"L’imposture monétaire"
par
Publication : octobre 1986
Mise en ligne : 1er avril 2008
Ce livre est paru* peu avant les élections
qui ont porté la gauche au pouvoir. Il est signé « Thomas
Lefranc », pseudonyme recouvrant un collectif de neuf personnalités
appartenant au secteur bancaire ou financier français.
L’analyse de cet ouvrage après l’épisode socialiste est
instructive dans la mesure où elle fait apparaître que
les suggestions faites dans « L’Imposture Monétaire »
par ce groupe de travail de la commission économique du Parti
Socialiste n’ont pas été appliquées par ce dernier
car elles allaient trop loin et surtout révélaient une
tendance antimercantiliste tout à fait dans le sens d’une véritable
transition à l’Économie Distributive !
Après l’histoire de la monnaie, « mangée aux mythes
», l’opposition classique du keynésianisme à la
thèse classique de Say est bien relevée : ce n’est pas
l’offre qui détermine automatiquement la demande mais bien celle-ci
(à condition d’être solvable, ce que n’indique pas Keynes)
qui détermine l’offre globale. Le monétarisme de Friedmann
est bien dénoncé également (le renard dans le poulailler).
Mais toutes ces théories classiques supposent avec optimisme
(sinon irresponsabilité) l’existence d’un « homo-Sconomicus »
jouissant d’un revenu permanent ! I l faut donc reconsidérer
les théories en vigueur et chercher un « nouveau modèle
monétaire ».
L’Etat a perdu son pouvoir régaléen : « il se contente
d’une action globale sur la masse monétaire, mais reste neutre
face aux sacro- saints mécanismes du marché ». Les
véritables acteurs du jeu économique et monétaire,
donc politique à terme, sont les banques, dont la monnaie scripturale
« constitue près de 80 % de l’ensemble de la masse monétaire
» ! Le capital et les réserves des banques inscrites «
ne représentent pas 5 % de l’ensemble des crédits consentis
à la clientèle ». La part des billets dans la masse
monétaire est passée de 36 % en 1964 à moins de
25 % en 1981. Au 1er janvier 1979, le compte des banques inscrites a
fait apparaître un dépassement de 16,67 % de la masse des
crédits (700 milliards) par rapport à celle des dépôts
(600 milliards). Mais le taux de rendement avoué n’est que de
12.6 % pour 1978.
La banque, « bras séculier du capital », n’est pas
aimée, souvent à bon droit mais sans raisons très
précises car ses opérations sont occultes pour le public.
Si 15 000 entreprises disparaissent tous les ans en silence, faute de
fonds propres, c’est parce que, en fait, l’Etat fait prendre aux banques,
par l’encadrement du crédit, la responsabilité d’une médecine
anti-inflationniste symptomatique et superficielle.
Les comptes officiels ne représentent plus la réalité
mouvante : les masses « M2 » ou « M3 »** n’ont
par exemple pas enregistré l’injection, en 1980, de 46,5 milliards
en émissions d’obligations.
On ne mesure pas non plus la vitesse de circulation monétaire,
dont on sait seulement qu’elle augmente au fur et à mesure du
resserrement du crédit. L’Etat est déconnecté de
la réalité monétaire pour ne pas en prendre politiquement
la responsabilité, faisant gérer la crise, qu’il devrait
tenter de résoudre, aux privés. « Désormais,
l’encadrement du crédit est devenu en France le seul moyen de
la politique monétaire ». Le rôle de la Banque de
France est quasi nul car entièrement au service des banques :
les droits de tirage automatiques sur la banque centrale sont, depuis
1977, supérieurs aux actifs acquis par cette même Banque
sur le marché monétaire ! Le système des « réserves
obligatoires » des banques n’a jamais été appliqué
en France. L’encadrement du crédit n’est finalement qu’un aveu
d’impuissance de la part de l’Etat, incapable de contrôler autrement
la croissance inflationniste d’une masse monétaire qu’il n’émet
plus.
« Les pouvoirs publics ont volontairement abandonné les
moyens de contrôle dont ils disposaient (pour la création
de guichets par exemple à partir de 1967) pour livrer progressivement
le pouvoir de battre monnaie au système bancaire ». Ils
ont voulu faire le jeu d’un capitalisme sans concession en supprimant
« les obstacles à l’exercice des lois du marché
». Les secteurs risqués, non rentables et non solvables
sont condamnés à disparaître, selon ce système.
Vaer victis ! Les banques, dont la politique fondamentale est de privatiser
leurs bénéfices tout en socialisant leurs pertes, se trouvent
bloquées par l’encadrement du crédit, qui manifeste le
refus de l’Etat de participer à cette socialisation des risques
en les renvoyant à l’envoyeur ; qui dès lors résout
le problème en le détruisant, par une coupure de la livraison
de monnaie.
