Tribune libre
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Publication : octobre 1995
Mise en ligne : 4 juin 2008
A propos du texte de Jean Bourdette publié dans la GR n° 945, certaines invectives, souvent vives, traduisent de la colère et beaucoup de subjectivité dommageables. En cas de désaccord ou de différence de points de vue, le raisonnement et la communication devraient être favorisés. Qui a peur de quoi que ce soit n’est pas obligé de tenter d’effrayer les autres par de hauts cris. La connaissance du projet de contrat civique [1] aurait permis à J.Bourdette de trouver les réponses à ses interrogations sur le mode de rétribution, l’accès à la consommation et les moyens mis en oeuvre en ED pour préserver la motivation. Et ainsi, d’éviter des paroles calomnieuses. Je ne tiens pas à entretenir une polémique. L’important restant le débat et l’échange. Mais je persiste à avancer que ses réflexions appartiennent à la structure socio-économique dite de marché et il n’est pas souhaitable qu’elles s’intègrent dans une structure basée sur l’économie distributive.
Cette ténacité à vouloir se distinguer des autres artificiellement en réclamant la marque de la différence par des privilèges rentre tout à fait dans la notion d’établissement des hiérarchies de valeur, qui est propre au système actuel. Que des conditions favorables permettent à certains de devenir les meilleurs dans leur spécialité, c’est un fait, et tant mieux qu’ils puissent se satisfaire mentalement de cette situation. Mais, ce qui est critiquable, c’est que le système incite et conditionne ces personnes à en tirer un profit au nom d’une pseudo-liberté, d’un pseudo-mérite. Cette gratification parasite favorise l’instauration des dominances par l’argent, …source fondamentale des aliénations. Notre instinct de puissance, il s’agit de l’utiliser rationnellement et non pas de l’offrir, par ignorance, en pâture à des préjugés malsains. Compte tenu des conditions qui permettent de devenir un “meilleur”, il m’apparaît plus humain et plus satisfaisant de faire profiter de l’expérience acquise, des inventions personnelles ou des tours de main particuliers, aux “moins bons” pour qu’ils puissent s’améliorer, se remotiver et ainsi contenter une plus nombreuse “clientèle”. La notoriété des “meilleurs” sera autant assurée mais elle revêtira davantage de noblesse… Cette façon de faire circuler l’information relance l’intérêt de la compétition (instinct de puissance oblige), incite les meilleurs, pour le demeurer, à faire preuve d’imagination. N’y a-t-il pas là une comparaison à faire avec le véritable esprit sportif quand il est dépollué, justement, des intérêts d’argent ? De plus, les hiérarchies institutionnalisées favorisent le conformisme et non la création, qui les ébranle.
A propos de certaines idées que je me suis permis d’avancer, j’invite mon interlocuteur, sans l’obliger, à consulter les travaux et les réflexions d’Henri Laborit [2] et d’Albert Jacquard [3] desquels, j’en suis persuadé, il saura tirer un immense profit. Ainsi, l’éminent biologiste montre-t-il que l’économie de marché s’est instaurée en utilisant la production de marchandises afin de favoriser la dominance d’une classe sociale, seul véritable déterminisme inconscient. « Ce qui veut dire que plus il (l’homme] cherche à dominer, plus il produit. Mais cela veut dire aussi que cette production est distribuée hiérarchiquement puisque c’est la recherche de la dominance hiérarchique qui constituera sa motivation fondamentale. Le cercle est fermé, vicieux, et ne peut aboutir qu’à l’expansion économique, à l’insatisfaction mitigée et fataliste en pays sous développés, à la pollution grandissante et à la mort de l’espèce [4] ». Ce déterminisme inconscient qui nous régit résulte d’un conditionnement inculqué par l’ensemble des informations reçues dès la plus petite enfance. Ainsi, l’exigence de distinction du “meilleur” résulte de réflexes imprimés par un type de société cherchant à maintenir sa structure, façonnant en conséquence les besoins de chacun en fonction de la représentation de sa situation hiérarchique. Rien de naturel dans ce comportement. La référence au naturel n’est un alibi que pour défendre l’idéologie dominante [4]. L’auteur de cette exigence utilise simplement l’information reçue de son milieu social afin d’exercer son instinct de domination. En possession d’informations différentes ou d’autres conditions d’expression de cet instinct, ses réactions seraient autres.
