Le grand malentendu


par  G.-H. BRISSÉ
Mise en ligne : 30 juin 2007

On finira par s’apercevoir, comme en avril 2002, que le résultat de ces élections à la magistrature suprême est la péripétie ultime d’un grand malentendu, que cette politique spectacle se ramène à un non-événement de plus, lequel finira par précipiter ce pays dans le schéol [1] au lieu de le rehausser vers les sommets. Des réformes fondamentales, pas des gadgets.

Un an plus tôt encore, la cote de popularité de S. Royal était au pinacle et elle aurait dû l’emporter : elle apparaissait armée d’un grand courage et d’un talent certain, son large sourire faisait le reste. Elle sût bousculer les habitudes acquises et exhaler un soufle de renouveau. Belle, digne, toujours strictement vêtue, elle sût apporter un zeste d’espérance à des compatriotes las de la dictature des marchés, des délocalisations boursières, de l’exaltation infinie de l’économie de profit, génératrice d’inégalités et d’injustices sociales toujours plus criantes.

Elle n’insista sans doute pas assez sur les carences des gouvernements successifs depuis cinq ans. Ni sur les réformes fondamentales à entreprendre qui passaient, entre autres, par une reprise en mains par l’État de services publics en déshérence, par l’élaboration d’une économie de répartition avec la mise en circulation d’une monnaie de consommation et d’un revenu social garanti, par la libération des citoyens de toute sujétion fiscale pesante et onéreuse, par la dépénalisation du travail et l’imposition des transferts bancaires au profit de la puissance publique. En exonérant le travail de son caractère précaire et en le remplaçant par la notion d’activité à laquelle aucun jeune ne saurait se soustraire sous la forme d’un service civil, formation professionnelle, apprentissage d’un métier, antidote de l’oisiveté forcée, de l’organisation de tous les trafics, drogues, alcool, etc. Il ne suffit pas de lutter contre la délinquance, il faut la prévenir, la maîtriser en amont.

Enfin il convenait d’allouer à l’appareil judiciaire les moyens de son fonctionnement efficace.

Mais ce scrutin est apparu comme une variante de ces spectacles à la Johny Halliday, Michel Druker ou Patrick Sébastien. Ne mélangeons pas les genres. À chacun son métier. On ne demande pas à un homme d’État, candidat à de hautes responsabilités, d’organiser un spectacle de masse. C’est autre chose qu’on attend de lui : la capacité de présenter un idéal pour le pays, les grandes orientations d’un programme de gouvernement et une équipe pour s’en occuper.

Comme le jour même des résultats s’ouvrait à Cannes le festival du cinéma, je n’ai pas pu m’empêcher de faire le rapprochement entre le fameux escalier avec son tapis rouge où s’exhibent les vedettes, et celui de l’Elysée ! Le goût très prononcé de notre nouveau Président pour les hôtels et restaurants de prestige, les yachts de luxe, et le site de Versailles, en a heurté plus d’un. La préférence qu’il a manifestée pour des relations privilégiées avec des représentants de la jet-set, les grands manitous des puissances d’argent et des “lobbies” économiques et financiers qui disposent du pouvoir réel, son admiration clairement déclarée pour le modèle américain et pour le Président G.W. Busch, à qui il serra ostensiblement la main, ont fait de ce candidat de la droite extrême, auquel plus de 47% des Français n’ont pas accordé leurs suffrages, la peinture la plus achevée. À mettre en parallèle la volonté affichée de Mme Royal de resteindre les dépenses somptuaires de l’Elysée en donnant un sens, en commençant par elle-même, au non-cumul des mandats.

