L’évangile des béatitudes
Publication : novembre 1977
Mise en ligne : 27 mai 2008
Nous publions ici des extraits d’un rapport de l’équipe féminine d’action catholique de Bordeaux.
La doctrine chrétienne la plus classique s’est toujours efforcée d’élaborer des règles concrètes pour les sociétés qui se veulent filles de Dieu.
Le principe premier de cette doctrine sociale consiste à considérer que les biens de ce monde ont une finalité et une destination communes. Celui qui dispose en propre d’une chose (le propriétaire) n’en étant que le gérant aux yeux du Créateur qui a donné la terre en partage à tous...
Il est clair, toutefois, que des directives chrétiennes
inspirées de la prescription « Aimez-vous les uns les autres
» ne sauraient être les mêmes dans une société
patriarcale et dans nos démocraties industrielles. Elles ne peuvent
pas, davantage, être identiques là où existe la
disette et là où règne l’abondance. Nos sociétés
de consommation qui fouissent de mille commodités et cultivent
au seul profit de quelques-uns un luxe souvent puéril, sont certainement
plus pécheresses en ignorant les indigents que des sociétés
en proie à toutes sortes de restrictions. D’où la nécessité
pour l’Eglise d’analyser les situations de lieu et de moment, pour en
dégager une doctrine sociale suffisamment précise pour
être efficace...
Les chrétiens n’ont plus le droit, sous prétexte de ne
pas empiéter sur le domaine économique, de se refuser
à constater qu’il y a désormais incompatibilité
entre le bien commun et un régime de profit qui exige une rareté
artificiellement entretenue.
L’Eglise n’a pas hésité à condamner le libéralisme
économique qui fait de l’homme une marchandise, puis le Communisme
qui a abouti à un césarisme cumulant tous les pouvoirs.
Elle se doit pareillement de condamner un système dépassé,
devenu parasite et usurier puisqu’il ne peut plus subsister qu’en anéantissement
ce qu’il a ou pourrait créer...
Dans le régime actuel, on le sait, le bénéfice
diminue avec l’importance des quantités produites et il se transforme
en déficit dès que des surplus se font jour faute d’acheteurs
ayant les moyens d’acheter. La baisse est, alors, beaucoup plus que
proportionnelle aux quantités excédentaires. Au dire des
organisations agricoles. la France pourrait nourrir plus de 100 millions
d’humains, mais comment le ferait-elle dans un système où
cette abondance se traduirait par la disparition des agriculteurs et
de l’agriculture ? C’est le phénomène typique de la misère
des uns malgré l’abondance et de la misère des autres
à cause de l’abondance...
Qu’on le veuille ou non, force est de prendre conscience que notre régime
économique est, par suite de l’évolution technique, devenu
anti-chrétien par nature. Les chrétiens seraient-ils les
derniers à se croire autorisés à en convenir, pour
respecter une théorique neutralité ?...
Mgr RODHAIN l’avait bien compris lorsqu’il écrivait : «
Partager est devenu le maître mot de la spiritualité moderne
».
Il n’est pas, sans doute, du rôle de l’Eglise d’étudier
les modalités de la révolution qui nous fera passer d’une
économie marchande à une économie partageant équitablement
les revenus, le travail et le pouvoir. En revanche, il est de son rôle
de se prononcer en faveur de ce partage en face de l’évident
anachronisme d’un système conçu pour la rareté.
A l’heure où le progrès technique permet de produire de
plus en plus avec de moins en moins de main-d’oeuvre, l’économie
ne peut plus avoir pour souci premier de créer des profits et
des emplois. Il s’agit, plutôt, de créer de plus en plus
de productions utiles, puis de les partager correctement.
Une explication complémentaire s’impose :
Les fondateurs de l’économie politique ont toujours raisonné
dans un contexte de pénurie. Ils l’ont dit eux-mêmes. A
cette époque, la concurrence pouvait engendrer l’exploitation
de certains. Elle l’a fait et l’Eglise s’est insurgée. Du moins
ce régime a-t-il suscité les extraordinaires rendements
que nous connaissons aujourd’hui...
Mais, qu’on le veuille ou non, il faudra en venir à ranger tous
les citoyens dans l’une ou l’autre branche économique, en qualité
de producteurs actifs ou d’avants droit passifs (vieux, enfants, mères
au foyer, handicapés, ou inaptes). A chacun sera attribué,
alors. un revenu minimum, assorti, le cas échéant, d’un
complément économique d’émulation. Ce dernier devra,
d’ailleurs, être de puis en plus modéré au fur et
à mesure que croîtront l’automatisation et les possibilités
d’abondance, sous peine de revoir les produits s’accumuler devant des
clients n’ayant pas les moyens de les acquérir...
Il ne nous appartient pas ici d’entreprendre une étude approfondie.
Ce qui précède a uniquement pour but de montrer la nécessité
pour une économie qui a franchi le seuil de l’abondance, de passer
du marchandage à la répartition, sous peine d’être
conduite à sacrifier l’homme à un système d’échanges
: ce qui est le comble de l’usure...