Manifeste du temps retrouvé
par
Publication : octobre 1995
Mise en ligne : 2 juin 2008
Valérie Battaglia, dont nos lecteurs ont salué avec enthousiasme le premier article dans nos colonnes le mois dernier, analyse ici pour nous le livre d’une autre femme, Dominique Méda, pur produit de “l’establishment” (Ecole Normale Supérieure et ENA) et Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Cet ouvrage iconoclaste et heureusement philosophique, qui nous réconcilie avec les intellectuels de ce temps, s’intitule Le travail, une valeur en voie de disparition [1]. Il présente une analyse historique, anthropologique et philosophique de la notion de travail.
Sous-jacents à l’analyse, se dessine un véritable questionnement sur le devenir d’une société soumise à l’intégrisme de l’économisme triomphant, selon la juste expression d’Albert Jacquard, et une remise en cause de notre système économique et social.
Cette étude, érudite et rigoureuse, du travail et de sa signification dans l’histoire de la civilisation occidentale, dénonce le monopole de l’énonciation du savoir en ce domaine, détenu jalousement depuis quelques décennies par les économistes et autres “experts”. Le rôle du travail dans notre société est l’enjeu d’aujourd’hui, les citoyens (parmi eux les philosophes) doivent en débattre sans le considérer hors du champ de leur compréhension.
« La place du travail dans nos sociétés
est un élément d’explication de
la situation qui est la nôtre
aujourd’hui - dont les deux caractéristiques
sont la prédominance de
l’approche économique et la
recherche d’une régulation toujours
plus automatique des phénomènes
sociaux -, en même temps que le
moyen pour nous de recouvrer une
nouvelle dignité. Pour cette raison,
la question du travail, de son avenir,
de son statut et de sa place n’est
pas et ne doit pas être l’apanage
des seuls économistes. Bien au
contraire, elle ne peut être tranchée
– comme celle du chômage - que
collectivement, consciemment, et
au terme d’une véritable entreprise
généalogique, qui seule nous permettra
de comprendre comment
l’avènement des sociétés fondées
sur le travail, la prédominance de
l’économie et le dépérissement de
la politique ne sont que les manifestations
multiples d’un unique événement.
» (p.13).
Ceci posé, D. Méda retrace chronologiquement l’évolution du sens du mot “travail”, depuis la société antique, en passant par Adam Smith, les physiocrates, Marx, Hegel et les utopistes socialistes du siècle dernier jusqu’aux économistes actuels.
Dans l’Antiquité, le travail ne constitue pas le lien social, qui se fonde dans la vie politique, mais n’est qu’un moyen pour satisfaire des besoins auto-limités par une philosophie de l’existence. A partir du 18ème siècle, le travail permet de remettre de l’ordre dans une société politiquement désorganisée, d’instaurer concrètement de nouvelles hiérarchies, (émancipant ainsi certaines classes sociales), et d’élaborer une vision contractualiste de la société : c’est le moment où il permet une avancée de la civilisation. Mais au 19ème siècle, la puissance productive de la dynamique industrielle le mythifie et le transforme en valeur première d’une idéologie du tout-économique, qui relègue complètement le politique au second rang et ne remet pas en cause la vision économique du siècle précédent.
Aujourd’hui, nous vivons encore et toujours sur cet héritage, sans aucune réflexion critique : ce qui nous précipite dans une impasse historique très dommageable pour l’avenir si nous ne protestons pas contre un état de fait, non pas “naturel” comme l’idéologie dominante nous pousse à le croire, mais historique et construit, délibérément “enchanté” (au sens étymologique). « ...considérer comme le plus haut moyen de nous réaliser, individuellement et socialement, ce qui était originellement un moyen de tenir ensemble les individus, et dont la nature était l’effort et la souffrance, ne nous semble plus inquiétant. Cela signifie que nous somme totalement abandonnés à l’économie : nous n’imaginons plus la vie sociale que sous la forme de l’échange et l’expression de soi que sous la forme de la production. » (p.194).
A ce point de son entreprise généalogique, l’auteur met en oeuvre une critique argumentée de l’économie, pour la remettre enfin à sa juste place : un moyen de gestion tout simplement. Elle lui conteste ainsi le pouvoir de limiter la richesse du monde à des bilans coût/avantages trop étroits, à des statistiques déconnectées d’un projet de société, d’une rationalité qui élimine des critères qualitatifs environnementaux et culturels nécessaires à notre vie et à celles des hommes à venir.
« ...nous nous rendrons compte que la rationalité qu’elle (l’économie) promeut est pour le moins limitée, sa conception de la richesse très réduite et son périmètre de calcul trop étroit : il fut une époque où il n’y avait de richesse que d’hommes. (...) Une population en bonne santé, capable de civisme et de coopération et soucieuse de paix est également désirable. » (p.259).
