Quelle abondance ?
par
Publication : octobre 1993
Mise en ligne : 27 avril 2008
Philippe Van Paryis est un universitaire [1] belge qui, depuis quelques années, milite pour une proposition sociale à laquelle la Grande Relève a consacré une certaine publicité : l’allocation universelle.
Récemment, cependant, une assertion avancée par P.Van Paryis nous a interpellés : Nous ne sommes pas en régime d’abondance et ne le serons jamais. La dynamique démographique et écologique à l’échelle planétaire est même telle qu’il y a de sérieuses raisons de croire que nous nous en éloignons tragiquement [2].
Il est bien évident que nous ne pouvons que nous élever contre une telle assertion.
Paul Bairoch, historien de l’économie, appartenant à la prestigieuse école des Annales, est un spécialiste reconnu de la Révolution industrielle. Son ouvrage intitulé le tiers-monde dans l’impasse [3] est devenu un grand classique du genre. Citons-le : En moins de deux siècles, le niveau de vie des pays touchés par la révolution industrielle se trouve multiplié par plus de 15, le volume des échanges internationaux par plus de 100 et celui de la production mondiale de biens industriels par plus de 200. Bairoch n’exagère pas : écoutons ce que dit l’économiste classique Robert Heilbroner : Au cours des deux siècles qui se sont écoulés depuis la mort d’Adam Smith, le volume de la production industrielle mondiale a augmenté de plus de 500 fois. les deux tiers de cette augmentation sont survenus entre 1948 et 1971 [4] . Gageons que si le rythme de croissance de la production agricole a été plus sage que celui de l’industrie, c’est que la nécessité ne s’en est pas fait sentir : la population humaine ayant été multipliée par 5 ou 6 en deux siècles, il ne servait à rien de multiplier par 100 la production de céréales, de lait, de viande, malgré tout le gâchis qu’on peut en faire.
A présent, comparons les croissances démographique et économique. Si nous examinons de plus près les deux courbes correspondantes, leur divorce saute aux yeux : ici, pour l’industrie, un coefficient multiplicateur s’évaluant en centaines, là, pour la population, en quelques unités à peine. Une conclusion rapide pourrait nous laisser penser que chacun des cinq milliards du monde d’aujourd’hui est globalement une centaine de fois plus riche que son ancêtre d’il y a deux siècles, bref, que l’humanité entière nage dans l’abondance. Or, nous savons bien que cela n’est pas vrai. De ce point de vue, la première partie de la proposition précitée de P.Van Paryis nous apparaît évidente : Nous ne sommes pas en régime d’abondance.
Mais s’il y a tant de misère autour de nous, où est donc passée cette formidable croissance économique qui excède tant celle de la population ? Nous le savons bien : si le libéralisme est l’expression de cette formidable crise de croissance que représente pour l’humanité la révolution industrielle, le prix de cette même croissance est un formidable gaspillage civil et militaire. La croissance s’est en grande partie dissipée en guerres, en paperasse bureaucratique, en détérioration de l’environnement et autres gâchis de ce genre. Le système libéral est un peu comme le moteur à explosion, il est puissant, nerveux, mais il cogne, il consomme, il pollue, son rendement est mauvais : une grande partie de l’énergie consommée est perdue car elle se transforme en chaleur…
Examinons maintenant l’autre partie de la proposition de P.Van Paryis, car c’est ici que nous nous en désolidarisons. Il suggère, en effet, que nous ne serons jamais en régime d’abondance.
Pour ces deux derniers siècles de révolution industrielle, on estime que la croissance annuelle moyenne a été sensiblement de 3 %. C’est un taux que tout économiste classique juge raisonnable : au-dessus, on se dirige vers la surchauffe, en-dessous, vers la récession. Ce taux de 3% sur deux siècles donne bien un coefficient situé entre les estmations de Bairoch et Heilbroner : (1,03)200 = 369. Maintenant, essayons d’en faire une projection sur le futur. Supposons que le système libéral soit capable de fonctionner jusqu’à la fin du XXIème siècle. Nous aboutissons alors à un chiffre astronomique : (1,03)300 = 7.098 : on multiplierait notre production par plus de 7.000 entre la fin du XVIIIème et celle du XXIème siècle ! Et nous savons que dans le même temps, la population humaine va cesser de croître, elle va même peut-être amorcer une décrue. Imaginons un instant le gaspilage civil et militaire, imaginons les traumatismes qu’il faudrait infliger à la nature, à l’homme lui-même, pour permettre à ce formidable phénomène de dissiper toute son énergie…
Nous savons bien que s’il en était capable, le système ne s’arrêterait pas à ces considérations d’ordre moral. Mais il n’y arrivera pas. A cause d’un ensemble de raisons socio-économiques que nous pouvons tous observer aujourd’hui, la croissance s’essouffle. Est-ce à dire, comme le suggère P.Van Paryis, que nous sommes condamnés à vivre dans le besoin ? Certainement pas. La croissance réalisée est amplement suffisante pour satisfaire les besoins de tous, mais le système libéral est incapable d’assumer cette tâche. Son rôle, qui était de faire croître les forces productives coûte que coûte, par la concurrence et l’exploitaton de l’homme par l’homme, est arrivé à son terme. Il appartiendra donc à l’économie distributive de recueillir cet héritage et de la faire fructifier pour l’humanité entière.
[1] Titulaire de la chair Hoover de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve
[2] dans Partage , n° 82, juin-juillet 1993
[3] Gallimard, 1971. (trois éditions successives en langue française, sept traductions différentes)
[4] R.L.Heilbroner, le capitalisme, nature et logique, Economica, 1986, p.142. L’auteur se réfère aux travaux de Rostov.