Un jeu de massacre
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Publication : octobre 1999
Mise en ligne : 3 décembre 2005
Un économiste ose dire au public, malgré ses confrères, ce que nous pensons d’une discipline d’où viennent tant d’idioties proférées depuis des siècles, mais profondément ancrées aujourd’hui dans l’opinion. Henri Muller s’est donc régalé à la lecture du livre de B.Maris et A.Michel intitulé Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles qu’il commente pour nous :
« Au commencement était Walras le premier à avoir posé mathématiquement la question de “la main invisible”, que de l’égoïsme de chacun naît le bien-être de tous et, dès lors, une harmonie et une paix sociale, que le marché donne le maximum de bonheur et de richesse ». Depuis 150 ans, la science économique répète cette « ruse de la raison, dirait Hegel, qui veut que des vices privés engendrent un bien social... Il faut que de l’égoïsme de l’État sorte l’intérêt du monde. C’est l’ABC du libéralisme en gros sabots, celui de la bêtise au cou de taureau. »
Barricadés dans leur pseudo-science, économistes et statisticiens, économètres et experts n’avaient-ils pas négligé l’irrationalité des comportements, les aléas sans nombre bousculant les données de leurs prévisions, perturbant les “équilibres” ? B. Maris les rappelle à l’ordre. Usant d’un vocabulaire hautement réjouissant, d’expressions souvent pittoresques, il leur plonge le nez dans les réalités, décoiffant sous un déluge de persiflages impertinents une série de Nobel et autres pontifes, experts journalistes qui plastronnent dans les médias. Il charge sabre au clair, dans une verve étourdissante, sur les dogmes et les axiomes, fonds de commerce de ces gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles. Un vrai jeu de massacre : « Alors la richesse, les économistes ? Qu’est-ce que la richesse au-delà de l’eau transformée en poison, de la terre transformée en lisier ou du lisier transformé en engrais ?... Savez-vous que les déchets, la transformation des forêts en latérite, la dépense d’essence dans les embouteillages, l’agrandissement du trou d’ozone, la mercantilisation de l’air, de l’eau et des gaz à effet de serre que respirent les hommes sont une création de richesse ? Que plus le monde est empoisonné, plus il est riche par simple effet de rareté ? »
« Qui a réfléchi aux rapports entre éthique, esthétique et économie ? Et si la question que devaient se poser désormais les économistes était : qu’est-ce que la richesse et comment la partager ? »
« Chers statisticiens, vous n’en avez pas un peu marre de chanter jour après jour que la richesse s’accroît dans un monde de pauvreté, d’incroyable indigence culturelle, de laideur accablante ? »
« La loi de l’équilibre ? qui peut parler de l’équilibre d’un marché ? Le marché en soi n’a pas de cohérence. Avis aux nigauds qui croient que les marchés laissés à eux-mêmes ont des humeurs, des vapeurs et dirigent le monde. Avis à ceux qui croient en “la démocratie des marchés”, à la “dure loi” des marchés, à la “tyrannie” des marchés et autres nigauderies. »...« Si les mots “marché”, “loi de l’offre et de la demande” ont un sens, ils signifient bizarreries, aberrations, indéterminations, destructions, pagaille, capharnaüm. Le paradoxe d’Allais démontre que les gens sont irrationnels dès que l’on introduit de l’aléa dans leurs gains. Or, l’aléa est l’éther de la vie économique. »
Avec Stigler (Nobel 1982), on change de registre : « C’est, rapporte B. Maris, la réalité qui est fausse parce qu’elle ne colle pas avec la théorie qui est juste. à la réalité de s’adapter à la science. Aux hommes de s’adapter aux dogmes. » !!
Milton Friedman (Nobel 1976) va plus loin avançant « la thèse qu’une théorie ne devrait pas être testée par le réalisme de ses hypothèses mais par celui de ses conséquences. » Autrement dit, « peu importe de faire l’hypothèse que la Terre est plate tant que çà vous permet d’aller où vous voulez en vélo. Vous pouvez même supposer que la Terre est creuse comme un bol si vous sentez que votre vélo descend. »... « L’économie savante, conclut Maris, est donc devenue un système où l’on s’emploie à tirer des conclusions logiques d’ensembles quelconques d’axiomes et de postulats. » Et de citer Russel : « L’ économie est cette discipline où l’on ne sait pas de quoi on parle ni si ce qu’on dit est vrai. Peu importe de savoir si les postulats sont vrais, si les conclusions sont vraies. Seul importe d’affirmer que les conclusions sont les conséquences logiques nécessaires de ces postulats. » Autre prix Nobel, Robert Solow fait chorus. « Lui aussi, relève Maris, après des années de casuistique mathématique, reconnaît que c’est l’Institution, l’Histoire, la Politique qui sont importantes en économie, jamais l’équilibre, la rationalité, la concurrence, l’efficacité et autres blagues : confiance, croissance, transparence, patin et couffin, nécessaire flexibilité du travail. » (Bougez les pauvres, quoi, ne restez pas plantés sur vos privilèges !)
« La liberté dans le libéralisme, l’efficacité dans l’anarchie sont les leurres d’une nouvelle religion temporelle. »
Hypothèses, axiomes, postulats, c’est sur ce socle inconsistant que se sont échafaudées des théories visant à justifier l’accaparement des richesses par une mini-minorité de prédateurs. B. Maris démonte cette “cathédrale d’allumettes”, en fait une bouillie pour les chats, agrémentant son appétissante cuisine d’une série d’enluminures, de portraits féroces, de tranches succulentes taillées dans la toute récente actualité. Il en admoneste les papes : « Criez haut et fort qu’il n’y a pas de théorie du libéralisme, de la concurrence, de l’efficacité, que tous ces mots relèvent de l’idéologie la plus plate, de l’utopie la plus totalitaire. Qui t’a fait roi, l’économiste ? A quoi sers-tu, l’économiste, quelle est ton utilité, toi l’apôtre de l’utilitarisme ? »
Au lecteur d’apprécier ce chef d’œuvre d’humour grinçant, ce jeu de massacre qui prend pour cible les gourous parmi les plus vénérés de l’économie, privés soudain de leur précieuse auréole, accusés de nigauderies et de mensonges.
D’aucuns trouveront parfois caricaturale, simplificatrice, cette mise au pilori de tant de personnages réputés éminents, observant en outre, que l’économie, omniprésente dans le quotidien de chacun, embrasse un vaste domaine hors de la seule prévision. Mais on regrettera que ce brillant pamphlet n’ait pas fait état d’une recherche autrement proche de la réalité, une recherche qui, justement, a pris à bras-le-corps la question, éludée par les économistes, de la répartition des richesses, de leur distribution plus équitable par le biais d’une monnaie de consommation.
Un livre à diffuser d’urgence aux milieux enseignants afin de faire place nette aux prémisses d’une nécessaire révolution monétaire entravée par le matraquage des “idées reçues” et par les mafias de l’argent ; révolution monétaire hors laquelle il est vain d’espérer un mieux sensible, général et durable au niveau de l’ensemble social, les initiatives réformistes se bornant à remuer du vent.