Tiers Mondisme et spéculation
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Publication : août 1989
Mise en ligne : 11 mai 2009
Alerte ! après des années de soi-disant surproduction alimentaire, voici la soi-disant pénurie. Les bataillons serrés des spécialistes de la prévision montent à l’assaut de l’opinion pour la convaincre que la famine nous guette, avec, en renfort, la caution invoquée de la "communauté scientifique".
La malédiction
Les mythes millénaires resurgissent à propos aux approches de l’an 2000. Aux années de vaches grasses, ne peuvent que succéder des années de vaches maigres. Dans le tréfonds de l’esprit des êtres humains ordinaires, il faut bien qu’il en soit ainsi puisque cela a toujours été.
"Ce qui fut, cela sera ; ce qui s’est fait se refera et il n’y a rien de nouveau sous le soleil". (L’Ecclésiaste 1,9).
L’Histoire étant un éternel recommencement, il ne peut y avoir de paix sur terre, de même qu’il ne peut y avoir de mutation dans la production et les échanges. Donc, il faut continuer à préparer les guerres futures, même au temps où l’arme nucléaire est capable de faire disparaitre toute vie sur terre. Alors, lorsque le progrès scientifique et technique apporte l’abondance potentielle qui menace le profit et le système économique actuel, il faut bien que la pénurie revienne puisqu’il en a toujours été ainsi. Le régime capitaliste, s’il n’a pas été éternel dans le passé... l’est devenu et c’est bien ainsi.
Tel est le raisonnement inconscient du citoyen moyen et de l’économiste à la mode, jusqu’au plus distingué...
La conjoncture
La mousson tardive aux Indes, les inondations au Bengladesh, l’invasion des criquets en Afrique, la désorganisation de l’agriculture en URSS et la sécheresse en Chine, aux Etats-Unis et au Canada se sont conjugués, c’est vrai, pour donner de mauvaises récoltes depuis l’an dernier. Les stocks de céréales ont donc chuté de 110 millions de tonnes et la production de l’année 1988 de 57 Mt. Lester Brown du Worldwatch Institute relève que la production mondiale de céréales avait augmenté, entre 1950 et 1984, de 624 Mt à 1645 Mt. Soit un accroissement de la production par habitant de 40%, qui s’est transformé en diminution de 14% depuis 1984. Il faut ajouter que la population du globe s’accroit en même temps au rythme annuel de 86 millions de personnes ce qui pose problème, mais la démographie est une autre question, trop vaste pour être abordée ici.
Cette situation inquiète évidemment les agronomes et les statisticiens. Une commission mondiale sur l’environnement et le développement a été chargée de l’étudier par l’Assemblée générale des Nations Unies depuis 1983. Présidée par Mme Gro Harlem Brundeland, Premier Ministre travailliste de Norvège et M. Mansour Khalid, du Soudan, elle a publié son rapport en avril 1987 (1). Les éléments principaux dont nous faisons état dans cette chronique ont été repris notamment par "Le Monde" dans un article d’Eric Fottorino (2) et par René Dumont, dans une étude du "Monde diplomatique" (3). L’ancien candidat écologiste à la Présidence de la République a donné une série de conférences en France (4) et a écrit un livre (5) dans lequel il commente ses idées sur ce sujet.
La FAO (6) et le Groupe de Vézelay (7) ont également repris ces informations. Ce dernier groupe a lancé un appel "Pour des Etats-Généraux de la planète" qui seraient chargés de rechercher les solutions "les plus efficaces pour sauver les équilibres vitaux" du globe et "... les formes de développement susceptibles d’assurer à tous les hommes et aux générations à venir les conditions d’une existence digne et harmonieuse et l’établissement de relations équitables entre les pays les plus industrialisés et les autres...".
