Mon papa, il a dit…

Humour d’humeur
par  R. LIADÉFRITE
Publication : juin 2001
Mise en ligne : 4 octobre 2008

Ce soir-là, mon papa rentra de son travail à Auchou avec plein de soucis dans la tête. Ça se voit tout de suite que ça tourne pas rond chez lui, à sa façon de jeter son portable et sa calculette sur la table et à se renverser dans son fauteuil.

— Ça va pas ? osa interroger ma maman.

— Non, répliqua mon papa, ça va pas. T’as vu Lu ?

— Quoi, tavulu ? dit ma maman interloquée.

— Oui, t’as vu Lu à la télé ? ou alors t’as lu Lu dans le journal ?

— Ta Lulu ? s’étrangla ma maman. C’est qui, ta Lulu ?

— Mais tu t’intéresses à rien, s’écria mon papa. T’as pas vu que les employés de l’usine Lu à Calais étaient virés, qu’on fermait la boîte et que c’est encore des milliers de personnes au chômage ? Ça commence à bien faire ! C’est à quand notre tour ?

— C’est-y Dieu possible ! s’exclama ma maman, toute retournée, d’autant plus que son amie Fernande travaillait aux usines Lu de Calais.

— Tiens, dit mon papa. J’ai téléphoné à ta Fernande tout à l’heure. Elle était en larmes. Se dévouer pendant 28 ans, qu’elle m’a dit ; et être jetés comme des bons à rien ! C’est pas juste ! Je l’aimais mon travail, j’avais encore de beaux jours devant moi. Mais t’imagines, Ernest, qu’elle m’a dit, des journées entières à ne rien faire, ça va être l’enfer. Tu me croiras si tu veux, qu’elle a ajouté, j’ai pas encore osé le dire à mes enfants, j’ai honte !

Ma maman qui avait les larmes aux yeux depuis tout à l’heure, se mit à pleurer à chaudes larmes.

— C’est pas juste, dit-elle entre deux sanglots, une si bonne fille, la Fernande ! Moi aussi, j’aurais honte et j’hésiterais à le dire à mes enfants.

Ma petite sœur et moi, on se regardait, sans comprendre la honte. Ma petite sœur intervint la première :

— Pourquoi, la honte ? Je comprends pas, dit-elle à ma maman. Ton amie Fernande va être renvoyée parce que son entreprise bat de l’aile et va fermer, mais elle n’a pas fait de faute, elle n’a pas à avoir honte.

— Et puis, j’ai ajouté, si l’employeur n’a plus besoin d’elle, il faut pas compter sur lui pour employer Fernande à ne rien faire : ce serait une employée sans emploi ! Et s’il n’y a plus d’emploi pour les employés, ce serait pas par hasard parce que la production est suffisante sans eux et qu’on peut se passer de leurs services ?

— C’est plus compliqué que ça, coupa mon papa en se tournant vers moi. Savez-vous ce qu’a dit, l’autre jour, Monsieur Guy Azar, le conseiller économique de mon patron d’Auchou ? L’emploi revient à toute allure et on va bientôt retourner au plein emploi. Alors, ta Fernande, dit-il en se tournant vers ma maman, elle va bientôt retrouver un travail à Calais, ou ailleurs…

— A Tombouctou ? osa railler ma petite sœur, impertinente comme on peut l’être à treize ans.

— Faut regarder les choses en face, j’ai ajouté. Grand-père, au début du siècle, il travaillait plus de soixante heures par semaine. Et puis on est passé à 48 heures, puis à 40 h., puis à 39 h. Et maintenant, on est à 35 h. et on les voit tous prendre trois jours par ci, trois jours par là, pour aller à la mer ou à la montagne. Et on veut nous faire croire qu’on a encore besoin de nous ! On n’arrivera pas à supprimer le chômage : il est là pour rester, c’est moi qui vous le dis. C’est facile de multiplier les CDD, les emplois-jeunes et les stages de formation ça fait illusion et le chômage diminue dans les statistiques.

— Mais si on crée pas d’emplois, comment on va toucher nos salaires ? reprit mon papa.

— C’est vrai, ajouta ma maman. Ma Fernande, plus de travail, plus d’argent.

— D’abord, elle est pas malheureuse, son mari travaille encore, intervient ma petite sœur. Et puis, c’est deux problèmes différents ! Pourquoi il faudrait toujours travailler pour avoir de quoi vivre ? Ce qui compte, c’est la richesse d’un pays : comme on peut avoir de tout, qu’on nous donne de l’argent pour acheter.

— C’est vrai, j’ai ajouté. Moi je peux très bien rester sans travailler, ça ne m’empêche pas de vivre.

