Simplement dire « NON ».
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Publication : février 2018
Mise en ligne : 24 juin 2018
« Connaissez-vous situation plus étrange et dramatique que celle d’une société qui sent qu’elle porte en elle-même luttes et contradictions, qui comprend qu’une période s’achève pour elle et qui hésite, qui tremble presque de s’engager dans la seule voie où elle peut retrouver la sève et la vie ? »
Jacques Duboin, Les Yeux ouverts
Pourquoi dire non ?
Les méfaits du capitalisme et sa variante moderne, le néo-libéralisme, s’avèrent chaque jour plus évidents, plus concrets, tels les écarts insensés des inégalités sociales, les malaises sociaux, l’emprise croissante et antidémocratique d’une oligarchie au pouvoir, l’impérialisme de la finance, l’exploitation des peuples, la dilapidation des ressources, les escroqueries scandaleuses, la destruction de la nature, le réchauffement climatique, la poursuite insensée de la fabrication d’armes créées pour le massacre malgré des guerres abominables passées et présentes. Et j’en oublie ! Cette inadaptation du système économique aux conditions économiques existantes en ce début de 21ème siècle, suffit à le discréditer. Tel un appareil mécanique désuet, dont poursuivre l’utilisation peut mener à la panne et à l’accident, il est devenu indispensable de le remplacer par un autre, mieux adapté.
Jacques Duboin nous a montré que la voie dans laquelle s’est engagé le capitalisme est sans issue. Se nourrissant de la rareté, affamé de profit, ce système économique a utilisé l’échange et la compétition pour transformer le progrès technique en croissance productiviste. Il est ainsi parvenu à l’abondance matérielle… qui est sa pire ennemie ! Il tente donc, par tous les moyens, de la camoufler, alors qu’elle est le sommet de l’évolution matérialiste, l’objectif poursuivi depuis des siècles par la civilisation occidentale ! Et Duboin d’indiquer que tous empruntent la même impasse : du côté libéral, on s’enferre dans les certitudes capitalistes, et du côté “socialiste”, on reste agrippé à l’échange, ayant même souvent adopté le point de vue libéral.
Alors que l’économie distributive, la solution économique adaptée à l’abondance, préconise au contraire, le partage. Il ne faut évidemment pas imaginer qu’il s’agit de défendre une sorte de prise au tas qu’une production sans limites, complètement déconnectée des problèmes écologiques, rendrait possible. Le mot abondance est employé (voir page précédente) pour souligner le bouleversement qui s’est produit dans les conditions de la production. Hier encore, la rareté était le lot quasi général (sauf pour la caste des privilégiés). C’était la consommation subie, conditionnée par son pouvoir d’achat. Mais aujourd’hui, l’abondance existe potentiellement et représente ce Graal, ces formidables moyens de production créés et perfectionnés qui peuvent nous permettre de choisir de façon démocratique notre niveau de consommation. La frugalité volontaire, la décroissance de la consommation, par exemples, par respect de la nature, par souci envers notre santé et des générations futures, pourraient être des choix de peuples connaissant l’abondance.
Nous pouvons dire que notre époque est parvenue à rassembler tous les éléments pour créer une société au-delà de la rareté.
Il n’est plus pensable pour l’humanité occidentalisée de se permettre de confier la gestion de la relation entre la société et la nature aux règles du marché, pour des raisons devenues évidentes. Exemple : l’utilisation du pétrole. Il est encore abondant et ses services énergétiques sont grandioses. En conséquence, le marché va lui attribuer un prix très bas provoquant une consommation importante absolument contraire aux mesures à prendre pour juguler le réchauffement climatique et la pollution atmosphérique.
Toutes les règles de fonctionnement du capitalisme s’avèrent inadaptées aux conditions économiques présentes et aux urgences concernant l’environnement et les ressources disponibles. La main invisible du 18ème siècle est devenue cette patte grossière du 21ème qui souille et dilapide tout ce qu’elle touche.