Nous avons la chance de vivre, dit-on, en démocratie. Le régime de M. Berlusconi fut lui aussi une démocratie, mais qui s’est fort rapprochée d’une ploutocratie. Certes, la participation des électeurs français aux Présidentielles fut des plus élevée, ce qui prouve l’intérêt qu’ils ont porté à la politique, au sens noble du terme. Mais, une fois de plus, ils ont été floués, et les jeunes de nos banlieues peuvent attendre tongtemps encore une amélioration de leur sort. Ils vont pouvoir se défouler dans des manifestations de rues, dans des actes de violence que nous désapprouvons, et se livrer à des trafics clandestins beaucoup plus rémunérateurs qu’un emploi précaire. La disparition annoncée d’un fonctionnaire sur deux dans nos administrations de proximité, nos écoles, nos hôpitaux et nos universités, ne fera qu’aggraver les aléas de la vie quotidienne. Seules les forces de sécurité, contraintes désormais à des critères de rendement, ont de l’avenir. Et avec elles, les fabricants de caméras de surveillance !

Revoir les modes de scrutin

II faudra bien rendre l’acte de voter obligatoire, comptabiliser et interprêter les bulletins blancs ou nuls. Et interdire, dans un certain délai avant le scrutin, la diffusion publique des sondages parce qu’alors qu’ils ne sont que le reflet approximatif de quelques intentions de vote, et non une projection sur le résultat, nombreux sont les électeur qui les interprètent comme tels ! Il convient aussi d’introduire une dose de proportionnelle dans le mode de scrutin, afin de donner leur chance aux courants de pensée qui ne sont pas encore représentés à l’Assemblée Nationale.

Le recours aux signatures d’élus pour sélectionner les candidats constitue un parcours d’obstacles épuisant, discrimatoire pour ceux qui signent, et inutile. Il suffit de s’en tenir à un idéal, un programme, une équipe, tryptique clairement formulé. Les citoyens s’intéresseront d’autant plus à la chose publique qu’on leur offrira des objectifs clairs, qu’on leur indiquera les moyens de les atteindre et qu’on dira avec qui on projette de gouverner.

Que leur a-t-on offert ? Une mosaïque d’individus ou de groupes sociaux s’opposant les uns aux autres dans une compétition féroce, alors qu’il s’agit de construire une société dans laquelle tous, tout au long de la vie, évoluent dans des communautés harmonieuses et cultivant entre elles des liens de solidarité vraie, d’équité, de justice. Je l’ai déjà dit : un agrégat d’individus ne constitue pas plus une société fiable qu’un tas de briques ne forme une maison. Mme Royal a évoqué les droits et les devoirs de chacun : il reste à les définir, en cette première décennie du XXIème siècle !

Il convient d’instaurer, au sommet, un contre-gouvernement solide, suscitant la confiance et la crédibilité, qui approuve les décisions du gouvernement lorsqu’elles s’avèrent justes et qui formule des contre-propositions dans le cas contraire.

La France d’aujourd’hui ne peut s’accommoder d’un pouvoir personnel, autoritaire, et du bilan d’un gouvernement dont la gestion s’est avérée désastreuse, qu’il traîne comme un boulet [2]. Débaucher des personnalités d’opposition en mal de fin de carrière ne devrait tromper personne, pas plus que les références brouillées aussi bien à Jaurès, Blum, Gambetta, de Gaulle, Guy Môquet qu’à Clemenceau et Barrés. Elles évoquent la remarque de Bossuet à propos de Cromwell « un hypocrite raffiné autant qu’habile politique, capable de tout entreprendre et de tout cacher ». Les qualités d’orateur du nouveau Président sont indéniables, mais elles le conduisent à rendre hommage aux martyrs de la Résistance tout aussi bien qu’à capter pèle mêle l’électorat du Front National ou à aller s’incliner sur la tombe du général de Gaulle.

Jamais campagne électorale ne fut autant commentée : quelque 150 ouvrages, sans compter les émissions de radio et de télévision, et “blogs” informatiques par millions. Mais les thèmes fondamentaux de la campagne engageant, pour cinq ans, l’avenir du pays et le sort des citoyens furent escamotés. N’est-ce pas la meilleure preuve que “trop d’information tue l’information” ?

