Comment se détruit la démocratie


par  I. PIVERT
Mise en ligne : 14 janvier 2007

Ancienne condisciple de François-Henri Pinault à HEC, Isabelle Pivert fut confrontée aux mécanismes financiers de l’entreprise en tant que consultante dans un cabinet de conseil en stratégie. Sa foi dans les vertus du capitalisme en fut ébranlée. Puis ses doutes furent confirmés par des entretiens avec des gestionnaires ; elle les a publiés dans son ouvrage Soleil capitaliste, entretiens au cœur des multinationales (aux éditions du Sextant, voir GR 1069, p.5).

Sa conclusion est claire, la voici :

« Désormais, vous travaillez uniquement pour l’actionnaire ! » Ainsi s’exprime l’ancienne employée commerciale d’une multinationale allemande de l’industrie pharmaceutique, lors de la présentation par ses dirigeants du concept de shareholder value [1] à l’ensemble des salariés. Elle raconte : « on nous a expliqué que nous aussi on allait en profiter, puisque si on enrichissait l’actionnaire, on aurait des primes, des augmentations… Et je peux vous dire que maintenant je comprends tout à fait qu’une entreprise qui fait des profits aujourd’hui ferme des usines ou licencie… Car si elle ne le fait pas, alors c’est elle qui devra fermer dans dix ans ».

— Vous êtes capable, vous, de prédire l’avenir à dix ans ?

— Non, mais Eux ils savent…

Aveuglement ? Intoxication ? Idolâtrie ? Issue des banques d’affaires anglo-saxonnes, la shareholder value, en français création de valeur pour l’actionnaire, est un concept financier dont se sont emparés, au début des années 1990, les cabinets internationaux de conseil en organisation et stratégie, pour l’implanter à tous les niveaux de décision de la multinationale cotée en Bourse. Et cela, partout sur la planète.

En l’espace de seulement une dizaine d’années ce concept devint opérationnel, et central dans toute grande entreprise, même non cotée. À chaque étape de décision, donc de choix, une question unique est martelée, tant et si bien qu’elle tend à devenir le principe naturel et implicite de toute “bonne” gestion, qu’on appelle maintenant gouvernance : tel scénario crée-t-il de la valeur pour l’actionnaire, c’est-à-dire l’enrichit-il ? Autrement dit, si l’entreprise est cotée [2], cela fait-il monter le cours de l’action à la Bourse ?

Entre plusieurs scénarios, dits “créateurs de valeur”, on choisit d’emblée celui dont on espère qu’il fera le plus monter le cours, et tout de suite. Et pour cela on teste l’avis prospectif et intéressé des financiers. Telle activité, supposée générer 6, ou 7, ou 8 % de retour sur capitaux investis, sera abandonnée ou bradée, au profit de celles générant au moins 15%. Sans quitter la logique financière, il s’agit là tout simplement de destruction d’activités rentables, et donc de richesse et d’emplois.

Ces scénarios “créateurs de valeur” privilégient la réduction immédiate des coûts, alors que l’innovation demande du temps et de l’argent. La suppression de la notion de durée constitue ainsi une perversion de la notion même d’entreprise - qui est un pari sur l’avenir. Cette perversion provient, entre autres, de la croyance hystérique, mais savamment entretenue, en une concurrence effrénée et permanente entre tous : face à la peur de l’avenir, tout est toujours bon à prendre. De là à inverser la fin et les moyens (car la Bourse représentait auparavant l’un des outils de financement de l’entreprise), il n’y a qu’un pas. Il fut allègrement franchi : l’hystérie internet au tournant du siècle servit de test involontaire : pour faire grimper la valeur d’une start-up avant même son introduction en Bourse, les analystes financiers pouvaient raconter n’importe quoi, il suffisait qu’un maximum de gens les croit !

Que faire pour que monte constamment le cours de l’action ? Telle est, maintenant, toute la stratégie de l’entreprise cotée. Cela n’a plus rien à voir avec sa performance ou avec son développement réel.