« Ne serait-ce qu’intuitivement on commence à trouver intolérables les conditions sociales, économiques et culturelles d’existence qu’on acceptait passivement il n’y a guère qu’une dizaine d’années » [1]. Nous en avons marre de cette guerre de tous contre tous, de la concurrence, de la compétition, de la rentabilité, de se tuer au boulot pour vivre, de vivre à chercher un boulot, de devoir se vendre comme une marchandise, de ne plus dire bonjour et ne sourire à personne, de ne plus voir ses parents par manque de temps ou d’éloignement, et acheter tant qu’on peut, acheter pour enfouir sa peur et ses frustrations et courir…courir…au point d’échapper à la vraie vie !
Savez-vous que cette situation n’est pas inéluctable et qu’il suffit de dire « NON » ? Le refus des effets néfastes du néo-libéralisme trace en chacun de nous le premier sillon dans le champ d’un nouveau mode de vie possible. La négation devient dès lors affirmation. Le rejet du présent devient création du futur. Le « non » à l’inacceptable réalité devient un « oui » à la construction de demain. Et savez-vous que l’économie distributive est prête à prendre le relais, totalement adaptée aux conjonctures du monde économique actuel ?
Comment dire non
La plupart du temps, chaque NON prononcé s’est traduit dans le monde par un recours à la violence. La volonté de changer une loi injuste ou un système politique défaillant est revenu généralement à défouler la frustration contenue jusqu’à lors, sans maîtrise, en appliquant sans réflexion la démarche apprise culturellement qui consiste à détruire ce qui symbolise la tyrannie, jusqu’au tyran lui-même. Or, la violence est totalement contre révolutionnaire car elle justifie le commentaire selon lequel une révolution, par définition, n’aboutit qu’à un retour à son point de départ. Et pourtant, lors des quarante dernières années, cinquante des soixante-sept renversements de régimes autoritaires ont abouti grâce à la résistance civile non-violente. L’antimilitariste et socialiste libertaire B. de Ligt dit à ce propos : « l’emploi des moyens de guerre [...] rend injuste la cause la plus juste, puisque ceux qui s’y laissent entraîner ne peuvent faire autrement que de descendre au même niveau de violence brutale que ceux qu’ils combattent. Même s’ils gagnaient, en fait, ils seraient condamnés fatalement à garantir les fruits de leur victoire par un système de défense violente toujours plus perfectionné, donc plus inhumain, et de s’embourber au point de n’en pouvoir sortir, dans le chemin de la destruction » [2]. La violence s’entretient d’elle-même et discrédite la révolution. C’est ce qui s’est passé pour les révolutions française et russe. Leurs faillites ont prouvé définitivement que, de nos jours, ces faillites sont aussi celles de l’instauration dans la violence d’une société nouvelle, et de l’idée que pour progresser il faut détruire son adversaire.
Aujourd’hui, toute revendication, même justifiée, qui s’appuie sur le recours à la violence, se fait englober dans la barbarie terroriste. Et je redonne la parole à l’étonnant et trop méconnu Barthélémy de Ligt : « la maxime que le but sanctifie les moyens ne peut être approuvée que dans ce seul sens : un but sacré exige des moyens sacrés. Le socialisme coïncidant complètement avec l’humanité (le sens de l’humain dans l’homme), ses moyens ne peuvent jamais entrer en contradiction avec elle, ni blesser cette humanité. C’est pourquoi la révolution doit apporter au genre humain la morale la plus supérieure, celle de la solidarité. Un véritable révolutionnaire ne peut jamais être ennemi envers ses ennemis ni criminel envers des criminels… La révolution exige non seulement le renoncement de toute violence vis-à-vis des peuples et des classes, mais aussi vis-à-vis des individus [...] La violence est partie intégrante du capitalisme, de l’impérialisme et du colonialisme, et ceux-ci sont par leur nature même violents tout comme la brume par sa nature est humide » [2]. En conséquence, si nous voulons entrer en résistance contre le capitalisme et l’éradiquer, il faut nous inspirer des actions victorieuses non violentes de désobéissance civile, qui ont prouvé leur efficacité, et de leurs maîtres à penser, à ceux déjà cités par Bernard Blavette [3], il faut associer César Chavez, Rosa Parks, Howard Zinn, Khan Abdul Ghaffar Khan, Albert John Lutuli, Bayard Rustin, David Dellinger, Danilo Dolci, Jawdat Said, Steve Biko, Desmond Tutu, Pérez Esquivel, Moubarak Awad, Mairead Corrigan, Jean Van Lierde et Jésus Christ pour les chrétiens, et en France Bernard Clavel, Jean Goss et Hildegard Goss-Mayr, Albert Schweitzer, Jean-Marie Muller, et bien d’autres !
