cette situation explique mieux que de longs commentaires les manœuvres géo-stratégiques actuelles.

 Un autre monde en gestation

Lors des manifestations impressionnantes contre l’engagement américain en Irak, qui ont rassemblé plus de dix millions de personnes dans soixante pays différents, le rapprochement s’est effectué tout naturellement avec les précédentes campagnes contre la guerre au Vietnam.

La situation est un peu différente aujourd’hui. Au Congrès de Washington D.C., les contestataires se sont fait rares. Les médias, aujourd’hui, sont encore plus conservateurs que par le passé. Et le clan Bush entend engranger à son profit tous les dividendes des évènements du 11 septembre. Même s’il est flagrant qu’il n’existe aucune relation entre le régime de Saddam Hussein et l’organisation terroriste de Ben Laden.

Il n’empêche que la réaction contre l’extrémisme belliqueux du clan Bush viendra des Américains eux-mêmes. Cette Amérique-là mérite notre compréhension, notre sollicitude et notre soutien.

L’agression américaine contre l’Irak accouchera inévitablement de profonds bouleversements dans l’élaboration d’un nouvel ordre mondial. Elle nous contraindra à revoir la mondialisation en termes de mondialisme, à réévaluer le rôle et la structure de l’ONU et la représentation, à côté des États, d’une assemblée constituante des peuples devant déboucher sur une Organisation des Peuples Unis.

Elle posera le problème d’une relance d’un désarmement général contrôlé et d’une réforme en profondeur du système monétaire international.

Enfin, elle a fait apparaître la fragilité de la construction européenne telle qu’elle a été conçue, privilégiant l’élaboration d’un grand marché sur sa dimension politique, étendant imprudemment son aire de compétence à une dizaine d’autres États alors qu’il eût été plus prudent de passer des accords de partenariat avec les pays de l’Est européen et du pourtour méditerranéen. Une Europe confédérale des États et des Peuples demeure le gage de la stabilité et de la cohésion face aux séductions d’outre-Atlantique.

Cette expérience nous interroge enfin sur la pérennité de l’OTAN, organisation héritée de la guerre froide, qui aurait dû disparaître dans le même temps que l’on reléguait au passé le Pacte de Varsovie.


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