Qu’est-ce que j’avais pas dit là. Mon papa se leva d’un bond, pâle comme je l’avais jamais vu.

— Quoi ? s’écria-t-il. Tu vas nous donner des leçons, alors que t’es seulement à ton troisième stage à 28 ans et que t’as jamais vraiment travaillé !

C’était la première fois que j’avais tenu tête à mon papa. Mais cette fois-ci, j’avais pas l’intention de me taire :

— Parfaitement ! Ça ne me gêne pas de faire des choses utiles, sans pour autant me lever à 6 h. du matin, mais j’ai pas envie de trimer 8 heures par jour et d’avoir un patron sur le dos toute la journée : si certains ça les amuse, qu’ils travaillent toute leur vie, c’est leur affaire !

— Et si la Fernande, ajouta ma petite sœur en s’adressant à ma maman, avait surtout peur de rester d’un seul coup à pas savoir quoi faire de ses journées, tout bonnement parce qu’on lui a jamais dit que la vie c’était pas ça, travailler, encore travailler, toujours travailler, comme si son idéal, à ta Fernande, c’était d’être esclave toute sa vie ?

— Tout de suite les grands mots ! s’exclama ma maman.

— Ce ne sont pas des grands mots, j’ai dit à ma maman. à force de travailler toute une vie, ils ne savent pas vivre. Regarde-les à la fin de la semaine : le samedi, ils lavent leur voiture, font leurs commissions à Auchou, et le dimanche ils sont comme des veaux devant la télé. Vous appelez ça vivre ?

— Bien sûr qu’on est dans le vide quand on n’a plus de travail, renchérit ma petite sœur. La faute à qui ? Tu crois qu’à l’école, on nous apprend à vivre ? On nous prépare au travail, rien qu’au travail, ce qui explique que quand on n’en a plus, on a l’impression d’être dans le vide.

Dans le feu de la conversation, ma maman avait séché ses larmes et mon papa semblait découvrir que, ma petite sœur et moi, on avait des idées sur la vie.

— Quand même, dit mon papa, on ne peut pas passer toute une vie à rien faire !

— J’ai pas dit ça, reprit ma petite sœur. On arrive toujours à s’occuper, de soi et des autres, mais s’occuper et travailler, c’est pas la même chose. Quand j’étais en 6ème, je me souviens, le prof nous racontait comment vivaient les Grecs, autrefois. Savez-vous qu’à Athènes, cinq cents ans avant Jésus-Christ, les citoyens ne travaillaient pas ? Tous, ils avaient des esclaves. Nous on a des machines …

— Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire ? s’étonna ma maman.

— Mais arrête de toujours vouloir faire, faire, faire ! Ils vivaient, quoi. Je ne sais pas, moi, mais on peut imaginer qu’ils se rencontraient, discutaient, s’intéressaient à la science, à la nature, qu’ils lisaient, regardaient…

— …la télévision, coupa mon papa avec un léger sourire.

— …un coucher de soleil, enchaîna ma petite sœur, en faisant semblant de ne pas avoir entendu. Observaient les oiseaux, les plantes. Allaient au théâtre. Participaient à des ateliers d’expression artistique. Admiraient les étoiles. S’occupaient des personnes âgées. S’intéressaient aux affaires de la cité…

Un long silence envahit la cuisine. On devinait qu’entre les deux générations, la vision de la vie n’était plus la même. L’une, la plus ancienne, ne pensait toujours et toujours qu’à gérer son temps de travail ; l’autre, la plus jeune, ne pensait qu’à gérer son temps de loisir, assurée qu’à terme les richesses produites en quantités de plus en plus grandes seraient fatalement écoulées grâce à des revenus distribués à tous, et qu’en fin de compte, le nombre d’emplois ne voulait rien dire car ce qui comptait, au total, c’était le nombre d’heures nécessaires pour produire ces richesses. Et que ce nombre diminuait de jour en jour…

Mon papa fut le premier à briser le silence.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, reprit-il en s’adressant à ma petite sœur et à moi. Et ça ne va pas s’arranger, car il faut bien reconnaître qu’on va disposer de plus en plus de temps libre…

Et comme dans un songe, il laissa s’échapper quelques expressions :

— … travail choisi, retraites prises plus tôt, vies plus longues, congés plus importants, journées et semaines de travail plus courtes…

Un rayon de soleil couchant traversa la vitre de la cuisine. Popaul, le canari, se mit à chanter.

Et ce soir-là, ce fut ma petite sœur qui eut le mot de la fin :

— Ne pas profiter de son temps libre pour enrichir sa vie, ce n’est pas s’enfermer dans une prison et vivre le néant comme les volontaires de Loft Story ?Belle époque !