Dire non, c’est refuser de baisser les yeux face à un pouvoir dévastateur, face à une organisation dont nous savons qu’elle nous conduit à la sous humanité. Dire non, c’est résister à cette propagande qui tente de nous rendre apathiques et soumis à la volonté de l’oligarchie. Dire non, c’est s’opposer à cette mobilisation de tous contre tous, au profit des nantis. Dire non, c’est réaliser que le système économique actuel ne convient plus au monde dont nous sommes héritiers.
L’ensemble des victoires obtenues par la désobéissance non-violente et la solidarité, comme par exemples, l’indépendance de l’Inde, les droits civiques des Noirs et les revendications des ouvriers agricoles aux États-Unis, la lutte contre l’apartheid, la marche de Janadesh et, plus près de nous, la résistance au Larzac et à Notre-Dame des Landes, doit amener l’ensemble des mouvements anticapitalistes à se réunir pour organiser la résistance non-violente partout où il sévit, sans considération de frontières ou de différences d’intérêts.
À chacun, à chaque groupe, suivant ses moyens, de trouver la meilleure stratégie pour se mettre en travers des agissements délétères du capitalisme. Boycott de la consommation inutile, vote blanc à toutes les élections, non collaboration, stratégie en faveur de la sur- ou sous-production, fauchages de plantes OGM, objections de conscience et refus de tout armement, mouvements d’occupation d’exploitations minières et industrielles dangereuses ou polluantes, réduction drastique de la consommation de viandes et de laitages, manifestations, marches, sit-in, pétitions, etc…
Profitons de la généralisation mondiale du capitalisme pour réaliser un grand coup de balai global et simultané.
C’est ce que promeuvent déjà de grands mouvements anticapitalistes comme le zapatisme. Celui-ci, depuis sa conversion à la lutte non-violente, puise sa source au croisement de trois traditions politiques : une certaine forme de pacifisme telle qu’on la trouve chez Tolstoï et les quakers, la doctrine du satyagraha de Gandhi, et les idéologies de la révolution sociale telles que le socialisme et l’anarchisme. En se fondant sur ce socle théorique, les “révolutionnaires non-violents” cherchent, au niveau pratique, à réaliser des changements sociaux, économiques et politiques radicaux par des moyens qui rejettent à la fois l’action parlementaire et l’emploi de la violence. Ils ont lancé une invitation à « construire l’internationale de l’espérance... par-dessus les frontières, les langues, les couleurs, les cultures, les sexes », tout en soulignant que « la dignité est cette patrie sans nationalité, cet arc-en-ciel qui est aussi un pont, ce murmure du cœur qui ne se soucie pas du sang qui le vit, cette irrévérence rebelle qui se moque des frontières, des douanes et des guerres » [4]. À leur initiative, “La Sexta“, définie comme un réseau de luttes anticapitalistes, se donne un seul terrain d’action : la planète Terre.
L’appel à constituer un maillage planétaire de luttes repose sur le constat que tous les peuples affrontent un ennemi commun, le néolibéralisme, qui n’est rien d’autre que le nom de la forme actuelle du capitalisme.
