La chasse aux pigeons


par  J. MALRIEU
Publication : décembre 1982
Mise en ligne : 7 janvier 2009

LA Patrie est en danger ! Ce sont deux représentants du nouveau Comité de Salut Public qui s’est donné pour tâche de sauver l’économie française François de Closets et Michel Albert, qui nous le disent dans « l’Express » du 1er octobre : La France, le vrai Défi.
La France s’enfonce dans le déclin faute de relever le défi que lui lancent ses concurrents sur le marché international. Et pourquoi donc la France est-elle incapable de relever ce défi  ? Parce qu’elle entretient une multitude de privilégiés, de parasites (plus de la moitié de la population d’après de Closets) qui vivent aux dépens des travailleurs réellement productifs, grevant ainsi nos coûts de production et empêchant nos entreprises d’être compétitives.
François de Closets et Michel Albert sont les heureux auteurs de deux essais économiques, best sellers de la saison. Celui de F. de Closets « Toujours plus » s’est déjà vendu à 300 000 exemplaires. Celui de Michel Albert « Le Pari Français » atteint 70 000 exemplaires. Contrairement à ce que dit « l’Express », ce n’est pas la première fois que des ouvrages de caractère économique atteignent de pareils tirages. Il y a eu les précédents du «  Défi mondial » de ServanSchreiber qui a dépassé le million d’exemplaires et « Le Mal Français » de Peyrefitte. Les essais de nos deux auteurs sont du même tonneau, tant par la superficialité de l’analyse que par l’importance des moyens publicitaires mis en oeuvre pour assurer leur diffusion. Les milieux d’affaires ne lésinent pas quand il s’agit de répandre la bonne parole...
Suivant une formule consacrée, « l’Express » a demandé à François de Closets et Michel Albert d’aller encore plus loin, d’identifier le défi et bien entendu de proposer des solutions.
Nos intrépides théoriciens n’y vont pas par quatre chemins  : les catégories privilégiées devront consentir de gros sacrifices pour financer la guerre économique, autrement dit les investissements dans les secteurs de la production appelés à affronter la concurrence internationale. F. de Closets condense son programme dans une formule lapidaire : « l’austérité pour financer la guerre ». Corollaire indispensable de cette restructuration de l’économie française : la condition des travailleurs du « front économique » devra être revalorisée.
La vraie coupure de la France, nous expliquent nos auteurs, se situe entre un « front » soumis à la concurrence internationale et un « arrière » abrité derrière ses statuts et ses « droits acquis ».
Ces privilégiés, ces planqués qui se gobergent aux frais des travailleurs productifs appartiennent à toutes les classes de la société. Cela va des professions libérales comme les notaires ou les pharmaciens et les toubibs engraissés par la Sécurité. Sociale aux fonctionnaires et aux agents des services publics qui bénéficient de la garantie de l’emploi et d’un revenu stable. Les exploitants et commerçants jouissant de « rentes de situation » ne sont pas non plus oubliés. Pour désigner ces catégories parasitaires, F. de Closets a forgé un joli néologisme « la privilégiature » par référence à la « Nomenklatura » des bureaucraties de l’Est.
Les métaphores guerrières abondent dans les rapports de nos brillants préposés au dégraissage de l’économie française. L’article de de Closets s’intitule « Le Front et l’Arrière ». Rien d’étonnant à cela. Nos auteurs sont convaincus que l’état normal de la société est la guerre économique. C’est un point qui ne souffre pas de discussion et n’est jamais remis en cause. C’est le socle de granit sur lequel repose toute la démonstration de nos deux stratèges.
« La guerre économique a commencé », écrit de Closets, mais la France ne veut pas le savoir et mange son capital au lieu d’investir pour améliorer sa compétitivité  ».
Compétitivité ! C’est le mot-clé du discours de nos deux mentors. Compétitivité ! Espoir suprême et suprême pensée. Eternel leitmotiv des harangues de nos politiciens de tous poils, de Debré à Rocard, de Barre à Chevènement, d’Attali à Michel Albert, sans oublier Herzog, économiste du P.C.F. qui lui aussi appelle à gérer le système, même s’il prétend le gérer autrement.