« Nous sommes au royaume de l’illusion. Vous croyez que le pouvoir
monétaire est entre les mains de la puissance publique, mais
en fait les réformes successives, réalisées depuis
la dernière guerre, ont bâti un système économique
qui a délégué au secteur bancaire le pouvoir de
battre monnaie selon les critères de l’économie du marché
».
Sur le plan international, l’abandon des parités fixes en 1971
a donné une « ampleur sans précédent aux mouvements
spéculatifs » et aggravé la situation en internationalisant
les mécanismes privés, les rendant ainsi inaccessibles
aux seuls gouvernants de chaque pays. Après l’eurodollar, monnaie
flottante de comptes internationaux, est apparu l’eurofranc qui, comme
le pétrodollar, échappe aux comptabilités nationales
en restant sur des comptes extérieurs permettant d’éluder
les diverses réglementations de change nationales. Le même
système existe sur le plan intérieur : lorsque les banques
ont besoin de liquidités, au lieu de s’adresser à la Banque
centrale du pays, elles font appel à des organismes de réescompte
privés, possédant leurs propres fonds de compensation,
qui sont souvent les mêmes que ceux qui se font appeler, selon
l’angle sous lequel on les présente, « eurodollars »,
« eurofrancs », « pétrodollars ».
Même une nationalisation totale des banques par un seul pays,
comme la France, ne suffirait pas à résoudre un problème
qui s’est internationalisé pour se protéger. La masse
des eurodevises (dont 70 environ sont des eurodollars) était
en 1980 d’environ 500 milliards de dollars, soit presque autant que
l’ensemble des réserves officielles de change des pays du monde,
780 milliards de dollars ! Ces sommes dont du même ordre de grandeur
que le fameux « endettement » mondial, qui n’est en fait
que comptable (scriptural) et non économique et réel.
Ainsi, sans décision intérieure des autorités responsables,
la Suisse a-t-elle vu, en 1978, sa masse monétaire augmenter
de 17 % par le seul effet du libre jeu bancaire international ! Mais
si l’on calcule l’inflation sur la seule masse des pièces et
billets, encore émise par la banque centrale, on peut produire
des chiffres de 3%, entièrement contrôlables mais ne correspondant
qu’à l’argent populaire, l’argent de poche des individus !
La bancarisation internationale évolue vers une association des
banques avec le FMI, vers une privatisation bientôt complète
et anarchique du système monétaire international. Thomas
Lefranc émet ce qu’il reconnaît être des «
voeux pieux » pour un nouveau système : abandon de l’illusion
du flottement des monnaies en revenant aux parités fixes (mais
sur une autre base que l’or) car « il est inconcevable de continuer
à laisser au seul jeu d’un marché dont les errements montrent
les faiblesses, une variable aussi essentielle que le taux de change
de la monnaie. Ce sont les hommes de droite, de la vraie droite, celle
qui ne croit pas que l’être humain et la société
humaine soient perfectibles, aussi imperceptiblement que ce soit au
long des siècles, qui ont prêché les changes flexibles.
Tôt ou tard, ils auront tort ». Thomas Lefranc préconise
par ailleurs une « véritable monnaie internationale, émise
par une organisation spécifique », « dont le volume
serait ajusté en fonction des besoins résultant des échanges
mondiaux. « Puis un contrôle des euromarchés par tous
les Etats, et un plan d’aide financière au Tiers Monde »
recyclant les capitaux flottants par des organismes internationaux de
prêt à long terme, à bas taux d’intérêt,
aux pays en développement.
Thomas Lefranc se rapproche donc, par la logique de son analyse, des
thèses distributistes classiques. Il constate l’échec
des « politiques monétaires trop directement inspirées
par les maîtres à penser de l’université »,
qui ont « constitué un club international d’admiration
mutuelle » ;« la vanité anachronique du débat
entre keynésiens et monétaristes » (politique monétaire
par la fiscalité et les dépenses publiques ou par les
taux d’intérêt, le budget et l’offre de monnaie). «
Le désarroi de l’internationale des économistes libéraux
est devenu visible. Nous assistons en vérité à
l’écroulement du scientisme économique officiel »
La bourgeoisie n’investit pas son épargne dans le secteur industriel,
à risques, mais préfère la spéculation immobiliére,
plus juteuse pour elle. Mais « en s’adonnant ainsi aux délices
de l’économie de rente, la bourgeoisie a en quelque sorte voté
contre le capitalisme industriel, même si politiquement elle lui
reste attachée ». Elle n’est pas à une contradiction
près.