Quant à la chimie inter-partisane, les tractations arithmétiques, elles n’ont que peu de rapports avec les préoccupations des citoyens. Le candidat de l’UDF, muée en Modem [3], s’est montré excellent orateur. Il a fait la démonstration de son habileté, de son talent d’homme cultivé, de sa réputation d’honnêteté et il a su capter sa part de la déroute de ses compatriotes. Mais ce centre où il tente de se situer, il est ici et nulle part : son programme serait quasi inexistant sans l’hebdomadaire Marianne, qui parle d’un “centrisme révolutionnaire” ! Il est ouvert à toutes les tractations possibles : un zeste de libéralisme, un soupçon de socialisme, mélangez le tout et vous obtiendrez la bonne soupe ! Il est superfétatoire de dresser un catalogue des mesures très ostentatoires en direction de toutes les catégories d’électeurs, mais dont on sait d’avance qu’elles ne seront jamais appliquées. On a l’ordonnance mais pas les médicaments. Un programme doit se résumer en une charte rédigée en termes clairs pour être comprise par le maximum d’électeurs. La magistrature suprême requiert une autre dimension que la mission d’un Premier Ministre…

Questions restées hors des débats

L’exercice de la magistrature suprême englobe aussi la dimension européenne. On a dit que l’essentiel du travail de nos députés se résumait à l’application des directives européennes. Mais gouverne-t-on un continent de 27 ou 30 États avec des institutions conçues pour une Europe à 6 ou à 12 ? Quel rôle va jouer la France dans le concert des nations ? Alors qu’une hyperpuissance aspire à assumer, avec le succès que l’on sait, la mission de gendarme du monde qui est théoriquement dévolue à l’ONU ? Alors que l’organisation internationale, des institutions telles que la Banque Mondiale, le FMI et l’OMC, traversent une crise grave ? Alors que des puissances émergentes, telles la Chine, l’Inde, le Brésil, aspirent à obtenir leur part du gâteau ? Et que le Moyen Orient tout entier part en morceaux ? Et que le continent africain est aux prises avec des luttes intestines très meurtrières ? Que l’application du traité de non-prolifération nucléaire est mis en pièces ou contesté ? Qu’est-ce qui doit relever de la gestion régionale ou nationale, être du ressort d’un gouvernement à vocation mondiale et fédérale, ou confédérale ? Autant de questions qui n’ont pas été suffisamment approfondies dans ces débats.

Il est urgent d’aller par-delà les clivages d’un autre âge, de cesser de se mouvoir dans un univers virtuel. Dans une certaine mesure, cet effort a été fait par Mme Royal. Il faut le poursuivre, l’amplifier, l’approfondir, tout en demeurant fidèle à certaines convictions. La tâche n’est point aisée. Il s’y mêle dans le temps présent, une bonne dose de misogynie, que d’aucune ont réussi à surmonter. Si nous ne le faisons pas, nous risquons de tomber très vite dans une ère de répression aveugle, d’insécurité sociale et de turbulence redoutables.

Les législatives doivent permettre à l’opposition démocratique des petites formations, laminées par le mode de scrutin majoritaire, de contrebalancer les excès prévisibles. Il faut éviter que la France de demain, en laissant le pouvoir aux oligarchies, à la dictature des marchés et aux médias asservis, ressemble à l’Italie de Berlusconi, à l’Espagne d’Aznar ou au Royaume Uni de Margaret Tatcher.


[1schéol= nom que les Hébreux donnaient à l’au-delà. (Le dictionnaire).

[2Même si en haut lieu on évoque une volonté de “rupture” que semble contredire le cumul antérieur du candidat de la droite : l’éxécutif, le législatif et le poste de chef de parti.

[3Le Mouvement Démocrate (MODEM) qui englobe l’ex UDF se pose en champion du Centrisme, comportant un “centre gauche” et un “centre droit” et le regroupement au niveau de l’’éxécutif, de personnalités de tendances diverses. C’est ce que l’actuel Président de la République qui s’est démarqué de l’UMP, s’est efforcé de réaliser. Pour combien de temps ?