Au gré du vent
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Publication : novembre 2001
Mise en ligne : 3 septembre 2008
La croissance
On connaît la chanson. Point de salut pour l’humanité si les hommes ne s’évertuent pas à alimenter la croissance économique. Augmentons encore et toujours la production de biens de tous ordres et chaque habitant de notre planète n’en retirera que des bienfaits. Jetons un regard attentif sur les indicateurs économiques et financiers : augmentation du PIB, élévation du CAC 40, du Nasdaq, du Dow Jones… Apitoyons-nous sur le réchauffement de la planète et la fonte des glaces, sur les conséquences de l’effet de serre et la pollution galopante, mais ne freinons en aucun cas cette marche victorieuse vers … quoi ? Nul ne saurait le dire, sauf ceux qui en retirent des bénéfices.
Certains rêvent d’un “développement durable” qui harmoniserait croissance et bienfaits pour nos contemporains et les générations futures ; est-ce bien raisonnable d’entretenir cette illusion dans une économie tournée vers la rentabilité économique et la recherche du profit maximum ?
D’autres font preuve de plus de luci-dité, quelle que soit l’époque à laquelle ils appartiennent, tel le philosophe et économiste anglais Stuart Mill (1806-1873) que prend plaisir à citer la revue Transversales science culture dans son N°70, août 2001 : « Je ne vois pas pourquoi il y aurait lieu de se féliciter de ce que les individus déjà plus riches qu’il n’est besoin doublent la faculté de consommer des choses qui ne leur procurent que peu ou pas de plaisir, autrement que comme signe de richesse … C’est seulement dans les pays arriérés que l’accroissement de la production a encore quelque importance : dans ceux qui sont plus avancés, on a bien plus besoin d’une distribution meilleure… Il n’est pas nécessaire de faire observer que l’état stationnaire de la population et de la richesse n’implique pas l’immobilité du progrès humain. Il resterait autant d’espace que jamais pour toute sorte de culture morale et de progrès moraux et sociaux… »
Qui dit mieux ?
Reconsidérer la richesse
Cette revue, dans ce même numéro, reproduit intégralement une réflexion approfondie de Patrick Viveret, son ancien rédacteur en chef, actuellement en mission au sein du Secrétariat d’État à l’économie solidaire. Son auteur rappelle qu’il nous faut reconsidérer non pas la croissance (ce qui constituerait une remise en cause du système économique et financier) mais la notion de richesse dont les éléments ne peuvent plus être assimilables aux seuls critères retenus pour le PIB ; d’autres indicateurs – humains notamment – doivent être pris en compte ; ils doivent être va-lorisés par une extension des potentia-lités détenues par une monnaie électronique qui permettrait à certaines catégories de personnes, grâce à une ligne “dépenses affectées”, d’acquérir des biens ou de bénéficier de services que leurs revenus insuffisants leur interdisent actuellement. Cette proposition vient à son heure. Nous ne disions pas autre chose en effet, dans l’un de nos récents articles intitulé “Les gènes du changement” (GR 1014) lorsque, après avoir rendu compte du contenu d’une conférence donnée cette année à l’Unesco par l’économiste américain Jeremy Rifkin, nous écrivions : « ce passage d’une économie de l’échange… à une économie de l’accès… n’est-il pas propice à l’introduction d’une monnaie de consommation dont le rôle serait d’affecter un complément de revenu à chacun (ou à certaines catégories de personnes dans un premier temps) afin de permettre l’accès à certains réseaux, par droits de tirage successifs ? ». La vision de Patrick Viveret ne nous étonne pas. Elle vient d’un homme qui a lu Jacques Duboin et n’hésite pas à le citer, et qui, sans adopter la position radicale de celui-ci en faveur d’une monnaie de consommation pour l’ensemble des échanges, accorde à l’un des secteurs électroniques de cette monnaie les vertus d’une monnaie de consommation, à savoir l’impossibilité de l’utiliser pour thésauriser ou spéculer dans la mesure où cette monnaie sectorisée ne servirait qu’à un seul achat et ne serait affectée qu’à l’obtention de biens et de services précis.
Nos lecteurs auront compris tout l’intérêt de cette proposition de Patrick Viveret : elle constituerait une transition idéale en vue du passage à une économie distributive qui offre seule, à notre sens, la garantie que les indicateurs humains auront la priorité sur les indicateurs purement économiques, ce qui ne peut être le cas actuellement.