La stratégie qu’impose l’économie de marché est tellement contraignante que F. de Closets voit bien que la gauche sera inexorablement condamnée à passer sous les fourches caudines du système, en tâchant de faire oublier aux Français les fanfaronnades de la campagne électorale. C’est avec une ironique satisfaction qu’il enregistre l’alignement du gouvernement de gauche sur les positions qu’il préconise : « Le ministre communiste Anicet Le Pors qui planifie la perte du pouvoir d’achat chez les fonctionnaires, Pierre Bérégovoy qui réduit les dépenses sociales, J.-P. Chevènement qui fait l’éloge du profit, les patrons des sociétés nationalisées qui ferment usines et aciéries, en attendant de licencier : c’est bien le changement, mais pas celui qui avait été annoncé  ». F. de Closets a des sarcasmes auxquels nous pouvons souscrire  : « Pour avoir dû passer de la grâce des mots à la disgrâce des faits, les leaders de la gauche font l’amère découverte de l’impopularité ». La fumisterie des gouvernants n’a d’égale que la jobardise des peuples... (1)
F. de Closets est parfaitement fondé à prévoir que, dans le cadre du système existant, la gauche, à quelques détails près, sera contrainte de faire la même politique que la droite. C’est pourquoi, en bon technocrate, il ne récuse ni l’une ni l’autre, à l’instar de Michel Albert qui se veut disciple de Barre et ami de Rocard. On aura besoin des deux, semble-t-il, pour faire accepter aux Français des différentes catégories concernées les sacrifices nécessaires. Son rôle consiste à indiquer la voie à suivre et à désigner les cibles « C’est la France forte et organisée, celle de la bourgeoisie possédante héréditaire, celle des notables qui tiennent le corps social et plus généralement des travailleurs bien installés dans leur emploi que le gouvernement socialiste doit mettre à contribution. Dans la nouvelle règle du jeu, les gains ne rémunèreront pas le travail mais la productivité, dont la seule mesure est la concurrence ». « A chacun selon sa compétitivité ! » proclame de Closets, énonçant ainsi, sans en mesurer toute la portée, la règle d’or de la société marchande.
Comment d’ailleurs les gestionnaires du système, qu’ils se positionnent à gauche ou à droite, sous la bannière de la social-démocratie ou celle du libéralisme, pourraient- ils se différencier, puisque, comme nous le dit de Closets : « Un principe est unanimement admis jouer le jeu du marché international » Autrement dit, subir la loi du Capital, la loi des multinationales. Quand on admet un principe, on finit bien, bon gré mal gré, par en accepter les conséquences.
C’est précisément pourquoi nous récusons catégoriquement les thèses de « l’Express » et de ses factotums. La dénonciation des privilèges des « vaches à lait » qui pompent l’économie française, nous !’avons faite bien avant eux et de façon beaucoup plus exhaustive (2). Les sacrifices, les réformes, la remise en ordre de toute la hiérarchie sociale, nous en sommes bien évidemment partisans. Mais pas pour engloutir les ressources ainsi dégagées dans le tonneau des Danaïdes de la guerre économique, dans la course aux investissements, dans la compétition destructrice entre les unités de production. L’austérité pour financer la guerre, pas d’accord ! D’autant que l’on peut prédire, à coup sûr, que la plus grande partie des capitaux ainsi obtenus seront réinvestis dans les paradis fiscaux du Liechtenstein ou des Bahamas et dans les P.V.D. (pays en voie de sous-développement) où les salaires sont 10 fois inférieurs à ceux des travailleurs européens. C’est un terrain sur lequel ces derniers ne seront jamais compétitifs.
L’imposture est évidente. Les belles phrases sur l’abolition des privilèges, l’évocation d’une nouvelle nuit du 4 août, c’est de la carotte, du baratin, pour camoufler le véritable objectif de la campagne orchestrée par « l’Express » sous couvert d’une restructuration de l’économie française, préparer le terrain pour une vaste opération de ratissage de toutes les classes sociales de l’Hexagone au profit du grand capital apatride. Du racket pur et simple mais de haut niveau. Dans cette chasse aux pigeons, nos spécialistes de l’Intox, F. de Closets et M.  Albert font office de rabatteurs. Ce qui explique la publicité tapageuse dont ils bénéficient auprès des médias.
Cela dit, il faut voir à quoi nous expose la stratégie préconisée par
ces astucieux sycophantes. Bien loin d’offrir une issue à la crise, cette stratégie contribuera à nous y enfoncer.
