Adieux à notre ami
par , , ,
Publication : juin 2001
Mise en ligne : 30 septembre 2008
Il était gravement malade depuis plusieurs années, et pourtant, le mois dernier encore, malgré toutes ses souffrances, il nous avait ponctuellement envoyé son papier… Quel exemple de courage, de conviction et de générosité ! Mais dimanche, le 13 mai, sans qu’il ait perdu sa lucidité, les forces physiques l’ont abandonné. Ses cendres reposent maintenant à Saint-Brice de Landelles, le village de Normandie où il est né il y a 76 ans.
À Josette, Nicole et Marc, à toute sa famille, nous voulons dire combien nous partageons leur chagrin.
À nos lecteurs, nous voulons parler de lui. Pas seulement pour dire quel ami merveilleux il était, mais pour essayer de montrer quelles convictions l’animaient et avec quelle opiniâtreté il a su les défendre.
Nous avons “pris la relève” à la mort de Jacques Duboin parce que son combat méritait nos efforts et nous voyons bien, jour après jour, qu’il avait raison de dénoncer les absurdités et les dangers d’un système économique d’un autre âge, que la voie qu’il a ouverte est la bonne.
Il faut pourtant avouer que c’est parfois dur de rester fidèles au poste, et de pas se laisser aller à dire, comme beaucoup, que l’avenir n’est pas notre problème, que “c’est comme ça, on n’y peut rien, alors autant profiter” du temps qui nous reste pour faire toutes ces choses qui nous tentent… mais qui doivent passer après le journal quand c’est la date… Or ce travail, même s’il paraît ingrat dans ces moments de déprime, il faut constater qu’il est largement compensé quand il nous apporte la chance de rencontrer des êtres de la trempe d’André.
C’est une leçon d’altruisme qu’il nous a laissée, une denrée de plus en plus rare et qui n’a pas de prix…
***
La Grande Relève “était sa seconde famille”, a-t-il dit dans son message d’adieu. Alors il lui avait adressé une lettre post mortem :
« Regard en arrière avant le départ. À 20 ans, je crois avoir été un de ceux qui ont cru à l’avènement proche de l’économie distributive. En fait, c’était une position de pur marxiste : le capitalisme américain, suréquipé pour la production de guerre, ne pourrait pas reconvertir cette “abondance” de moyens sans faire une sorte d’économie distributive. Jacques Duboin le croyait-il aussi ? Il le disait. Peut-être pour ne pas briser notre enthousiame.
Hélas, le capitalisme s’est sauvé, a digéré les crises. La carence des pays qui auraient pu réaliser l’internationale avant la fin du siècle précédent — la seule chance pour l’humanité — a laissé le champ libre à l’autre internationale, celle du fric, actuellement seul maître du monde. La reconquête, si elle a lieu, demandera des décennies, sauf crise majeure du capitalisme.
Je m’en vais donc, non pas désespéré — je fais partie de ceux dont on peut dire : un pessimiste est un optimiste lucide — mais déçu de l’évolution du monde au cours du dernier demi-siècle.
La Grande Relève, pendant 20 ans, m’a permis— à force de lectures, de discussions, de réflexion— de comprendre l’essentiel, et, par mes écrits, de participer, goutte d’eau, à l’évolution des esprits. Au plus fort de ma réussite professionnelle (parti petit directeur régionale à Lille), je n’ai jamais eu totalement confiance en moi. C’est “ma culture Grande Relève” qui me l’a donnée, du moins à peu près…
Je vous embrasse. André. »
***
André avait été tout heureux de retrouver, dans de vieilles Grande Relève, cette annonce de sa propre conférence au sein du MFA, en parallèle avec celle du père de L. Jospin. C’était en octobre 1949…
il avait alors 25 ans …
***
En février 2000, cette lettre encourageante, reçue d’un homme politique connu, l’avait beaucoup touché :
Cher Monsieur,
Merci d’avoir eu la pensée de m’adresser ces articles que j’ai lus avec le plus vif intérêt. Vous ajoutez à la générosité du cœur et à la fermeté de la pensée une connaissance intime de tout ce qui ressort de l’économique, de sorte que tout ce que vous écrivez est d’une richesse tout à fait remarquable. Qualité essentielle : vous savez rendre claires des questions confuses. C’est rare ! Je crois que vous avez eu raison : le 21 ème siècle sera socialiste ou ne sera pas. Enfin, il sera, par la force des choses, mais dans le cahos et l’iniquité— le chaos né de l’iniquité. Seattle a-t-il marqué le début de la contre-offensive ? Vous l’écrivez. Puissiez-vous ne pas vous tromper ! C’est mon vœu le plus ardent…
51 ans plus tard
J’ai connu André en 56 ou 57. J’étais alors étudiant et préparais une licence d’anglais et un diplome d’édition. Le Dimanche, tantôt j’allais vadrouiller avec mes copains des A.J., tantôt j’allais vendre “La Grande Relève” sur des marchés de banlieue. Prime, alors déjà dans la vie active, était souvent là. Jacques Guggenheim nous rejoignait de temps en temps et j’ai passé un mois comme “tractoriste” dans sa ferme d’Evres sur Indre avec 3 ou 4 autres jeunes utopistes et naturistes de tout poil. André faisait un peu figure de “grand frère” avec son blouson de cuir. Il calmait Gabriel Cabat qui voulait accoucher la révolution “avec un fer rouge”… J’en ris encore.
Mais nous n’avons jamais cessé de croire aux mêmes idées depuis.
Ce que j’aimais chez André ?
— La clarté de sa vision des faits économiques, la patience avec laquelle il a su, toute sa vie, renouveller sa manière de présenter ses convictions, son courage des derniers mois où il était capable de poursuivre malgré tout un discours ouvert sur l’avenir du monde, et sa modestie.
