Examen de conscience

Réflexions à propos des élections
par  J. MATHIEU
Mise en ligne : 30 juin 2007

Dans sa lettre d’envoi du texte qui suit, et comme pour s’excuser du fait qu’il ne date pas d’hier (il a été écrit en 2005), Jean Mathieu a ajouté ceci : « même peu suivis d’effets, les propos inspirés par Jacques Duboin offrent la consolation d’être toujours d’actualité ». Qu’on en juge :

Avant leur déconfiture d’avril 2002, les socialistes au pouvoir, contraints de répondre à la marée montante des tenants de la taxe Tobin, avaient finalement trouvé l’esquive qui leur convenait : ne taxer que les marchands de canons, et laisser les adeptes du Casino Brongniart s’en donner à cœur joie, faute de quoi ils s’en iraient spéculer ailleurs.

Financer nos bonnes œuvres grâce à la vente des armes, voilà au moins une gauche gouvernementale qui n’avait pas honte de s’en remettre à la forme la plus cynique du capitalisme pour accorder quelques ristournes aux ramasse-miettes du socialisme.

Mais sommes-nous pour autant en droit d’attribuer à nos seuls gouvernants l’immoralité de cette société alors que nous-mêmes nous affairons à d’innombrables tâches diverses qui n’ont bien souvent plus rien de recommandable dans leur finalité ?

Sait-on assez, par exemple, que depuis l’élection d’un chancelier nommé Adolphe Hitler, une course aux armements devenue permanente n’a plus jamais cessé de secourir en ouvrage militaro-industriel une classe ouvrière en constante voie d’obsolescence ?

Mais le commerce banalisé des engins de massacre ne suffit plus. D’une façon ou d’une autre, et quelles que soient les œuvres caritatives compensatrices, la croissance obligée du gaspillage pour donner matière à « gagner sa vie » amène insidieusement chacun de nous à mettre la morale dans sa poche.

On sait, et l’on reconnaît sans complexe, que les productions les plus futiles, les exploitations les plus nocives, les installations les plus dangereuses, les bétonnages les plus abusifs, les entremises les plus sordides et les trafics les plus malfaisants, justifient leur raison d’être par le nombre d’emplois maintenus et la nécessité pour les gens concernés de continuer de gagner leur vie « normalement », c’est-à-dire en trouvant à produire et vendre quelque chose.

Vendre son aptitude au travail, quitte à faire n’importe quoi pour répondre à l’embaucheur éventuel, cultiver de la drogue en remplacement des céréales dévaluées, vendre une nouvelle bouillie pour les chats concoctée par les as du marketing, ou aller jusqu’à vendre la peau de ses enfants pour nourrir le reste de la famille, chaque jour plus pernicieux s’ouvre l’éventail de ce que l’on s’efforce de vendre par simple nécessité de subsister.

Le harcèlement publicitaire à tous les coins de rue, l’invasion des paperasses dans les boîtes à lettres, des amaqueurs au téléphone, des dealers d’escalier et des enfants prostitués, on voudrait pouvoir mettre ces activités proliférantes au compte de « On n’arrête pas le progrès ! » Mais la cause première procède d’une contrainte moins innocente : iI s’agit en réalité de pérenniser la distribution des revenus par le truchement d’une activité marchande, fût-elle annonciatrice de catastrophe et toujours plus au-delà des nécessités vitales et des besoins sécuritaires.

Car ce que continuent de nous enseigner les maîtres comptables de la société marchande, c’est la sacro-sainte loi de l’investissement rentable, distributeur du salaire des uns et du profit des autres.

Dans l’optique rétrécissante de leur science sans conscience, bâtir et détruire, blesser et soigner, polluer et dépolluer, c’est doublement donner matière à travailler et donc pérenniser les transactions lucratives salaires-prix-profits. C’est le chiffre des échanges monétaires qui mesure leur soi-disant prospérité, et tant mieux s’ils additionnent des sacs de farine et des mitraillettes, des voitures de sport et des fauteuils roulants, des places de cinéma et des cellules de prison. Voilà ce qu’à leur école il est convenu d’appeler « créer des richesses » !

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Jusqu’où pourrons-nous aller dans cet engrenage toujours plus pervers ?

Sans devoir renoncer aux échanges pourvoyeurs de vraies richesses, sachons qu’au moins le chantage à la vie qui nous assujettit au « marché du travail » n’est plus soutenable parce qu’il nous amène à participer à des activités de plus en plus malfaisantes pour la nature et pour la société. Il faut prendre acte, enfin, que l’obligation grandissante d’inventer du superflu pour acquérir l’indispensable est devenu le vice profond du système économique qui nous gouverne. Nous n’en sommes plus au choix « du beurre ou des canons », mais à la nécessité-même de vendre des canons pour gagner l’argent du beurre ! C’est à croire que notre intellect, apte à inventer les machines les plus libératrices de corvées, reste incapable de concevoir une façon plus intelligente de répartir les tâches et distribuer les revenus.