Les risques de dire non
Certains trouvent que la non-violence impose une prise de risque trop exigeante, et qu’affronter un homme armé sans protection et sans arme reviendrait à se jeter dans la gueule du loup. En d’autres termes, ce serait une pure folie puisque la probabilité existe que l’on y perde la vie (exemple : Rémi Fraisse). Mais y a-t-il moins de risque à s’engager dans une lutte armée ? Toute action dans la vie impose une prise de risque, risque pour son intégrité physique, risque pour sa vie, risque pour sa dignité, risque de défaite. Or choisir la non-violence c’est justement réfléchir sur la puissance de ses propres convictions à s’engager dans le mouvement revendicateur et tester celle-ci. On doit s’attendre à des représailles de la part de l’adversaire violent. L’engagement non-violent, c’est dangereux puisqu’on risque de souffrir et même de perdre sa vie. « De tous les dons qui nous ont été faits, celui de la vie est sans doute le plus précieux. Celui qui fait le sacrifice de ce don, désarme toute hostilité. Il ouvre la voie à la compréhension mutuelle des adversaires et à un règlement honorable du conflit » [5]. Cependant, il faut savoir que « la non-violence est le moyen le plus inoffensif et le plus efficace pour faire valoir les droits politiques et économiques de tous ceux qui sont opprimés et exploité » [5]. À part les privilégiés, ne le sommes-nous pas tous ? Or, son avantage sur la lutte armée c’est qu’elle favorise l’union, tout en évitant les lourdes pertes humaines ainsi que les dégâts matériels. Elle exerce également une force directe sur l’adversaire ou indirecte par l’appui de l’opinion publique afin de le contraindre à abandonner la violence. Selon J.J.Origas,« en vérité, la non-violence a une puissance éducatrice et pour ainsi dire rédemptrice : elle ouvre, elle élève les consciences les plus rebelles et les forces à réfléchir » [6] La non-violence est la stratégie idéale pour aider son adversaire à se remettre en question. Selon le Mahatma Gandhi, le non-violent doit chercher à « ouvrir les yeux » de son adversaire en touchant sa conscience. « Le champ de bataille de la non-violence, c’est le cœur de l’homme » [7] dit Vinôba Bhave, un disciple de Gandhi. Elle est donc toujours préférable à la lutte armée.
De plus, la lutte non-violente permet de se procurer une grande connaissance de soi et ainsi de chercher sa propre amélioration. En plein désarroi, on risque de recourir à la violence et par la suite, de n’être pas en paix avec soi même. Par contre, en ayant le contrôle de soi, on est paisible et confiant ; ce qui nous procure du bien être et du bonheur. Il convient donc de s’armer de la plus grande arme à notre disposition : la volonté. La lutte non-violente est donc formatrice.
Connaître l’objectif
Afin que le mouvement de refus de toute collaboration au système capitaliste ne s’essouffle ou ne dévie de son objectif, il convient de lui donner un objectif concret et une solution finale à promouvoir. C’est la différence entre la révolte et la révolution. Une révolution comporte un but déterminé.
Comme le NON qui nous importe ici consiste à s’opposer au capitalisme et à le détrôner définitivement, il serait malsain, au risque de constater son retour, de manquer d’alternative. « Le projet révolutionnaire doit s’élargir aux dimensions colossales des possibilités de société qu’offre notre époque, car si les préconditions de la liberté se sont développées bien au-delà des rêves les plus audacieux du passé, il en est de même pour la représentation que l’on peut se faire de cette liberté. Parvenus au seuil d’une société au-delà de la rareté, nous voyons mûrir la dialectique du social et se préciser tant ce qu’il faut abolir que ce qu’il faut créer » [1]. Quelle solution mieux adaptée à cette substitution que l’économie distributive, qui est la seule à proposer et à organiser l’abandon de l’échange au profit du partage ? Déjà, nous entrevoyons cette nouvelle société basée sur la répartition des biens en fonction des besoins de chacun, sur l’abolition de la propriété privée utilisée comme capital, sur l’élimination de toute relation marchande, sur la rotation des tâches et le choix de son activité sociale, sur la réconciliation avec l’environnement. Voilà pourquoi, depuis tant d’années déjà, la GR s’applique à parachever les propositions de solutions pour une nouvelle société en recherche de coopération et de solidarité, en recherche d’un nouvel équilibre mondial basé sur l’entraide et le partage des ressources, en recherche d’une réconciliation avec la nature et la beauté et en recherche d’une idéologie plus noble, plus élévatrice, consacrée à la promotion de l’être. Et nous ne réalisons pas aujourd’hui la portée de ce changement sur cette relation transformée entre la nouvelle société et l’évolution en chacun du psychisme à la racine des comportements.
[1] Murray Bookchin, Au-delà de la rareté, éd. écosociété.
[2] Barthélémy de Ligt, Le problème de la guerre civile, discours tenu à la conférence de la War Resisters International, 23-27 juillet 1937, à Copenhague.
[3] Bernard Blavette, Non violence active et désobéissance civile, GR 1193.
[4] Wikipédia. Le zapatisme.
[5] Nirmal Kumar Bose, Selections from Gandhi,1948.
[6] J.J. Origas, article sur la non-violence, encyclopédie universalis.
[7] Vinôba Bhave, encyclopédie universalis.