Le système actuel impose ses conditionnements dans nos esprits et distribue les pouvoirs sous forme d’argent, de propriétés des moyens de fabrication industrielle afin de garantir le maintien de sa structure. Le pouvoir est confondu avec la consommation pour certains et la propriété privée pour d’autres. Aussi longtemps que les hiérarchies de valeur subsisteront et qu’elles s’établiront par l’intermédiaire de la possession de l’information spécialisée, les dominés chercheront à conquérir un faux pouvoir, celui de consommer [4]. L’objet, toujours l’objet, sa possession et sa vente au service de l’instauration des hiérarchies de valeur, est le cancer de la civilisation :« Le pouvoir aujourd’hui est fonction de l’information spécialisée et c‘est elle surtout qui permet l’établissement des dominances. Aussi longtemps que les hiérarchies de valeurs fondées sur l’information spécialisée ne seront pas supprimées, il existera des dominants et des dominés… N’y aurait-il pas d’autre motivation humaine que celle de s’élever dans les hiérarchies ? [4] » N’y a-t-il pas d’autre finalité que de produire des marchandises ? Laissons aux machines le soin de remplir ce rôle. Quoi qu’en disent certains, l’abondance est là et bien là et n’attend qu’un nouveau système économique pour se répandre.
En ce qui concerne la qualité des produits offerts à la consommation, la fabrication industrielle dépasse déjà l’artisanat, en de nombreux domaines, pour le bénéfice de tous. La qualité n’est pas le monopole du savoir-faire de quelques individus. L’industrie peut très bien réaliser cette qualité dès lors que le pouvoir d’achat des consommateurs permet d’y accéder. Les machines utilisées dans les fabrications industrielles et agricoles ne connaissent aujourd’hui de limites quantitatives et qualitatives que celles qui leur sont imposées par la solvabilité des clients. Je pense justement que l’économie distributive permettra ce progrès et Jacques Duboin s’est souvent exprimé sur ce sujet.
A propos de son instauration, elle ne peut, à mon avis, se réaliser que par la nécessité dont l’intensité grandira en fonction de l’évolution des techniques et de la banalisation de l’objet. Alors seulement les mentalités évolueront pour s’adapter. L’humain fonctionne en récepteur et analyseur d’informations. Tant que celles-ci proviennent d’un système qui établit les dominances en fonction de la détention d’informations spécialisées au service de la fabrication et de la “religion” de l’objet, l’état d’esprit humain ne peut évoluer. L’économie distributive modifiant le contexte général, l’état d’esprit se modifiera… Écoutons Jacques Duboin à ce propos dans “Les yeux ouverts” : « Les sceptiques diront : une nouvelle civilisation ? Commençons par refaire les hommes. Mais comment les refaire sans changer le milieu ? Ne sommes-nous pas tous les hommes de notre milieu ? En le changeant, le comportement des hommes se transforme à son tour… ». Il n’existe pas de gènes relatifs à une certaine mentalité. « Les gènes, isolés, sont muets ; ils ne peuvent s’exprimer que grâce aux apports de l’environnement [5] ». Tout être vivant a besoin de ce double apport : les gènes et le milieu. Je laisse de nouveau la parole à H.Laborit :« …à partir du moment où l’évolution économique, c’est-à-dire la façon dont la technique de l’homme, fruit de son imagination et de son expérience accumulée au cours des générations, lui permet une utilisation extrêmement efficace de la matière et de l’énergie, de telle façon que les besoins fondamentaux de tous les hommes puissent être assouvis, si la répartition en est correctement faite, tous ses autres besoins sont socioculturels et acquis par l’apprentissage. La notion de propriété des objets et des êtres, celle de dominance hiérarchique par le degré d’abstraction dans l’information professionnelle, celle de la nécessité première du travail producteur de produits de consommation, la notion de promotion sociale, d’égalité des chances de consommer, jusqu’à l’origine première pour chaque individu de la création de ces automatismes socioculturels, la famille, tout n’est qu’apprentissage. Il suffit donc d’apprendre autre chose (j’irai jusqu’à dire l’inverse) dès les premiers jours, les premiers mois, les premières années de l’enfance pour que ces notions si solidement établies n’aient plus de sens » [4]. Et il ajoute :« Les sociétés futures auront avantage à inscrire ces mots au fronton des bâtiments publics : Conscience, Connaissance, Imagination. Conscience des déterminismes, connaissance de leurs mécanismes, imagination permettant de les utiliser au mieux de la survie de l’ensemble des hommes vivant sur la planète. Conscience et connaissance sont déjà les fondements de la tolérance et celle-ci est bien proche de la fraternité ».
Pour en revenir à l’élite, je persiste à dire que ce n’est qu’un arrangement particulier entre les gènes, apport héréditaire, et les informations, issues du milieu, qui permet une adaptation optimale de l’individu aux sollicitations, aux règles de la société à une époque déterminée. Le contenu de notre mémoire, avec laquelle s’élaborent nos pensées, n’est constitué que des informations issues de l’environnement physique et culturel et jusqu’aux connexions internes entre les cellules nerveuses du cerveau, dont les arrangements sont dirigés par les sollicitations du milieu, lors de la petite enfance. L’individu, en conséquence, n’est rien sans les autres. Ce qu’il est, son histoire, son présent, comme son devenir, sont entièrement liés aux rapports entre son programme génétique et les informations issues du monde antérieur. Pour s’attribuer le mérite de la construction de sa personnalité, il faudrait être responsable de ses chromosomes et des informations reçues.