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Il y aurait évidemment beaucoup à débattre sur la façon de ne plus assujettir le droit au revenu à un droit au travail évanescent qui se limite au seul profit monétaire qu’on en peut tirer.

Pas de quoi pourtant crier à l’utopie. Parlons plutôt de réalisme. Car sans l’augmentation constante des effectifs de la fonction publique et sans les revenus hors marché alloués sous toutes sortes de formulations de circonstances, la faillite du système serait effective depuis longtemps. En témoigne une soi-disant économie concurrentielle où l’agriculture, en état permanent d’assistance publique, profite d’un dumping éhonté qui ruine la paysannerie du tiers-monde. En témoigne aussi l’administration pléthorique de l’insécurité sociale sous tous ses aspects , où chômeurs, exclus, et assistés de toutes sortes, assurent l’emploi d’un même nombre d’assistants.

On sait que pour nos conseilleurs, tous ces gens-là devraient cesser d’être des assistés ou des assistants en se trouvant aussi un petit quelque chose à vendre. Pour ce faire, 75% des emplois ne s’emploient déjà plus qu’à vendre des services. Mais quels services, là encore ? Sans même parler des nouveaux métiers du sexe, ou de la psychothérapie de consommation, n’en sommes-nous pas à « clientèliser » le Pôle Nord, le Mont Everest, une station orbitale, et à enclore les dernières bêtes sauvages pour égailler les foules ?

Dans ce bouillon de culture prolifèrent les marchés noirs de la corruption et de la tricherie tous azimuts : paradis fiscaux, contrefaçons, falsifications, dopage…

Finalement, l’utopie véritable ne serait-elle pas de croire encore qu’une idéologie sans autre valeur à proposer que la sempiternelle « égalité des chances » (pour la seule réussite des plus chanceux) puisse contribuer au renouveau de la moralité publique ? Peut-on encore enseigner la probité dans une société où chacun est conditionné au gaspillage pour maintenir l’indice des « fondamentaux » ? Où la finalité du savoir débouche sur l’art et la manière d’appâter, de tromper, d’endetter, d’asservir culturellement des cibles pour chiffre d’affaire dans tous les domaines ?

Certes, faire prospérer une entreprise est tout à fait louable en soi. Sur cette motivation, longtemps bénéfique, s’est développé un patrimoine de savoir faire technologique qu’on appelait « le progrès ». Mais le progrès n’est plus ce qu’il était. Nous atteignons un seuil quantitatif et qualitatif dans la marchandisation qui débouche sur une incontournable question de moralité productive, de nouveau savoir vivre, disons même de savoir survivre à nos propres nuisances sur une planète déjà mise hors d’état de nous supporter.

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L’impuissance de nos politiciens à endiguer la débâcle sociale issue du productivisme concurrentiel est une évidence qui gangrène le monde entier.

Partout ils se trouvent confrontés au flot montant de la main d’œuvre inemployée. Partout ils se discréditent à gérer l’insoutenable montée des inégalités et l’impact d’un harcèlement marchand provocateur face à des gens démunis. Partout ils se heurtent aux errements de populations déracinées fuyant les bidonvilles du tiers monde. Partout ils voient surgir les violences d’une jeunesse excédée de n’avoir plus qu’à raser les murs des nouveaux ghettos.

D’où le succès des sectes les plus farfelues, la xénophobie pathologique de toute une pègre de nouveaux hitlériens, et, pire encore, l’infernal charisme des grands prêtres du terrorisme, puisant dans le vivier des desperados les imparables kamikazes des fanatismes national et religieux confondus.

Tant que nos politiciens noieront cette débâcle dans les méandres de la langue de bois, tant qu’ils préféreront s’en remettre au mythe de la croissance perpétuelle, tant qu’ils s’accommoderont d’échauffourées périodiques sans se préoccuper des Saint Barthélémy qui nous attendent, nous aurons, hélas, tout lieu de craindre un XXIème siècle pire que le précédent sur une planète irréversiblement souillée.

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Alors oui, le temps nous est compté. Constatons en premier lieu que notre dégénérescence morale va de pair avec la dégénérescence de ce que l’on convient encore d’appeler « le Marché du travail ». Et prenons enfin acte du fait que les travailleurs du XX siècle, en créant une technologie de très haut rendement, se sont eux-mêmes fait évincer de ce marché-là, au point que leur constante élimination est devenue l’essence même du libéralisme concurrentiel.

Dès lors, un dilemme est clairement posé :

Ou nous ne changeons rien, jusqu’au triomphe d’une nouvelle démagogie fasciste, héritière du même désarroi qui conduisit aux champs de batailles les chômeurs des années trente.

Ou nous donnons à nos élus mandat de restaurer la dignité des citoyens, en les affranchissant du chantage à la vie qui les amène à s’autodétruire par obligation de produire et vendre n’importe quoi.

Cette réforme implique un droit au travail qui soit effectivement le droit d’en obtenir et non plus seulement le droit d’en demander.

Elle promeut un nouveau contrat social…