« Nos luttes construisent l’avenir »
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Publication : mai 2000
Mise en ligne : 4 mai 2009
Sous forme d’entretiens avec Gilles Luneau, journaliste et auteur de Les nouveaux paysans [1] José Bové et François Dufour ont publié récemment un livre [2] pour le moins dérangeant, dont le titre reprend le slogan Le Monde n’est pas une marchandise, lancé lors de manifestations contre l’OMC à la fin de 1999, et le sous-titre, Des paysans contre la malbouffe. Dans le papier ci-dessous, dont le titre est une citation de François Dufour, André Prime nous incite à le lire tous.
Inconnus du grand public, presque autant que la Confédération paysanne dont ils sont les leaders, François Dufour (FD), mais surtout José Bové (JB), ont été projetés sur le devant de la scène. Lorsque José Bové a été emprisonné à la suite du démontage symbolique (portes et fenêtres) d’un MacDo en construction à la sortie de Millau, le 12 août 1999. Démontage et non saccage comme les médias l’ont immédiatement annoncé. Ces mêmes médias, depuis Seattle, s’empressent de solliciter le passage de José Bové sur leurs antennes. Au cours du dernier à ce jour, le dimanche 9 avril, Ruth Elkrieff mettait aux prises Madelin, l’ultra libéral, et José Bové. Le premier n’y brilla guère, son seul argument étant “votre antiaméricanisme primaire”, alors que Bové était très à l’aise comme d’habitude.
La couverture du livre de Bové et Dufour reproduit la photo d’un Bové menotté, bras en l’air, arborant un sourire et une moustache triomphants. Bové n’accepta de sortir de prison que lorsque la caution (100.000 F. ) fut couverte par des dons provenant du monde entier, y compris d’Amérique [3]. Avec Seattle, la médiatisation de Bové, discourant en anglais, et de la Confédération paysanne furent au zénith.
Mais il ne faut pas s’y tromper : ce qui éclate maintenant au grand jour est le fruit d’une lutte longue, méthodique, fortement structurée et organisée. Si la Confédération paysanne pèse aujourd’hui 20,6 % dans les instances syndicales paysannes, et la FNSEA moins de 60 %, c’est que depuis plus de 30 ans, la lutte est engagée contre la sujétion de la FNSEA aux forces du productivisme : qui sont, en amont, banques (essentiellement le Crédit Agricole), fabricants d’aliments, de produits chimiques, de machines agricoles et en aval, industries agro-alimentaires, grandes surfaces, etc.
Les connaissances, les réflexions, le style des auteurs sont une précieuse source d’enrichissement. Peu de livres m’ont autant apporté. Donnons la parole à nos auteurs, bien que quelques citations ne soient qu’un pâle reflet de la richesse d’un livre que les lecteurs de la GR-ED doivent absolument se procurer :
La malbouffe : La première fois que j’ai employé le mot, c’était le 12 août, devant le MacDo de Millau… J’ai d’abord employé l’expression “bouffe de merde”… et je l’ai vite transformée en malbouffe parce que c’était plus poli. Le mot a fait tilt : peut-être parce qu’à travers la nourriture, au-delà de la vigilance sanitaire, on touche aussi le goût et la manière de se nourrir… Dans les MacDo, la viande servie est recomposée à partir des plus bas morceaux des vaches de réforme, tout ce qui ne peut pas être utilisé comme viande à rôtir » (JB). Conclusion : « Petit à petit… on bouffe, on ne se nourrit plus. »
Toute cette malbouffe est l’aboutissement d’un demi-siècle d’une marche forcée vers un productivisme de plus en plus aliénant : usage des hormones, des farines animales, des OGM ; mono-élevages industriels, concentrations, monocultures intensives, pollution des sols, du sous-sol, de l’air ; le tout sous l’œil tutélaire de la FNSEA (grands prêtres du productivisme) et globalement des pouvoirs publics, que ce soit au niveau de la France ou de l’Europe.
Les subventions à l’exportation : Les subventions aux exportations (financées par l’argent des contribuables européens) sont complètement perverses parce qu’elles aggravent les jeux de spéculation dans les échanges mondiaux et torpillent les tentatives des pays en voie de développement d’organiser leur autosuffisance alimentaire (JB).
L’irrigation agricole (surtout pour le maïs) mobilise dans certaines régions jusqu’à 80 % de la ressource en eau… Très largement subventionnés, les agriculteurs paient à peine 10 % du coût, pour l’essentiel supporté par la collectivité…
Le jeu des banques : Le Crédit Agricole est devenu aujourd’hui la première banque européenne, au troisième rang mondial du classement par fonds propres (145 milliards de FF ; il finance 80 % du monde agricole (FD). Cette banque est la clé de voûte du productivisme agricole.
En moins de quarante ans, soit à peine deux générations, le nombre de paysans a été divisé par cinq.
Les hormones : Monsanto, géant mondial de la pharmacie, que l’on retrouve sur les OGM et les pesticides, a investi des sommes considérables pour mettre au point une hormone de croissance permettant d’augmenter jusqu’à 20 à 25 % la production lactée d’une vache sans lui donner davantage de nourriture (JB). José Bové rappelle l’occupation en 1990 du siège Monsanto-Europe, à la Défense, pour alerter l’opinion. Il y a déjà dix ans ! Qui s’en souvient ? Il dénonce l’absurdité de la méthode : Alors que l’Europe encadre, par une politique de quotas, sa production laitière pour éviter une surproduction, à quoi servirait cette hormone, sinon à produire… plus de débouché pour la pharmacie ? (JB)
Évidemment, utiliser les hormones pour 5 à 10 % de poids de carcasses en plus, soit entre 500 et 1.000 FF. par bovin est bénéfique pour l’éleveur. J.Bové dénonce l’escroquerie, car la viande artificiellement gonflée aux hormones, c’est de l’eau vendue au prix de la viande.
