Stupidité dramatique du système économique
par
Publication : décembre 1982
Mise en ligne : 7 janvier 2009
LES Etats-Unis d’Amérique sont au premier rang mondial non seulement
pour leur production industrielle et militaire, mais aussi pour la production
agricole. Les terres cultivées y couvrent 2 millions de kilomètres
carrés, soit onze fois la surface cultivée de la France
(dont la population est environ 4 fois moindre). Presque toutes les
productions agricoles peuvent pousser sur le sol des EtatsUnis. On a
même réussi à faire pousser du riz, dont la culture
demande tant d’eau, au milieu du désert de l’Arizona ! Les Etats-Unis
occupaient, en 1979, le premier rang mondial pour la production du soja,
du maïs, des fruits, des céréales en général,
du sorgho et des chevaux ; le second rang pour l’avoine, le tournesol,
les oranges, le lait, le coton ; le troisième pour les bovins
et les porcs, le blé, le sucre de betteraves, les pommes de terre
et les arachides. Bref, produisant près de 10 % des produits
agricoles mondiaux, ils approvisionnaient chaque année et à
eux seuls la moitié du marché mondial des céréales.
Et cela en n’exploitant que les terres à bons rendements. S’ils
mettaient en culture les terres à rendement seulement moyen,
ils seraient en mesure de nourrir le monde entier, c’est-à-dire
de fournir à un peu plus de 4 milliards d’habitants l’équivalent
de 3 000 calories par jour, ce qui suffit largement à la nourriture
d’un être humain. L’excédent de leur balance commerciale
pour l’agriculture a atteint 78 milliards de francs en 1979, étant
de loin le plus important du monde tout en ne représentant que
0,8 % du produit national brut du pays.
Tous ces chiffres sont publics. Ils sont incontestables. Ils sont la
réalité : la production des EtatsUnis est plus que suffisante
pour qu’au moins tous leurs habitants puisse vivre très largement.
Comment de telles richesses sont-elles distribuées par le système
marchand qui repose sur les échanges, sur le trio travail-salaires-profits
? Une étude publiée en juillet dernier par J. Thackray
dans la revue « Management Today » est éloquente
à ce sujet. Elle parle de conditions dramatiques pour les exploitants
agricoles : les ventes en liquidation d’exploitations agricoles ont
atteint des chiffres jamais vus. Dans certaines régions, faillites
et cessation de paiement ont augmenté de façon vertigineuse,
et sur toutes les régions agricoles les catastrophes financières
vont s’abattre en un véritable raz- de-marée ».
D’après un spécialiste de l’Université du Missouri,
Harold Breimyer : « Pour chaque exploitation déclarée
en état de cessation de paiement, il y en a sans doute dix qui
se trouvent au bord du gouffre... Il y a au bas mot des milliers d’exploitations
qui ne survivraient pas à une nouvelle année avec des
revenus diminués ». A l’échelle nationale, le pourcentage
de défaut de paiement aux échéances est de 58 %
des crédits consentis.
Un pareil chiffre ne s’est jamais vu. Des baisses de revenus des agriculteurs
se sont souvent produites mais ce qui est différent aujourd’hui,
et ce n’est pas moi qui le souligne, mais le journaliste de la revue
« Management Today », c’est l’instabilité qui s’est
installée dans toute la structure financière de l’agriculture
américaine les 2 400 000 exploitants agricoles américains
étaient endettés au début 1982 pour un montant
de 195 milliards de dollars, deux fois plus qu’en 1977. Cet accroissement
de l’endettement donc cette instabilité dramatique, vient du
fait que les intéressés avaient emprunté en pariant
sur une inflation incessante entraînant avec elle la hausse des
prix de la terre et de ses produits. Or ce qui se produit c’est à
la fois la chute des prix et l’accroissement des taux d’intérêt
dans l’Iowa, le vice-président d’une banque raconte : «
L’an dernier, en septembre, j’ai mis aux enchères une exploitation
agricole qui s’est vendue 4 000 dollars l’hectare. Moins d’un an après,
une-ferme de 64 ha ne vaut plus que 1 750 dollars l’hectare. Nos clients
les plus âgés, ceux qui ont connu la crise de 1929 disent
que cela leur rappelle tout à fait cette époque, sauf
que maintenant les choses se passent à une toute autre échelle
». Une analyse faite par la Federal Reserve Bank de Chicago révèle
qu’en 1980 et 1981 le prix moyen des terrains a progressé à
un rythme plus lent d’environ la moitié du taux général
de l’inflation et qu’il a même régressé dans l’Iowa,
le Michigan, l’Illinois, l’Indiana et le Wisconsin.
Les conséquences de cette situation se retrouvent, comme en 1929,
sous ses deux aspects dramatiques. D’une part, leurs revenus baissant,
les exploitants agricoles diminuent leur production. D’autre part, la
misère ou la peur du lendemain dégradent les relations
sociales. Dans bien des communes rurales, on, note, rapporte John Thackray,
un déclin de la convivialité qui fait place à une
attitude soupçonneuse et à l’hostilité. Un pasteur
de l’Iowa raconte : « Beaucoup d’agriculteurs se moquent bien de
voir leur prochain faire faillite, du moment qu’ils peuvent acquérir
ses terres ». Et la faillite des exploitants agricoles entraîne
des effets en chaîne pour ceux qui leur ont vendu la terre à
crédit, pour leurs fournisseurs de semences, d’engrais, de matériel,
ainsi que pour les banques locales qui se trouvent paralysées
dans leurs opérations de crédit, conclut J. Thackray.
Voilà dans toute sa splendeur la logique du système de
l’économie de marché. Le pays le plus riche du monde,
riche de ces richesses vraies que sont ce que le sol et les industries
sont capables de produire, ce pays le plus riche du monde est amené,
par des lois économiques que personne n’ose remettre en question,
à diminuer sa production entraînant ainsi l’appauvrissement
d’un nombre croissant de ses habitants : la photo du « Nouvel
Observateur » que nous reproduisons en couverture est éloquente
: les files d’attente s’allongent dans les grandes villes quand une
entreprise charitable distribue des repas aux sans-travail - sans revenu.
« Près de la moitié du pays cherche du travail »
rapporte ce journal, ce pays où la faim, la vraie faim au ventre
gonflé, a réapparu à New-York, l’une des villes
les plus riches des Etats-Unis »... où les sans-logis envahissent
les trottoirs.
Des études prospectives prévoient des émeutes pour
1983 : D’autres se rappellent que la guerre a mis fin - et comment !
- à une situation semblable. A nous de faire entendre qu’il existe
une autre solution... avant qu’il ne soit trop tard !