Comme vous, j’ai du mal à réaliser que nous n’irons plus déjeuner ensemble dans quelque bistrot des Gobelins, où nous aimions nous retrouver.
Philippe.
*
Cher André,
Tu étais la bonté, la générosité, la claire vision des choses. Ta vie aura été un long combat pour plus de justice, en ce monde tissé d’inégalités et de haines.
Tous ceux qui t’ont approché t’ont apprécié et ils sont très tristes.
Adieu, André
Roland.
*
Mon Papa il a dit :
« Tu vois, fiston, si tout le monde il était aussi sincère, aussi généreux et aussi désintéressé qu’André, eh bien on y serait déjà en économie distributive »
Raoul Liadéfrit.
***
André Prime était parmi les très rares, beaucoup trop rares, parmi les militants convaincus par Jacques Duboin, qui ont été capables d’amener leurs propres enfants à prendre leur relève. Sa fille Nicole en témoigne :
À mon père,
Les mots qui me viennent et s’attachent à mon père sont ceux de chance et de bonheur. Il nous a fait partager ses passions, ses voyages, ses lectures,… et ses idées. Des idées généreuses, toujours inquiètes pour l’humanité et les générations à venir, pour des milliards d’inconnus, mais qui sont tous des hommes et qui à ce titre, ont été la préoccupation de toute sa vie.
Ses années de jeunesse ont été celles de la croyance profonde en un progrès de l’humanité, le pire était derrière, l’Homme ne pouvait aller que vers plus d’humain et nous, ses enfants, avons été bercés à cet espoir. Dans le désir d’agir qui l’animait, mon père rencontra ceux qui allaient devenir ”sa famille intellectuelle”, comme il se plaisait à le dire : ceux de “La Grande Relève”.
Le concept d’Économie distributive répondait à ses convictions : abolir l’argent, imaginer une société qui pourrait fonctionner avec une autre monnaie. Utopiste ? Oui, sans doute, mais les idées d’hier sont les réalités de demain, même s’il faut pour cela plusieurs vies d’homme !
La lecture de Thomas More et de sa république utopienne (L’Utopie, première publication en 1516) lui offraient un bel exemple de génie audacieux [*]. Cinq siècles se sont écoulés ; il est donc toujours des hommes qui ne renoncent pas, malgré le doute, les déceptions, parfois même le désespoir, et qui portent les idées généreuses d’une « société d’abondance » dans laquelle « tout appartient à tous [et où] personne ne peut manquer de rien », une société dans laquelle « tout le monde s’occupe sérieusement de la chose publiquement que le bien particulier se confond réellement avec le bien général ». Mon père fut de ceux-là. Même si parfois l’Homme lui-même l’a trahi, il n’a jamais renoncé à apporter sa contribution dans la lutte pour le Bien de l’Homme, pour le Mieux de l’Homme.
C’est ainsi qu’il y a vingt ans, libéré des soucis de son activité professionnelle, entrant dans ce qui était pour lui la vraie “vie active”, il rejoignait ses amis et avec eux, de la même arme, l’arme pacifique des penseurs et des humanistes, il s’opposait de toute la force de ses mots au profit aveugle, à l’égoïsme, aux systèmes qui méprisent et broient une trop grande partie de l’humanité.
Et cette lutte valait bien la peine d’être menée jusqu’au bout, jusqu’au terme de sa propre vie, puisqu’il lui est né un arrière petit-fils dont le regard innocent et le sourire confiant lui ont dit tout le bonheur qu’il attendait de la vie.
Mon père fut mon guide en matière d’Économie. La clarté de ses analyses et la concision de sa pensée qu’il a peut-être parfois aiguisée sur l’auditeur attentif que j’étais, me manquent déjà.
Je resterai fidèle à ses amis.
Nicole.
[*] Actualité de Thomas More
« C’est pourquoi, lorsque j’envisage et j’observe les républiques aujourd’hui les plus florissantes, je n’y vois, Dieu me pardonne ! qu’une certaine conspiration des riches faisant au mieux leurs affaires sous le nom et le titre fastueux de république.
Les conjurés cherchent par toutes les ruses et par tous les moyens possibles à atteindre ce double but : Premièrement, s’assurer la possession certaine et indéfinie d’une fortune plus ou moins mal acquise ; secondement, abuser de la misère des pauvres, abuser de leurs personnes, et acheter au plus bas prix possible leur industrie et leurs labeurs.
Et ces machinations décrétées par les riches au nom de l’État, et par conséquent au nom même des pauvres, sont devenues des lois.
Cependant, quoique ces hommes pervers aient partagé entre eux, avec une insatiable convoitise, tous les biens qui suffiraient au bonheur d’un peuple entier, ils sont loin encore de la félicité dont jouissent les Utopiens.
En Utopie, l’avarice est impossible, puisque l’argent n’y est d’aucun usage ; et partant, quelle abondante source de chagrin n’a-t-elle pas tarie ? Quelle large moisson de crimes arrachés jusqu’à la racine ?
Qui ne sait, en effet, que les fraudes, les vols, les rapines, les rixes, les tumultes, les querelles, les séditions, les meurtres, les trahisons, les empoisonnements ; qui ne sait, dis-je, que tous ces crimes dont la société se venge par des supplices permanents, sans pouvoir les prévenir, seraient anéantis, le jour où l’argent aurait disparu ?
Alors disparaîtraient aussi la crainte, l’inquiétude, les soins, les fatigues et les veilles. La pauvreté même, qui seule paraît avoir besoin d’argent, la pauvreté diminuerait à l’instant, si la monnaie était complètement abolie. »
Thomas More
L’Utopie.
(textes choisis par Nicole Prime)