Farines animales : à leur insu, les éleveurs anglais ont distribué à leurs vaches laitières jusqu’à 3 à 4 Kg par jour de farines animales dans les 10 à 15 Kg d’aliments concentrés, pour qu’elles produisent leurs 7.000 à 10.000 Kg de lait par an. En France, les éleveurs… ignoraient qu’ils donnaient du mouton et de la vache à manger à des ruminants. Et qu’on recyclait les bêtes malades. Et aujourd’hui, les sacs de farines ne précisent toujours pas leur composition exacte, ni leur provenance. Aucune traçabilité, alors que le scandale dure depuis bientôt quinze ans ! (JB).
Élevages industriels : Jusqu’en 1960, une loi limitait la taille des ateliers porcins à moins de 1.000 porcs. Aujourd’hui, il y a des élevages de plus de 2.000 truies, soit avec leurs porcelets, près de 20.000 porcs (FD). Les petits éleveurs, moins compétitifs ou endettés, ont disparu : Au début des années 70, les Côtes d’Armor abritaient 26.000 élevages porcins : il en reste moins de 3.000 aujourd’hui, pour trois fois plus de production… Les plus gros élevages ont montré “l’exemple” avec des agrandissements illégaux allant jusqu’au triple du volume autorisé. La fraude est un sport prisé que les banquiers n’ont jamais rechigné à financer et qui s’est épanoui grâce au laxisme des pouvoirs publics, voire leur complaisance (FD). Il dénonce aussi les élevages avicoles allant jusqu’à 30.000 volailles.
Le dernier quart du livre est si riche en renseignements et réflexions (aide à l’agriculture : 100 milliards de FF dont 80 % pour les “productivistes”, le trust de l’eau, l’AMI, le Terminator, et bien sûr Seattle, où la Confédération paysanne et les auteurs jouèrent un rôle majeur) qu’on ne peut que renouveler à nos lecteurs le conseil de se procurer “Le monde n’est pas une marchandise”.
Pour terminer, laissons la parole à J.Bové : « Permettez-moi une comparaison, relative, avec la Révolution : les États Généraux de 1789 se sont faits, village par village, sans harmonie de l’un à l’autre ; c’est seulement la masse des documents issus de ce processus, leur somme, qui a tout fait basculer. Je crois qu’il faut garder cet esprit de quête diffuse et ensuite chercher la cohérence dans les revendications qui sortent. Le blocage de l’hôtel Sheraton [4] de Seattle a été la prise de la Bastille ; même si cela risque d’être trop long, il nous faut aller vers la Constituante.… Un contre-pouvoir citoyen est né à Seattle… De toute façon, dans la bagarre, si on n’a pas l’espoir de gagner, si on ne croit pas que l’être humain peut gagner, ça ne vaut même pas la peine de commencer à se battre. »
Ce n’est pas le cas de nos auteurs, que l’on a revus à Davos et qui préparent une antenne de coordination installée à Genève, où se trouve le siège de l’OMC.
Qui sont José Bové et François Dufour ?
José Bové est né en 1953 à Talence (Gironde). Fils de chercheurs de l’INRA, il passa avec eux aux États-Unis plusieurs années de sa prime jeunesse : d’où son parfait anglais. En 1968, à 15 ans, il se bagarre déjà : il est antimilitariste. De là sa mobilisation contre le camp militaire de Larzac (comité Larzac) où il rencontre Bernard Lambert, auteur en 1970 des “Paysans dans la lutte des classes”. Bové s’engage dans la lutte paysanne. Il s’installera en 1976 sur le Larzac comme éleveur de moutons (son slogan est alors : « Des moutons, pas de canons ! » et producteur de Roquefort à Montredon, où il vit toujours… quand il n’est pas ailleurs entrain de mener des combats (il est représentant de la Coordination paysanne européenne).
François Dufour, même âge que Bové, a repris la ferme de ses parents dans la Manche, près de Saint James. Contrairement à Bové, le révolté à 15 ans, F. Dufour suit d’abord le mouvement productiviste. Mais il comprend rapidement que la voie est sans issue pour les petits paysans, déjà à l’époque pressés par les forces du productivisme (voir ci-contre). En 1974, avec d’autres paysans de la Manche, il prend la route du Larzac, où il rencontre les ouvriers de chez Lip. Son regard sur le monde, sur les gens, change. En 1978, il quitte la FNSEA et monte avec ses amis un “Comité de Solidarité des petits et moyens paysans”. Il décide de “produire autrement”.
En 1981, après la victoire de la gauche, F. Dufour rejoint la CNSTP fondée par Bernard Lambert qui prône une “agriculture paysanne”. Elu délégué de la manche au Comité National, c’est alors qu’il fait la connaissance de José Bové, lui-même élu de son département. C’est le début de “vingt ans de connivence”.
En 1987, à Bondy, 500 délégués venus de 70 départements, tous défenseurs d’une agriculture paysanne, fondent la “Confédération paysanne”.
En 1995, F.Dufour devient porte-parole national de la Confédération paysanne. Il est, comme tel, désigné à la vice-présidence d’Attac. Ainsi, deux luttes, ayant le même but, lutter contre les méfaits du néolibéralisme mondial, peuvent être menées de front.
A.P.
[1] éd.Le Rocher, 1997.
[2] éd.Syros, la Découverte. 2000.
[3] Des consommateurs et des paysans américains envoyèrent 30.000 Frs.
[4] hôtel où se tenait la réunion de l’OMC.