A un fallacieux revenu national, nous opposons les possibilités réelles de la production


par  G. PUEL
Publication : juillet 1977
Mise en ligne : 17 avril 2008

Un récent débat télévisé opposait sur le problème des retraites, un représentant du Gouvernement et un représentant de la Fédération des retraités (C.G.T.). L’échange de vues a été très significatif. Il a permis de saisir sur le vif l’erreur commune de deux personnalités se classant de chaque côté de la frontière politique.
En substance, la discussion s’est déroulée comme suit :
Le représentant des retraités. - Aucune retraite ne devrait aujourd’hui être inférieure au S.M.I.C.
Le Ministre.- L’objectif est légitime et nous devons nous en rapprocher progressivement. Mais pour l’atteindre immédiatement, il faudrait une augmentation des cotisations sociales que les intéressés jugeraient eux-mêmes insupportable.
Le représentant des retraités.- Assurer un minimum de retraite relève de l’Etat et non de la Sécurité Sociale.
Le Ministre.- Soit, mais le problème reste le même. Dans le cas où la charge serait fiscalisée, elle aboutirait - chiffres en main - à une majoration de 50 0/0 de l’impôt sur le revenu.
Vous admettrez avec moi, qu’en toute éventualité, ce sont les actifs qui doivent supporter le poids des retraites.
Le représentant des retraités.- Je ne le conteste pas, mais je sais aussi qu’il y a beaucoup à récupérer sur la fraude fiscale...
Le débat était pratiquement clos. Après avoir admis que l’augmentation des retraites exigeait une diminution correspondante du revenu des actifs, le représentant de la C.G.T. se trouvait réduit à argumenter hors du sujet, sous peine de donner raison à son contradicteur. Celui-ci n’a, d’ailleurs, pas manqué de le souligner.
Les conclusions du Ministre étaient fausses, pourtant. La source de tous les revenus (de celui des actifs comme de celui des passifs) réside dans le volume de la production, non dans le nombre de postes de travail nécessaires pour créer cette production. L’unique question consiste à savoir si l’agriculture et l’industrie sont susceptibles de répondre aux besoins essentiels de toute la population (retraités et allocataires compris).
On est en droit de s’étonner qu’un homme qui se déclare progressiste, ne l’ait pas objecté d’emblée.
Si 50 personnes aidées de la technique produisent autant que 100 personnes ne disposant que de moyens manuels, il n’est pas nécessaire d’amputer de moitié la part des 50 producteurs pour assurer la subsistance des 50 non-producteurs dont le travail est devenu inutile. N’est-ce pas l’évidence même ?
A une époque où les entreprises sont en mesure de produire de plus en plus avec de moins en moins de main-d’oeuvre et où, consécutivement, l’emploi se raréfie, il est parfaitement absurde de voir des vieillards privés d’un pouvoir d’achat minimum pendant que les jeunes ne parviennent pas à vendre leurs produits ou à exercer leur force de travail.
Vouloir répartir ce que l’on ne peut pas produire serait, sans doute, insensé ; mais il ne l’est pas moins de mettre des consommateurs à la portion congrue quand la production est condamnée à la mévente ou au chômage, faute de débouchés. Le véritable revenu national est celui qui ressort des possibilités de production des diverses branches économiques, car il indique les quantités moyennes de mètres, de kilos ou de litres de marchandises auquel chacun peut valablement prétendre. Il n’est aucune théorie qui puisse s’inscrire en faux contre cette affirmation.
Nous ne devons jamais perdre de vue ce fil conducteur quand on brandit devant nous de fallacieuses statistiques financières. Considérons, en effet, que si la production est une réalité tangible, les prix sur lesquels se fondent le soi-disant produit national, ne sont, eux, que des évaluations mouvantes liées aux conditions du marché. En confondant les marchandises et leur étiquetage, on débouche inévitablement sur un contre-sens dès que les possibilités de l’offre débordent la demande solvable. Les moins avertis savent que la fraction du revenu national issue de l’agriculture tend à baisser si la production augmente et à hausser dans le cas contraire !
Ce hiatus entre la productivité et son expression financière n’existait pas, il est vrai, tant que l’économie restait sous le règne de la rareté, mais la plupart des productions des pays développés ont atteint, dès à présent, le seuil de l’abondance. Les technocrates de droite et de gauche n’en continuent pas moins à raisonner comme ils le faisaient naguère, en méconnaissant le changement de signe qui perturbe leurs calculs. C’est en vain qu’ils s’efforcent de rétablir l’équilibre rompu en s’enfonçant plus avant dans leur illusion : tantôt en gonflant le revenu national avec les profits d’activités oiseuses, tantôt en favorisant les trusts qui maîtrisent les cours, tantôt en institutionnalisant un malthusianisme économique multiforme. Et comme l’inflation galopante est le fruit normal de cette politique, ils en viennent à plonger dans la récession le pays tout entier, sous prétexte de freiner une demande prétendue excédentaire.
Gardons-nous de nous étonner de ces échecs et, plus encore, de nous laisser éblouir par la faconde qui les accompagne. Ne manquons aucune occasion, en revanche, d’opposer aux sophismes des financiers, le double inventaire des besoins à satisfaire et des productions qui ne demandent qu’à voir le jour. La logique finira par l’emporter lorsque le Français moyen aura lui-même été convaincu par cette éloquente leçon de choses.
La vérité est que, parallèlement à l’inversion des rapports antérieurs entre l’offre et la demande, il est devenu indispensable d’inverser aussi le processus de la formation des prix et des revenus. Au lieu de laisser les uns et les autres s’arracher à la foire d’empoigne, il convient, désormais, de composer les prix avec des revenus prédéterminés - ceux-ci représentant la contre-valeur - correctement partagée - de ceux-là.