John Stuart MILL

Les thèses économiques
par  J. DUBOIN
Publication : février 1985
Mise en ligne : 2 mars 2009

A l’heure où les socialistes font l’apologie de la compétitivité, nous retrouvons, dans la revue des économistes classiques publiée par J. Duboin dans son livre « Libération » (1936) le maître es-libéralisme... et ses contradictions :

Stuart Mill (1806-1874) est le fils d’un économiste. Elevé dans les bons principes de l’économie orthodoxe, il fit paraître, en 1848, ses Principes de l’Economie Politique. Ce livre marque l’apogée de la doctrine classique qui va se cristalliser afin de se conserver plus pure. C’est qu’à partir de Stuart Mill, elle n’est plus une doctrine, elle est élevée au rang de science économique sans discussion possible...
Chose digne de remarque, Stuart Mill, devenu membre de la Chambre des Communes, avait déjà été mordu par le doute, ce qui l’obligera à se contredire quelquefois. Mais ses disciples surent réagir pour nous conserver sa première manière de voir dans toute sa limpidité, après l’avoir dégagée des scories qui auraient pu la ternir !
Les lois économiques, telles que le Maître les a définies pour tous les pays et pour tous les temps, deviennent donc des articles de foi. C’est à l’homme de s’y conformer en les adaptant au mieux de toutes les circonstances qui viennent à la traverse. Les voici  : la loi de l’intérêt personnel. Celui-ci se confondrait avec l’intérêt général, tout au moins sur le terrain économique, grâce à une harmonie qui doit se réaliser dans le temps. Chaque individu étant juge de ses intérêts, il doit individuellement chercher sa voie en toute liberté. Alors intervient la loi de la concurrence qui apportera le bon marché, la qualité, la quantité, etc. Comment cela ? En obligeant les incapables à céder la place aux plus capables. C’est en somme la loi de la sélection, ou la loi du plus fort.
Et Stuart Mill étend ce libéralisme à toute la vie économique liberté du travail, liberté des échanges au dedans comme au dehors, libre taux de l’intérêt, liberté des banques, etc. (1),
Nous résumerons la critique en quelques mots. C’est bien, certes, l’intérêt personnel qui doit être satisfait. Mais ne pourrait-on pas le satisfaire par la voie collective ? Nous vivons encore sur l’idée barbare que chacun doit assurer sa sécurité personnelle comme au temps des troglodytes. Or, toute l’histoire des hommes n’est qu’une longue lutte pour conquérir le bien-être, c’est-à-dire lutter contre la misère, l’ignorance, la faiblesse. Dans cette lutte, que peut l’individu isolé ?
N’est-il pas curieux que la question ait été résolue depuis longtemps en ce qui concerne le péril extérieur  ? Pour faire la guerre il est reconnu qu’il faut de l’ordre, de la méthode, de l’organisation. Les moyens de destruction seraient donc plus urgents que les moyens de vivre ? Cependant la faim, la misère, le froid, l’ignorance sont beaucoup plus les vrais ennemis de l’homme que les peuples que le hasard de la naissance ont fait naître au-delà d’une frontière souvent arbitraire.
Stuart Mill, dans une de ses contradictions, exprimera l’espoir que l’éducation, l’habitude et la culture des sentiments porteront l’homme à bêcher et à tisser pour son pays aussi bien qu’à combattre pour son pays.
Si l’individualisme est aux antipodes de la fraternité en matière économique, c’est que l’intérêt particulier immédiat empêche de voir l’intérêt général alors que celui-ci bien compris peut assurer tous les intérêts particuliers.
Quant à la libre concurrence, déjà en 1848, on célébrait les réussites de quelques-uns en se gardant bien de rechercher les échecs beaucoup plus nombreux qui en étaient la contre-partie. N’est-il pas aujourd’hui évident que la concurrence consiste à avoir comme adversaires et même comme ennemis tous ceux qui font le même travail que nous ?
La concurrence, on ne devrait plus le contester, consiste à ruiner ses concurrents !
Aussi Stuart Mill, dans une autre contradiction qui nous fait croire qu’il perd de plus en plus confiance dans son enseignement, n’hésite-t-il pas à écrire que la coopération est le plus noble idéal. Enfin il est bien difficile de concilier l’éternité promise à ses lois économiques avec ce qu’il écrivait dans le chapitre 7 de son livre IV : la vie humaine s’élèvera de la lutte de classes pour les intérêts antagonistes, vers l’émulation fraternelle pour la poursuite du bien de tous.