La gauche a, instinctivement, une répulsion
pour les questions financières assimilées au « capital
» de droite, ce qui limite ses capacités à affronter
le montre : « en effet, entre l’idôlatrie monétaire
de la droite au pouvoir et le refoulement monétaire distillé
par l’idéologie marxiste et communiste, la gauche socialiste
semble souvent faire un complexe dont il est grand temps qu’elle se
débarrasse ». Cela était écrit en 1981 ; et,
en 1986, l’on peut constater qu’une telle mise en garde n’était
pas vaine !
Comme solutions proposées à la future gauche au pouvoir,
mais non appliquées finalement par celle-ci, Thomas Lefranc préconisait
la nationalisation de l’intégralité du système
bancaire pour « restituer à la nation son pouvoir régalien
de création monétaire » y compris sous forme scripturale.
Cela ne serait qu’un retour à ce qui avait été
envisagé en 1945 dans le projet de loi présenté
à la Constituante par le Ministre des Finances d’alors, René
Pleven. Lefranc reconnaît que l’existence en France de plus de
300 banques et de quelque 550 établissements financiers est incohérente
car « cette pléthore n’a aucune justification économique
». Mais au lieu, comme Gautier dans « La Monnaie au Service
des Hommes », de préconiser un seul et unique établissement
central, Lefranc se méfie de la bureaucratie et préfère
une « organisation pluraliste » : « nationaliser les
banques sans étatiser le crédit » ; mais avec, quand
même, création d’une grande marque nationale d’investissement
(B.N.I.).
De telles contradictions montrent les limites de l’analyse de la commission
économique du Parti Socialiste et expliquent son échec
dans la pratique. Lefranc croit en effet au mythe du plein emploi et
n’ose pas, malgré ses critiques sévères, aller
jusqu’à l’élimination du système marchand, puisqu’il
écrit : « La résolution de ces problèmes structurels
est nécessaire au rétablissement du plein emploi et des
conditions d’efficacité des firmes du secteur marchand, l’un
n’allant pas sans l’autre ». A partir de là, le reste du
livre ne présente plus beaucoup d’intérêt malgré
de grandes affirmations telles que : « la nécessité
du combat contre l’inflation suppose que l’on contrôle la création
monétaire par les banques », et même l’autocritique
de son propre parti politique et de son « projet socialiste »,
qui affirme que « la source de l’investissement ne saurait trouver
ailleurs que dans l’épargne des Français ». Ces
Français épargnants ne sont malheureusement pas ceux qui
soutiennent ce projet ! Et pourtant Lefranc s’approche des vraies solutions :
« le principe nous paraît devoir être retenu d’une
suppression à terme du marché monétaire, la Banque
de France jouant le rôle de ce dernier », avec mise en place
concomitante d’un « système de contrôle quantitatif
de l’offre de monnaie « banque centrale » et d’une «
déconnexion partielle des marchés internes et externes
de capitaux » (en taxant les achats de devises étrangères
et en incitant à la facturation en devises des exportations).
Mais on reste dans le partiel et Thomas Lefranc ne va pas jusqu’au bout
de ses idées.
Son analyse frise souvent le distributisme, dont il semble même
connaître l’existence et la valeur. Mais il n’y fait qu’une timide
allusion en conclusion de son ouvrage, tout en critiquant au passage
la société d’abondance, présentée comme
un mythe dépassé par la crise actuelle. Lefranc dénonce
l’erreur héritée des économistes classiques, selon
laquelle la monnaie n’est qu’un voile qui cache la réalité,
idée reprise par la gauche gestionnaire pour se démarquer
d’une droite monétariste. « Ce résidu funeste de
la pensée ricardienne, doit être sévèrement
dénoncé ».
« Sans doute, sur le plan idéologique, le mythe reste-t-il
très fort d’une société sans monnaie, non pas celle
que les banquiers préparent et qui ne sera qu’un pas de plus
vers la dématérialisation absolue des signes monétaires,
mais celle d’une société d’abondance, dans laquelle chacun
recevra selon ses besoins ».
Mais, d’après Lefranc, « la crise a mis un terme à
cette douce illusion » ; ce qui contredit ses propres déclarations
plus haut : « nous sommes au royaume de l’illusion ».
Le rôle d’un groupe de travail d’une commission économique
de parti politique n’était-il pas plutôt de proposer une
autre illusion, comme l’économie des besoins, plus logique que
la présente, vécue dans l’échec.
* aux éditions « Anthropos », 12,
rue du Maine à Paris, en 1981.
** Rappelons que M1 comprend les pièces, billets, dépôts
à vue, transmissibles par chèques, que M2 comprend les
comptes à terme, livrets, bons détenus dans les banques,
et M3 les dépôts dans les organismes non bancaires comme
les caisses d’épargne.