Penser, dépenser, dé - penser
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Mise en ligne : 14 février 2007
Mais l’électeur, qui doit choisir parmi des candidats ainsi passés maitres dans l’art de le séduire, comment est-il, lui, placé en situation pour pouvoir juger leurs engagements ?
C’est à cette question que veut répondre Roland Poquet :
Les historiens du futur tiendront sans doute la seconde moitié du XX° siècle comme une période-charnière dans l’histoire des pays aux économies de marché développées.
Mis à mal dans les années 30 par des crues de production à répétition, résorbées dans un premier temps par des mesures malthusiennes, puis, de façon plus radicale, par la destruction d’une partie non négligeable de l’appareil productif de l’Europe et du Japon de 1939 à 1945, le capitalisme fait preuve, dès la paix revenue, d’une énergie décuplée grâce à l’utilisation de technologies de pointe et de produits nouveaux, grâce aussi aux conditions exceptionnelles offertes par un état de rareté retrouvé : en vingt ans, de 1950 à 1970, la production mondiale de produits manufacturés se voit multipliée par quatre, soit une progression de 20 % l’an ! (Honte à la Chine qui n’a vu son PIB n’augmenter que de 10,7 % en 2006, malgré un potentiel technique actuel supérieur en efficacité !)
En diversifiant les produits, en réduisant leur durée d’usage et en stimulant les envies de chaque consommateur par une publicité de plus en plus délirante, le capitalisme va confirmer, année après année, ses facultés d’adaptation en sortant du cadre étroit des besoins élémentaires à satisfaire pour explorer les régions encore vierges du désir humain. Cette nouvelle perspective de développement économique n’est en rien incompatible, pense-t-on, avec un développement humain que permettent la sécurité du lendemain, la réduction du temps de travail hebdomadaire, l’offre accrue de loisirs et un potentiel culturel en plein essor (presse, livres, spectacles, radios, télévision). Notre regard actuel ne peut qu’envier cette période dite des Trente Glorieuses, trente cloches qui sonnent à toute volée dans le beffroi du futur. Soucieux de se libérer au plus vite de l’emprise de la rareté, le monde occidental retrousse ses manches et se promet de gagner « la bataille du charbon et de l’acier » : « il est impossible d’approuver la moindre grève » s’écrie en 1945 Maurice Thorez, premier secrétaire du Parti Communiste, en s’adressant aux délégués mineurs du Nord-Pas-de-Calais ; tous au travail ! C’est à ce prix que la pauvreté et la misère disparaîtront et que l’abondance pour tous deviendra réalité. Rares sont ceux qui osent alors prédire que le chômage de masse est pour bientôt et que la valeur travail sera sérieusement mise à mal.
Comme dans toute période euphorisante de l’Histoire, le souffle de l’esprit accompagne cette guerre sur le point d’être gagnée sur la matière. En France, les forces vives issues des combats de la Libération portent leurs réflexions sur une nouvelle donne politique, économique et sociale et proposent la mise en place d’une économie mixte qui marierait la dynamique du capitalisme à la vigilance de l’État. De façon symbolique d’abord, en portant le théâtre en banlieue, puis de façon plus visible, par la mise en place d’un réseau national d’institutions artistiques et culturelles, le monde des artistes participe à sa manière à la formation sensible des esprits.
Dans un éditorial paru dans le bulletin du Syndicat National des Acteurs en 1958, le comédien Gérard Philipe, tout récemment élu président de ce syndicat, salue l’arrivée de la télévision dans les foyers les plus reculés : formidable outil de développement culturel, elle sera, pense-t-il, le précieux complément de l’éducation nationale.
En 1961, la diffusion d’une création télévisée, Les Perses d’Eschyle, à une heure de grande écoute, connaît un extraordinaire retentissement et demeure, aujourd’hui encore, le symbole d’une télévision intelligente et exigeante.
Mai 1968 marque le point d’orgue de cette période qui s’est placée sous le signe de l’optimisme. La parole est libérée. La toute puissance de la pensée semble définitivement assise, même si le faire est plus que jamais nécessaire.
Las ! Mai 68 ne peut soupçonner la contre-attaque qui s’annonce et qu’elle cautionne en quelque sorte « à titre posthume », à ceci près que ce ne sont plus les paroles qui sont libérées mais des forces beaucoup plus redoutables.
En 1974, l’abandon des accords de Bretton Woods est prononcé, et la libéralisation des changes monétaires va sonner le départ de la mondialisation. Larguant ses amarres, le capitalisme s’ouvre à tous les vents pour mieux les capter. Les tenants d’un ultralibéralisme se réveillent, élaborent une théorie pure et dure du “tout économique” et s’évertuent à placer à la tête des États des hommes et des femmes aptes à l’appliquer dans toute sa rigueur. Pour que la machine économique tourne à plein régime et sans à-coups, il faut non seulement produire mais aussi consommer. Alors que le ministre André Malraux souhaitait faire surgir des « cathédrales de la culture » sur tout le territoire, à leur place fleurissent ces « cathédrales de la consommation » que sont les grandes surfaces commerciales.
Penser n’est plus à l’ordre du jour.
Par contre, dépenser est vital pour assurer le triomphe du capitalisme.
Trente ans après la libéralisation des changes, aucun économiste ne se risquerait à appeler à nouveau ces années les Trente Glorieuses, sauf par dérision. Capitalisme commercial, capitalisme actionnarial, capitalisme boursier. Peu importe le flacon puisqu’il s’agit d’appellations non contrôlées, étiquetées au mépris du désarroi des jeunes, du creusement des inégalités et des dégâts environnementaux.
Donne-t-on aux citoyens des outils pour comprendre ce monde économique et financier devenu de plus en plus complexe ? L’ignorance dans laquelle sont tenus la plupart d’entre eux permet d’éviter toute réflexion tant soit peu poussée et nos responsables politiques ont beau jeu d’asséner vérités et contre-vérités avec le même aplomb. Chaque jour apporte la confirmation d’une pensée en berne ou, plus grave encore, d’une volonté d’étouffer toute velléité de pensée. Souvenons-nous du cynique aveu du patron de TF1, Patrick Le Lay, chargé d’imposer aux téléspectateurs des émissions débiles destinées à faire passer la publicité dans les meilleures conditions : « ce que nous vendons à Coca Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».
Désormais un seul mot d’ordre : amener le citoyen à ne plus penser, à dé-penser - le décerveler, prophétisait le père Ubu.
En trois décennies, notre système économique et financier aura réussi l’exploit de freiner l’élan de la pensée, de laisser croire au citoyen que dépenser constitue l’acte le plus noble de l’aventure humaine et que le penser doit se mettre au service du dépenser. Bravo l’artiste ! Petite caméra en main (on n’arrête pas le progrès et il faut faire “modeste”) le capitalisme vient de tourner la suite des « Trente Glorieuses », cette fois en version originale et en toute tranquillité.
Quant à l’abbé Pierre, en près de soixante années de combat stérile, il aura connu les deux versions : on comprend son souhait de gagner au plus vite le ciel.
Post-Scriptum : Pire que le cynisme d’un patron de chaîne télévisée de grande écoute, il y a l’inculture et le mépris de la culture ouvertement affichés d’un candidat à la présidence de la République française. Sa saillie, qui suit, est à déguster sans modération : « L’autre jour je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La princesse de Clèves. Imaginez un peu le spectacle ! »