Stuart Mill s’est préoccupé, lui aussi, de la fameuse loi des salaires qui passionna Ricardo et Lassalle. Il a même cherché à la perfectionner en la décomposant. Pour lui deux lois réagissent sur le prix de la main-d’oeuvre. L’une est la loi de l’offre et de la demande qu’il faut entendre ainsi : l’offre, ce sont les capitaux disponibles qui, en s’investissant, vont permettre aux ouvriers de trouver du travail, donc de vivre ; la demande, c’est le nombre des ouvriers qui cherchent un emploi. Alors intervient cette autre loi, que Lassalle coula en airain, qui veut que le taux du salaire, en fin de compte, soit limité au coût d’existence du travailleur. Si, par hasard, les circonstances font que les salaires s’élèvent, toutes choses restant égales, une force irrésistible les ramène à ce niveau fatal que l’ouvrier ne peut pas dépasser.
C’est donc en somme une nouvelle confirmation de ce qu’avait découvert Ricardo. Mais Stuart Mill se rendit compte que cette doctrine était odieuse puisqu’elle obligeait les ouvriers à avoir aussi peu d’enfants que possible afin de raréfier la demande du travail (2). De plus, elle rendait illusoire l’oeuvre des Trade-Unions qui commençaient à s’organiser. Stuart Mill publia donc une rétractation qui surprit ses disciples. Pour porter le comble à leur consternation, nous mettons sous leurs yeux un dernier passage de son fameux livre qu’il était évidemment impossible de laisser figurer dans l’enseignement orthodoxe : S’il fallait choisir entre le communisme avec tous ses risques et l’état présent de la société où le produit du travail est distribué en ’ raison inverse de la peine prise, où la plus large part va à ceux qui n’ont rien fait, une part un peu moindre à ceux qui ont un peu plus fait, et ainsi de suite, sur une échelle descendante, jusqu’à ceux qui, pour le travail le plus épuisant, ne peuvent même pas avoir la certitude d’obtenir le nécessaire, s’il n’y avait vraiment pas d’autre alternative que ceci ou le communisme, alors toutes les difficultés du communisme ne pèseraient pas un atome dans la balance !
Stuart Mill va lui-même, préconiser des réformes auxquelles l’influence Saint- Simonienne n’est
certainement pas étrangère. Cette partie de son oeuvre mérite d’être signalée.
Le salariat, ne lui apparaissant plus que comme une formule transitoire, devra se transformer par l’association coopérative de production. L’impôt foncier devra faire disparaitre ce profit du sol que Ricardo décrivait sous le nom de rente foncière. Cette fameuse rente cesserait donc d’être un phénomène naturel...
Enfin, par l’impôt sur les successions, il veut restreindre l’héritage. Sur ce point, Stuart Mill apporte une suggestion originale le testateur pourra bien continuer à disposer de ses biens comme bon lui semble, mais c’est l’héritier qui ne pourra pas entrer en possession de sa part, si sa propre fortune est déjà suffisante. Cette limitation du droit de propriété parut aussi peu orthodoxe que possible et on décida de n’en plus parler.

(1) Si le lecteur nous reproche peut-être de ne donner de l’individualisme économique qu’un simple raccourci, c’est que nous baignons littéralement dans cette doctrine dont s’inspire la prétendue sagesse des nations : le travail, c’est la liberté ; pierre qui roule n’amasse pas mousse ; la concurrence est l’âme du commerce ; charité bien ordonnée commence par soi-même ; un tien vaut mieux que deux tu l’auras ; charbonnier est maître chez lui ; à chacun son dû ; les bons comptes font les bons amis ; comme on fait son lit on se couche ; petit à petit, l’oiseau fait son nid ; aide-toi, le ciel t’aidera : la fortune sourit aux audacieux, quitte à affirmer, au contraire, que la fortune vient en dormant, si les besoins de la Loterie Nationale l’exigent.
(2) C’est ce que certains disciples de Malthus soutiennent encore aujourd’hui. Et malheur à celui qui n’est pas de leur avis : il est vilipendé dans un galimatias où ni lui, ni personne n’entendent rien