Si on se place dans une telle logique financière, l’abondance de main-d’œuvre de plus en plus qualifiée joue en faveur des pays à bas coûts salariaux, et ces transferts de production sont quasi immédiats. L’effondrement des emplois durables dans nos sociétés “riches” génère pour les classes moyennes une insécurité sociale et économique permanente. Quand la réduction de personnel, au mépris de la vie réelle de milliers de personnes et de leurs familles, est instrumentalisée pour faire monter le cours de l’action (ou faire “cracher” l’entreprise si elle n’est pas cotée mais pilotée par des financiers absents), il y a antagonisme. Les objectifs des financiers qui ont corrompu les dirigeants avec des stocks options, dont les montants réalisés (des dizaines ou des centaines de millions d’euros) n’ont plus rien à voir avec la notion de rémunération du travail sur la durée d’une vie, sont opposés à ceux des salariés, qu’ils soient cadres ou non. Et on assiste (le processus n’est pas achevé) à la prise de pouvoir et de contrôle du premier groupe sur le second.

Au lieu de quémander des emplois ou de meilleures conditions de licenciement (!), les syndicats feraient mieux de créer un nouveau rapport de force, basé sur la simple évidence que l’outil de production - au sens large, donc comprenant aussi l’immatériel - est un bien collectif. Une telle idée, quand on sait l’argent public investi pour assurer les services collectifs autour d’une usine par exemple, ne peut pas être rejetée.

En l’absence de ce rapport de force, le groupe dominé développe des stratégies de “survie” (il s’agit ici de garder son emploi, donc son revenu) qui incluent des pratiques telles que de détournement ou rétention d’information, qui gênent la stratégie du groupe dominant, dont la “survie”, et surtout la rémunération, tiennent à l’enrichissement constant de l’actionnaire. Il en résulte que deux types d’emplois commencent à affluer, et de manière inquiétante, dans nos sociétés occidentales. Le premier dans la communication-propagande (surtout faire croire que tout continue à être pour le mieux dans le meilleur des mondes privatisés) pour s’acheter la docilité de millions de consommateurs et de salariés. Le second dans le contrôle et la sécurité (dans l’entreprise, avec notamment la multiplication des procédures, et aussi en dehors d’elle, grâce au développement fulgurant des technologies de communication). Liberticide, la croissance des deux types d’emplois participe du même déni de réalité : elle repose sur l’incapacité tragique, pour la plupart des gens, de remettre en cause leur croyance aveugle en un capitalisme foncièrement bon.

Alors qu’il y a seulement une vingtaine d’années, les dirigeants présents dans l’entreprise prenaient des décisions qui tenaient compte des rapports de force avec tous les acteurs, fournisseurs, salariés, clients et syndicats, aujourd’hui ils se soumettent, ils se déresponsabilisent, moyennant finance ou statut social, face à un actionnaire absent. Un enfant de dix ans est capable de le voir : puisque tous sont acteurs dans la production, la création de valeur pour l’actionnaire n’est ni plus ni moins que la spoliation organisée des richesses produites par tous, au seul profit de l’actionnaire.

Et pourtant ce dernier, ou son exécutant, n’est qu’un être humain, aussi fragile qu’un roseau dans le vent de la vie. Aucune arme n’est pointée sur la tête du salarié.

Et chacun est mortel.

Il est grand temps de s’attaquer aux mécanismes d’une économie capitaliste en pleine perversion, et de prendre conscience des croyances sur lesquelles elle repose.

Faute de quoi, c’est un nouveau totalitarisme qui nous tend les bras.


[1Ce concept est évalué grâce au WACC = coût moyen pondéré du capital. Si le WACC est de 9%, aucun investissement rendant moins de 9% ne sera retenu. Mais les actionnaires demandent souvent 15%.

[2Si elle n’est pas cotée, mais possédée par des fonds d’investissement, ce sont les scénarios d’enrichissement des actionnaires à trois ans qui seront privilégiés, grâce à l’endettement de l’entreprise. Quitte, une fois celle-ci revendue, à la faire couler : dette énorme, réduction de personnel, restriction du budget de recherche, etc.