Vers la nouvelle société
par
Publication : août 1981
Mise en ligne : 29 mai 2008
IL en avait gros sur la patate Giscard, et on le comprend, le jour
de son dîner d’adieu à l’Elysée en mai dernier.
Selon le JOURNAL DU DIMANCHE qui nous rapporte ses propos, l’ex-président
s’est plaint avec amertume des obstacles dressés par M. Ceyrac
et ses amis du grand patronat devant ses projets de réforme :
« Au fond, a-t-il dit à M. Chaban-Delmas, ce sont les mêmes
forces réactionnaires qui nous ont empêché vous
et moi de mener à bien les évolutions sociales nécessaires.
Elles ont d’abord ruiné votre « Nouvelle Société
», puis elles m’ont paralysé et enfin abattu. »
Mitterrand l’a échappé belle. Giscard a peut-être
raison mais il est injuste. Ce n’est pas drôle tous les jours,
allez, d’être chef d’entreprise, petite, moyenne ou grande, même
en régime libéral avancé, par ces temps de guerre
économique. Il y a des frais. Les campagnes électorales
reviennent souvent, et ça coûte cher pour faire élire
les bons candidats. Et puis les repas d’affaires sont devenus hors de
prix. On a de plus en plus de mal à être compétitif
surtout depuis l’arrivée en masse des Japonais sur le marché
européen... Mais comment qu’ils font les patrons à Tokyo
?
Allez donc faire comprendre à un délégué
syndical qui vient vous demander, même pas poliment, un peu de
rallonge pour se payer la belle machine à laver que la mère
Denis lui a montré à la télé, et la semaine
de 35 heures pour créer des emplois nouveaux. Allez donc lui
faire comprendre que la réduction des frais généraux
doit avoir priorité sur les salaires. C’est parler à un
sourd.
Non, croyez moi, ce n’est plus une vie d’être patron. Vaudrait
mieux être éboueur. Pas de bile à se faire. Et on
a de temps en temps le plaisir de prendre son petit déjeuner
avec le président de la République. Pauvres patrons !
Plaignons-les. Je comprends qu’ils soient découragés et
je me mets à leur place. (Façon de parler qui n’engage
à rien, pas plus qu’elle n’engagerait un patron à prendre
la place d’un smicard). Mais ne dramatisons pas. Même s’il n’y
a pas de miracle à attendre, malgré sa bonne volonté,
du nouveau pensionnaire de l’Elysée, il reste un espoir. J’ai
un tuyau.
Il existe, mais tous les patrons ne le savent pas encore, et c’est pour
eux que j’écris ces lignes, des sociétés spécialisées,
dites « sociétés de conseil », qui offrent
généreusement, mais tout de même pas à l’oeil,
leurs services aux entreprises en difficulté pour étudier
leur problème en vue de réduire le prix de revient pour
devenir compétitives. Elles envoient sur les lieux de travail
des équipes de spécialistes qui constatent, chronomètre
en main, les heures perdues par le personnel en coups de téléphone
inutiles ou prolongés, en conversations d’ordre privé
ou en déplacements abusifs pour aller faire pipi, etc. Et ça
fait beaucoup.
Les patrons ayant eu la bonne idée de faire appel à l’une
de ces sociétés de « dégraissage »,
comme on les désigne désormais, sont souvent agréablement
surpris au reçu du rapport des experts.
Le temps perdu - le saviez- vous ? - dans une entreprise quelconque,
comptabilisé en heures effectives de travail, correspond généralement,
selon les experts, à celui de 10, 15 ou 20 % de l’ensemble du
personnel. Il suffit donc, mais il fallait y penser, pour réduire
d’autant les frais généraux sans réduire la productivité,
de licencier 10, 15 ou 20 % du personnel et de mettre le reste au pas.
Et que ça saute.
Alors, quand les entreprises en compétition, de « dégraissage
» en « dégraissage », en arrivent à
produire avec un seul robot animé par un ordinateur, les patrons
enfin débarrassés des O.S. et autres smicards dévoreurs
de budget devenus encombrants, pourront sourire à la vie et se
rendre à leur déjeuner d’affaires habituel avec optimisme.
En sortant de table ils n’en seront que plus compréhensifs avec
le chef du gouvernement pour « l’aider à mener à
bien les évolutions sociales nécessaires et construire
avec lui la « nouvelle société ».
L’ennui c’est que les robots, à ma connaissance, n’achètent
pas de machines à laver, même à crédit. Il
ne restera plus qu’un petit point à régler : où
trouver des consommateurs ?