Les conjectures
Les principaux accusés de ces méfaits sont les fameux CFC (Chloro-fluoro-carbones) qui seraient à l’origine de la destruction partielle de la couche d’ozone au-dessus des pôles, principalement. Or, cette couche nous protège des rayons ultra-violets solaires qui seraient, sans cela, capables de détruire toute vie sur terre. D’un article très documenté de Patrick Aimedieu (8) sur la chimie des grands froids, il résulte que ces produits chlorés ne seraient pas les seuls en cause ; les éruptions volcaniques le seraient également. D’autre part, le refroidissement de la stratosphère resterait sans interprétation claire. Cette question n’est pas sans intérêt si l’on sait que la stabilité des CFC les rendra dangereux pour encore plusieurs décennies, malgré les accords intergouvernementaux partiels intervenus récemment (9).
L’augmentation de la teneur en dioxyde de carbone (C02) ainsi que le méthane (CH4) de l’atmosphère serait également à l’origine de "l’effet de serre" qui, piégeant les rayons solaires, provoquerait un réchauffement global du climat. Ce phénomène serait dû au déboisement de plus en plus généralisé, y compris par les pluies acides, et à l’utilisation intensive des combustibles fossiles (charbon, lignite, dérivés du pétrole). Remarquons à ce propos que les centrales nucléaires civiles sont moins polluantes pour l’environnement puisqu’elles économisent cette dernière forme de production énergétique. Sur les six années les plus chaudes (en moyenne mondiale), quatre se situent entre 1980 et 1987. C’est cette raison qui expliquerait la sécheresse dans certaines régions de la terre et la diminution du débit des grands fleuves. Quant à l’élévation moyenne de la température, elle pourrait provoquer la fonte partielle des calottes glaciaires polaires et menacer les régions de terres basses,comme par exemple, la Hollande...
Les essais thermonucléaires qui mettent en jeu des températures et des pressions autrement inconnues sur terre, sont tabous et leurs effets sur le climat sont inconnus.
Malgré les incertitudes et le doute scientifique que nous avons soulignés, les mesures supranationales prises ou envisagées sont évidemment fondées. La défiance ne doit pas, dans ce cas, engendrer l’indécision et la prévention s’impose.
Le bilan
Sous l’avalanche des statistiques pessimistes, il convient néanmoins de réagir. Même si l’espoir est faible, l’instinct de survie de l’espèce nous pousse à tenir compte de chiffres plus prometteurs. Si nous devons survivre, il faudra bien en rechercher les moyens.
Et d’abord, les stocks mondiaux, même décroissants, n’ont pas disparu. D’après la FAO, il faudrait que la production céréalière augmente de 220 Mt en 1989, soit de 12%, pour que les réserves soient reconstituées. Lorsque l’on considère les fortes variations, en baisse, de 1988 par rapport à 1987, il n’est pas exclu que cela se produise. Si ce n’est pas le cas en 1989, ce peut très bien l’être les années suivantes. La conjoncture se retournerait une fois de plus. C’est si possible, d’après d’autres experts, que les représentants des Etats-Unis, du Canada et de la CEE se bataillaient encore en début d’année sur les mesures à prendre afin de faire diminuer les aides que les gouvernements accordent à leurs agriculteurs pour le soutien des prix. Pour en donner une idée, il s’agissait de 27 et 23 milliards de dollars respectivement aux EtatsUnis et dans la CEE en 1987 (9).
D’autre part, personne ne s’est opposé au plan de mise en jachère européen (11). Ajoutons que les plafonds fixés aux productions de céréales et d’oléagineux restent toujours en vigueur, ce qui fait dire au commentateur du bilan cité ci-dessus que l’occasion d’assainir le marché céréalier a été ratée et qu’elle "ne se représentera pas de si tôt"’.
Comme nous le voyons, selon les spécialistes auxquels l’on se réfère, les vues changent radicalement pénurie pour les uns, abondance pour les autres. Nous avons l’habitude : depuis les fausses alarmes du rapport du Club de Rome sur les "limites de la croissance" (12) jusqu’au "planté" magistral de tous les économistes (!!) sans exception qui avaient prévu de très mauvaises années 1988 et 1989 à la suite du krach financier du 19 octobre 1987, alors qu’elles ont été excellentes. Tous (les mêmes) le reconnaissent maintenant (13).