L’extension de la concurrence sauvage à tous les pays et la généralisation des politiques d’austérité qui en est le corollaire ne pourront que déprimer encore plus la conjoncture internationale et aggraver le chômage.
Notre position est exactement à l’opposé de celle défendue par F. de Closets. Nous disons que pour sortir de la crise, il faut sortir de l’économie de marché, sortir de la guerre économique au lieu de s’y ruer. Notre thèse découle de notre analyse que nous avons déjà exposée dans « la Grande Relève ». Rappelons-la brièvement : La crise est consubstantielle à l’économie de marché dont elle traduit périodiquement le désajustement entre l’offre et la demande globales. Les conditions exceptionnelles et privilégiées dont l’économie occidentale a bénéficié au cours des XIXe et XXe siècles et qui ont assuré son expansion en lui permettant de dépasser ses conditions structurelles sont en voie de disparition. La raréfaction et le renchérissement des ressources naturelles, la mondialisation du marché et des capitaux, l’introduction des nouvelles technologies qui tendent à éliminer le travail humain du procès de la production rendent aujourd’hui ces contradictions insurmontables. Le système ne continue de fonctionner qu’au prix du gaspillage démentiel des pays riches, de la course aux armements et de l’endettement vertigineux de créanciers devenus insolvables. La menace d’un Krach financier sans précédent plane sur l’économie mondiale. Dernier signal alarmant : les tendances déflationnistes commencent à faire reculer l’inflation, malgré le laxisme monétaire de la plupart des Etats.
Il ne sert donc à rien, dans ces conditions, de prôner des mesures d’austérité ou de réclamer, comme le fait Paul Fabra, le retour à l’orthodoxie financière. Dans l’état des choses actuel, ces mesures (défendables dans un autre contexte) pourraient avoir des effets négatifs et accélérer la décomposition du système.
En bref, nous ne pensons pas, contrairement à de Closets, qu’en optant pour la fuite en avant, en s’engageant à fond dans la voie de l’économie conflictuelle, on trouvera une issue à la crise. C’est dans une toute autre direction, celle de la concertation entre les individus et les peuples, qu’il faut regarder si l’on veut vraiment s’en sortir.
Que ce renversement d’optique et de stratégie ne soit pas chose facile, surtout si l’on considère qu’il ne saurait s’opérer dans les limites d’un seul pays, nous en sommes convaincus. Mais c’est dans ce sens qu’il faut oeuvrer, quels que soient les obstacles et les difficultés. A cet égard, la théorie de l’économie distributive de J.* Duboin constitue une bonne approche du problème. C’est également dans cette direction que progresse le mouvement des Verts d’Allemagne occidentale, à la recherche d’une alternative à la société actuelle, en s’enfonçant comme un coin entre la droite et la gauche classiques. Un exemple que les Français devraient suivre...
Certes, il y a loin des objectifs ponctuels des écologistes et des positions éthiques des courants d’inspiration religieuse à la définition d’un projet politique cohérent. Mais c’est dans cette direction que l’humanité a une chance de trouver une issue à la crise du monde actuel. Juste à l’opposé de celle que veulent nous faire prendre « l’Express  » et ses sycophantes.

(1) Quand les socialistes me reprochent de ne pas les prendre au sérieux, je leur réponds par une simple anecdote. Comment prendre au sérieux un parti qui a accordé son investiture à un candidat (en Ardèche) dont le programme électoral se résumait à ce seul slogan : « Pour vivre à l’aise, votez Allaize » ? Aujourd’hui, avec les mineurs de Largentière aux trousses, le député de la basse Ardèche doit se sentir beaucoup moins à l’aise. Le cas de cet obscur député n’est pas plus consternant que celui de ce fondateur « historique  » du CERES, champion de la rupture avec le capitalisme avant Mai 1981 et qui fait aujourd’hui l’éloge du profit, aux grands ricanements de de Closets. Des Charlots comme disait l’autre...
(2) On observera que nos réformateurs, très diserts quand il s’agit de dénoncer les privilèges et passe-droits des classes moyennes, sont d’une grande discrétion pour tout ce qui concerne les exactions et les pillages autrement graves et scandaleux auxquels se livrent les monopoles et les sociétés multinationales dans tous les secteurs de l’économie et dans toutes les parties du monde. L’éternelle histoire de la paille et de la poutre. M. de Closets sait clore ses yeux quand il le faut...