Le banquier philanthrope
Le XXème siècle nous a donné trois grands humoristes : Alphonse Allais et ses mystifications, Pierre Dac et ses maximes et Jean Yanne et ses sketches radiophoniques. Dans ce genre difficile qu’est la pratique de l’humour, le XXIème siècle frappe d’entrée et nous révèle un talent exceptionnel : un certain James D. Wolfensohn. Qui est J.D.W. (prononcez debeuliou) ? Ce n’est ni plus ni moins que le président de la Banque mondiale. à n’en pas douter, son article intitulé “Une coalition mondiale contre la pauvreté” va le placer d’emblée parmi les grands humoristes du XXIème siècle. Depuis les écrits du philosophe Bergson — notre Buster Keaton national — nous connaissons le mécanisme du rire : il naît lorsqu’il y a décalage entre ce qui survient et ce qu’on attendait. Ainsi J.D.W. (prononcez toujours debeuliou) surprend-il le lecteur dès les premières lignes : « suite aux événements du 11 septembre, écrit-il, une visible collaboration s’instaure pour empêcher une récession mondiale. Tout cela témoigne d’une volonté croissante de coopération, visant à apporter aux problèmes internationaux des réponses à l’échelle internationale ». Face à cette possible récession, on s’attend à ce que J.D.W. appelle tous les banquiers du monde à se donner la main, voire à verser à ATTAC quelques miettes de leurs bénéfices, ou même à confier les clés de leurs coffres-forts à tel ou tel Président de la République d’une démocratie occidentale. Eh bien, pas du tout. Cette collaboration et cette coopération ont pour but : « de parvenir à lutter contre la pauvreté et à promouvoir l’inclusion sociale partout dans le monde » (sic). Plus qu’un humoriste, J.D.W. est un philanthrope méconnu qui, encore sous le choc des attaques terroristes, reçoit soudain la révélation divine : tout cela arrive parce que nous n’avons pas su aider les pauvres ! Remarquez bien que J.D.W. est plus perspicace que notre Premier ministre qui, lors d’un récent forum franco-allemand, avait affirmé : « la causalité du terrorisme n’est pas dans les injustices du monde… », ce qui avait amené le Chancelier Schröder à rectifier le tir aussitôt, en toute entente cordiale.
Mais revenons à J.D.W. « Nous savons, reprend-il, qu’à cause des terroristes, la croissance va s’essouffler dans les pays en développement ». On s’attend à ce qu’il tire la leçon de cet état de fait, en écrivant par exemple « ce qui ne va pas manquer de provoquer la fermeture de nos usines, la baisse du taux de profit, la réduction de nos investissements, sans oublier la réapparition du spectre du chômage ». Eh bien, vous n’y êtes pas. A l’instar de nos plus grands comiques, il frappe encore là où l’on ne l’attend pas : l’essoufflement de la croissance va faire « basculer des millions d’êtres humains supplémentaires dans la pauvreté et causer la mort de dizaines de millions d’enfants du fait de malnutrition, de ma-ladies et de misère » (c’est beau comme l’antique), avant de pousser un grand cri : « il faut démarginaliser les pauvres ! » Le président de la Banque mondiale qui s’intéresse à la pauvreté et aux enfants malheureux ! Quelle dé-chéance ! J’épargne au lecteur les innombrables saillies de J.D.W. qui finissent par tourner à l’impudence. Je préciserais toutefois que, tout au long de cet article qui s’étale sur presque trois colonnes, J.D.W. réussit l’exploit de ne jamais écrire les mots “argent”, “profit”, “bénéfices”, ce qui est un comble pour un banquier de cette envergure.
Pour terminer, formons un vœu : pourvu que les pauvres de tous les continents n’aient pas, un beau jour, l’idée de prendre d’assaut le siège de la Banque mondiale ! Ce serait d’une grande ingratitude vis à vis de J.D.W. qui a tant prié pour leur salut.
Au fait, quel était le contenu des écrits de J.D.W. avant le 11 septembre 2001 ?
Course de vitesse
Les lecteurs de La Grande Relève suivent avec attention, et souvent accompagnent, les efforts déployés depuis quelques années par les associations citoyennes pour endiguer les méfaits de la mondialisation néo-libérale, associations qui espèrent ainsi, grâce à la mise en chantier de réformes radicales, remporter la course de vitesse engagée contre le chaos planétaire dont l’effet le plus visible est une violence jamais atteinte.
Le choc du 11 septembre dernier amène ces associations à marquer le pas et ce pour au moins trois raisons :
1 – elles sont taxées d’antiaméricanisme, ce qui crée un malaise en raison de la détresse des habitants des Etats-Unis, mais qui est sans fondement car c’est le système qui est en cause et non un peuple ;
2 – elles hésitent, de ce fait, à intensi-fier leurs actions sur un certain nombre de points : application de la taxe Tobin, respect des accords de Kyoto, réduction des inégalités…
3 - la menace d’un chaos planétaire (Palestine et Afghanistan, menaces biochimiques et bactériologiques) accapare davantage les esprits que la mise en chantier de réformes, aussi minimes soient-elles.
Ainsi, dans cette course de vitesse, le chaos reprend nettement l’avantage, pour peu de temps espérons-le.
La détresse du président de la Banque mondiale nous amène cependant à penser que, plus que jamais, nous devons placer la barre de nos revendications le plus haut possible, en réclamant, par exemple l’urgente modification de nos usages monétaires. L’émergence d’un monde d’entente et de solidarité est à ce prix.