Ceci admis, il s’agit alors de “réinventer le politique” et de “désenchanter le travail”, d’ouvrir un espace public communautaire, où les technologies de pointe et l’abondance aidant, le temps de travail soit diminué pour permettre et inciter à la participation des citoyens aux choix fondamentaux qui déterminent leur devenir.
Dominique Méda inventorie pour ce faire les différentes possibilités de réforme de l’Etat et de redistribution des richesses communes et propose un vrai projet de société où l’enrichissement immédiat ne soit plus un objectif acceptable, mais où la construction d’un patrimoine commun réparti entre tous par une véritable démocratie participative s’impose comme priorité. Une telle mutation ne s’effectuerait qu’en se désaliénant du travail, en mettant en place une distribution des revenus ne dépendant plus qu’en partie seulement de l’emploi, en prenant en compte la richesse de l’homme et la plus belle de ses capacités, celle de créer un véritable art de vivre son temps, de vivre en son temps, et de le dire.
Lucidement, l’auteur attire cependant l’attention sur quatre risques majeurs qui guettent toute société libre de son temps, et elle les énumère afin que chacun puisse les évaluer :
- risque de développement de nouvelles formes de domination (sexistes, racistes, socio-professionnelles) induites par certaines des règles qui pourraient être choisies, avec de bonnes intentions d’ailleurs, pour diminuer le temps de travail,
- risque que le temps libéré n’engendre des frustrations compensées par une surconsommation de loisirs ineptes et d’activités illusoires,
- risque d’un désinvestissement du secteur du travail productif considéré dès lors comme obligation pesante et subie,
- risque enfin de voir émerger une nouvelle élite sur-compétente et omnipotente dans la mesure où une partie des rémunérations reste individuelle, où les temps de formation peuvent s’allonger, où la technologie devient support de la diminution globale du temps de travail.
Ces risques, il faut les connaître pour les éviter, nous prévient-elle. Mais surtout, il faut parier, pour les détourner, sur le “réenchantement” d’espaces hors production qui élargiront les champs du civisme, de l’éducation, de la culture pour élaborer d’autres sens à la vie des hommes dans la communauté.
« Il faut sans doute oser faire le pari aujourd’hui que nos sociétés sont suffisamment riches, suffisamment mûres ou suffisamment menacées dans leur cohésion pour se donner de nouvelles ambitions. Comme l’histoire passée et présente le démontre, les sociétés ne survivent pas uniquement grâce à la production de richesses matérielles. Elles parviennent aussi à résister aux assauts intérieurs et extérieurs de toute nature en étant capables de sécréter du sens, de la sagesse, de la solidarité, de la beauté. Ces ressources- là ne produisent aucun enrichissement immédiat mais elles permettent certainement à long terme d’éviter la violence, le nationalisme, l’avilissement, la guerre et finalement la dissolution sociale. Pourtant, personne ne tire jamais ce bilan et personne n’ose réaliser ce calcul qui ne peut s’envisager du point de vue de la rationalité limitée. (...) Sommes-nous assez mûrs ou assez menacés pour choisir de reconnaître que notre société est une sorte de communauté qui a une valeur, qu’elle a un ou des biens - parmi lesquels sa propre cohésionqu’il nous incombe de rechercher en commun ? (...) Il semble prioritaire pour une société qui donne à sa cohésion une valeur, non seulement d’éviter de trop gros écarts de revenus et de patrimoines, mais également d’organiser une véritable distribution, le plus tôt possible des chances, des accès et des biens. (...) ...le choix des principes selon lesquels seront réparties les richesses est l’acte le plus politique, donc à la fois le plus antinaturel, le plus humain, le plus risqué qui soit. (...) Car la politique se définit par la possible remise en cause de tout ordre.. » (p 286 et p.291).
De ce livre passionnant et fécondant, nous avons tenté de résumer les lignes directrices. Mais il faudrait aussi souligner la limpidité de ses analyses, notamment celles de la pensée de Marx et de Hegel, celles des philosophies politiques allemandes (Arendt, Habermas), celles des philosophies de l’Etat (Weber, Rawls...) et insister sur la vitalité et la pertinence de ses propositions concrètes et suffisamment à long terme qui donnent arguments et références pour l’ouverture du chantier visant à fonder une nouvelle société.
La philosophie montre à nouveau toute la force de ses outils conceptuels pour abattre les préjugés les mieux ancrés et dévoiler l’idéologie qui les construit puis les cimente. “Le renversement de toutes les valeurs” induit par la méthode généalogique nietzschéenne, ainsi que la dialectique hégélienne révèlent dans cet ouvrage percutant combien on aurait tort de ne pas considérer la philosophie comme notre allié le plus précieux, le plus subtil et le plus joyeusement savant contre la propagande médiatique et l’obscurcissement des consciences actuel.
[1] éditions Alto-Aubier