La spéculation
Contrairement à la réponse peu aimable que René Dumont a faite à notre courte intervention au cours de l’une de ses réunions (4), nous savons bien compter. Et pourtant, nous ne faisions qu’introduire quelques nuances dans son raisonnement. Le célèbre écologiste s’est éloigné de l’économie distributive, c’est entièrement son droit. Il commence à se différencier du mondialisme alors qu’il s’en déclarait encore récemment très chaud partisan dans l’étude citée ci-dessus (3). Nous connaissons aussi fort bien les risques d’un mondialisme autoritaire (14). Même s’il abandonnait aussi les thèses mondialistes, nous ne saurions pas et ne songerions pas à l’en empêcher. Mais René Dumont estime manifestement que son soutien au tiers-monde est antinomique de nos thèses. Or il n’en est rien.
Il sait fort bien, car l’agronomie n’a pas de secrets pour lui, que les progrès scientifiques en cette matière ont été foudroyants depuis les années 70 ; révolution verte (blé et maïs hybrides), mécanisation agricole, amélioration des engrais et des semences, etc... et qu’ils sont très prometteurs pour l’avenir : biologie et génétique agricoles, cultures sans sol, etc... Faisons confiance aux scientifiques pour nous sortir, une fois de plus, de nos difficultés à condition que nous leur en donnions les moyens. Méfions-nous plutôt des philosophes et des moralistes qui ont montré leur incapacité à intégrer les connaissances techniques dans leur raisonnement. Rassurons les tiers mondistes et les écologistes. Nous, distributistes, n’avons aucunement l’intention de surexploiter la planète et d’ignorer son équilibre écologiste.
Le capitalisme est instable par nature. Il se complait dans les extrêmes et les spéculateurs ne gagnent jamais plus qu’avec les hausses ou les baisses qui résultent d’engouements plus ou moins sciemment organisés. C’est aussi un régime à courte vue : le long terme et la sérénité lui sont étrangers. La pénurie, ou même sa seule perspective, rétablit le profit dont il ne peut se passer. Les controverses dont nous avons parlé sont, il faut le savoir, au centre de luttes d’intérêts énormes. Les propagandes les plus insidieuses et les plus puissantes n’en sont point exclues.
Quant à nous, face aux modes éphémères de la pensée philosophique ou économique, nous garderons, la lucidité et nous agirons par tous les moyens en notre pouvoir pour que la foule des êtres de bonne volonté nous rejoigne enfin. Nous savons où sont nos adversaires et où sont nos amis.
(1) "Our common future" Oxford University
Press 1987 traduit en français sous le titre "Notre avenir
à tous" Editions du Fleuve et les Publications du Québec,
Montréal 1988
(2) Voir "Le Monde" du 4 avril 1989
(3) Voir "Le Monde diplomatique" d’octobre 1988 et aussi l’article
d’André Prime dans la GR n° 879
(4) Nous avons assisté à l’une de ces réunions
le 25 avril 1989 à Toulouse, à l’Université des
Sciences Sociales, devant plus de 500 étudiants (5) "Un
monde intolérable, le libéralisme en question", avec
la collaboration de Charlotte Paquet. Editions du Seuil, Octobre 1988.
(6) Organisation des Etats-Unis pour l’agriculture et l’alimentation
(7) Sous l’impulsion de Mme et M. Beaud et de Pierre Calame. Adresse
: rue Bonnette 89450 Vézelay (8) dans la revue mensuelle Clartés,
Avril 1989
(9) Protocole de Montréal du 16 septembre 1987, accord de Bruxelles
du 2 mars 1989 et appel de la Haye du 11 mars 1989 - Voir la GR n°
878
(10) Bilan économique "Le Monde" du 27 décembre
1988
(11) Ne rappelons qu’un chiffre : 15 millions d’hectares dans la CEE
d’ici l’an 2000, soit une production gelée possible de 50 Mt
de blé au moins.
(12) "Halte à la croissance ?’ Editions Fayard 1973
(13) Cela ne les empêche pas de continuer à officier et
de se moquer de nous, pauvres farfelus...
(14) Voir notamment "L’économie à l’institut d’Etudes
Mondialistes" GR n° 871