Ainsi, la volonté, l’intelligence, ne correspondent-elles pas à quelque chef-d’oeuvre de construction personnelle, mais sont les résultats d’interactions entre plusieurs critères : facultés, informations mémorisées, affectivité… desquelles vont s’établir toutes les nuances de la gratification de chacun, conditions du maintien de sa structure, de son équilibre dans le milieu, en fonction des possibilités offertes par celui-ci. Être l’élite ou être un “nul” n’a rien à voir avec le mérite ou le démérite. Les privilèges offerts aujourd’hui par la société à une élite sont destinés à garantir le système hiérarchique de dominance et le maintien de la structure du système, mais ils ne sont pas du tout “naturels” comme le laisse entendre Jean Bourdette. Remplir une fonction à haute responsabilité dans la société n’est-ce pas déjà une sérieuse récompense quand on sait ce que “l’intelligence” doit justement à cette société ? Et aux autres ?
« Quand l’abondance, fruit de la science, s’épanouira dans tous les secteurs de la production, la prétention d’avoir droit à plus de richesses que ses contemporains paraîtra saugrenue. Un peu du même ordre que celle de l’invité à un repas de noces qui exigerait de manger et de boire plus que chacun de ses voisins. Pourquoi seraiton plus riche sous prétexte qu’on est plus instruit ou plus intelligent qu’un autre ? C’est oublier que cette supériorité est un avantage qu’accorde la nature, et il semble peu juste de le doubler d’un avantage pécuniaire » [6].
Et justement, si nous voulons sortir de cette civilisation qui nous entraîne de plus en plus vers la violence, la misère, le pouvoir policier et les inégalités, il s’agit de fournir à nos enfants d’autres informations que celles rabâchées à nos oreilles depuis l’enfance et qui conditionnent nos comportements et nous empêchent d’imaginer autre chose.
Quelle motivation, quelle élévation d’esprit voulons- nous donner aux jeunes à l’avenir ?
Gagner de l’argent, consommer pour consommer toujours plus, devenir propriétaire, acquérir de l’information spécialisée pour faire sa place dans les hiérarchies, s’enchaîner à la religion du travail, espérer le gros lot du loto, s’extasier devant “Sacrée soirée” et voter pour une “marionnette” du système qui fera tout pour préserver sa gratification acquise et montrer qu’il défend les structures de cette belle démocratie capitaliste ? (La modernisation des armes de dissuasion ne fait-elle pas partie de cette argumentation ?) Je ne pense pas que le maintien de tels préjugés soit souhaitable pour le bonheur de nos enfants, même en économie distributive. Est-ce avec de tels matériaux que nous voulons construire les fondations d’une civilisation satisfaisante pour nos descendants, qui soit l’expression d’une autre “intelligence” de l’homme et élève sa dignité ?
Pour conclure, je laisse de nouveau la parole à Henri Laborit :« Si les hiérarchies sont encore et toujours établies selon la quantité et le degré d’abstraction des informations professionnelles, si la finalité des ensembles sociaux demeure la production de marchandises, il est certain que la démocratie restera toujours un espoir mythique, un mot, et non une réalité pratique.
… L’écueil fondamental rencontré dans la réalisation d’une société socialiste est avant tout constitué par les hiérarchies, par la distribution du pouvoir économique et politique suivant une échelle de valeur, elle-même établie en fonction de la productivité de marchandises. Quand une structure sociale n’est pas impliquée directement dans le système de production, elle l’est dans la protection de ce système et la protection de ses hiérarchies, comme c’est le cas pour l’armée, la justice, la police, la bureaucratie, l’art et ce qu’il est convenu d’appeler la culture.
Cependant notre champ de conscience ne peut pas ne pas être impressionné par l’existence d’organismes, de tous les organismes vivant dans la biosphère, où une collectivité cellulaire vit, c’est-à-dire maintient sa structure sans hiérarchie de pouvoir et de valeur ».
[1] Grande Relève n° 901
[2] Henri Laborit : en particulier “La nouvelle grille” et “L’homme imaginant”.
[3] Albert Jacquard “Moi et les autres” , “C’est quoi l’intelligence ?” entre autres.
[4] “La nouvelle grille” d’Henri Laborit.
[5] Albert Jacquard “Moi et les autres”.
[6] Jacques Duboin “Les yeux ouverts”.