Mauvaises nouvelles de l’Est


par  M.-L. DUBOIN
Publication : avril 1990
Mise en ligne : 24 mars 2009

A l’heure où "nous mettons sous presse", les résultats des élections en RDA ne sont pas encore connus. Que vont-elles donner ? Comme il est difficile de se faire une idée à travers les informations qui nous parviennent, tirons parti de la chance d’avoir là-bas un témoin en qui nous avons toute confiance. Nos lecteurs se souviennent des articles fort intéressants que nous a envoyés naguère notre ami Karl de Berlin Est où il habite. De passage à Paris en Juillet dernier, il nous disait l’urgente nécessité de voir s’instaurer la démocratie dans son pays. Les évènements récents nous avaient donc fait penser que, sur ce point au moins, il était satisfait. Mais, sachant combien il partage, et depuis longtemps, notre idéal d’un véritable socialisme, nous lui avons écrit récemment notre inquiétude de voir les marchands de l’Ouest se ruer sur les nouveaux libérés de son pays afin de leur "offrir" leur modèle de société. Sa réponse, hélas, est très claire "C’est la catastrophe totale. Cela a commencé, écrit-il, comme révolution démocratique mais celà a tourné trèsvite en triomphe du capitalisme". Exactement ce que nous craignions. Il ajoute :"Une vague de nationalisme déferle sur les deux Allemagnes qui seront bientôt unifiées en une grande Allemagne qui, en fin de compte, a gagné la guerre" .... "Un mot sur la psychologie des ouvriers. ..Cette révolution paisible d’Octobre 1989 a été faite par les intellectuels, des avocats, des prêtres protestants, des écrivains, des artistes, des journalistes, des jeunes. Pas un ouvrier n’a pris la parole... ". Et "quand on prononce ici le mot socialisme maintenant, on est traité de fasciste. "

Pour lui, le drame est venu du fait que Lénine n’avait jamais réfléchi à la façon dont une économie socialiste peut être organisée, il n’avait rien préparé au niveau économique : "Rien, absolument rien". Ce "dilettantisme incroyable" de la part de Lénine en matière économique, dit notre correspondant, l’ont obligé à annuler très vite les mesures "idiotes" qu’il avait prises au début de la révolution d’octobre. Et, après, la NEP (Nouvelle Economie Politique) n’était rien d’autre qu’une économie capitaliste, l’économie de marché. Mais une économie capitaliste pire que la nôtre parce qu’étatisée, centralisée, bureaucratisée et antidémocratique jusqu’à la dernière extrêmité. Il n’y avait encore aucune conception socialiste de l’économie lorsque suivit en 1928 le Plan Quinquénal de Staline. Karl ajoute : "Aujourd’hui nous savons que cette planification administrative centralisée n’est pas efficace. Et maintenant on attend de Gorbatchev qu’il invente un modèle d’économie socialiste en peu de temps !... II ne pourra pas." Karl est très pessimiste car il conclut : "nous n’aurons pas dans un avenir proche l’occasion d’essayer une expérience socialiste. Ca c’est perdu."

La catastrophe pour lui est cette absence de réflexion économique de la part des penseurs socialistes... Cette analyse de Karl à l’Est est bien celle que nous faisons à l’Ouest à l’égard de nos politiciens socialistes [1] qui se laissent mener (quand ils ne la précèdent pas) par l’idéologie "libérale" en matière économique...

C’est donc bien là que le bât blesse, partout, chez ceux qui se disent socialistes : pas d’alternative économique au capitalisme. Ce qui rend impossible la réalisation d’un idéal socialiste. Une absence totale d’imagination en matière économique. Aucune proposition. Aucune initiative. Pas le moindre projet en la matière. On se refuse à imaginer autre chose que ce libéralisme merveilleux qui crée, certes, l’abondance pour quelques uns, mais au prix d’un épouvantable gâchis, et qui compromet l’équilibre écologique de la planète tout en condamnant des millions d’enfants à souffrir de malnutrition.

Mais pourquoi cette surdité à nos propositions ? Pourquoi ce refus de comprendre quand nous suggérons une alternative qui offre à l’économie une autre finalité que le profit ? Le bon sens serait-il la chose au monde la moins répandue ?


[1Voir encore ci-dessous "Ce sont eux qui le disent"

Il semble que beaucoup de gens se ferment à nos propositions parce qu’ils y voient non seulement l’éloge de la paresse (bien que cette vue caricaturale ait de moins en moins d’adeptes) mais parce qu’ils tiennent la compétitivité, l’émulation (par l’argent) comme le seul moteur possible d’une activité efficace. Il faut, disent-ils, que l’initiative, que l’innovation soient récompensées.
Nous sommes tout à fait d’accord sur ce point. Puisque l’être humain, comme l’âne, a besoin de carottes pour avancer. Mais ce qu’à nos yeux il faut absolument éviter c’est que "l’argent aille à l’argent", selon l’expression classique. C’est de la démesure que nait le déséquilibre. C’est l’amoncellement du capital en quelques mains, fournissant un pouvoir quasi illimité sur toute l’économie, donc sur l’humanité entière, qu’il faut éviter.Pour nous, il est primordial de limiter le pouvoir de l’argent. Et c’est encore plus nécessaire à l’heure où les techniques fournissent d’énormes moyens de manipulation et de destruction.

Mais celà ne veut pas dire tuer dans l’oeuvre toute initiative, comme ce serait probablement le cas si, quoi qu’on fasse, on était tous condamnés à l’uniformité. Outre qu’il est possible d’imaginer une échelle raisonnable des salaires, à condition qu’il ne soit plus possible de spéculer en jouant au casino de la Bourse avec l’argent dont on n’a pas besoin, il est d’autres façons d’encourager les entreprises de toute nature qui sont économiquement et humainement souhaitables. Il faut pour celà (comme pour les échanges internationaux d’ailleurs) développer au maximum les contrats. Nous y reviendrons.