Alerte à l’érosion intellectuelle
par
Publication : août 1989
Mise en ligne : 11 mai 2009
Le jeudi 6 avril dernier, la Télévision Suisse Romande a donné dans son émission "Temps présent" un reportage intitulé "France : six millions d’analphabètes", et ce à partir de 20 heures, c’est-à-dire à un moment de grande écoute.
A l’Est de l’hexagone, dans la zone limitrophe où
la télévison helvétique peut être captée,
l’indignation fut à son comble parmi les politiciens des cafés
du commerce. De quels droits ces rustauds suisses se sont-ils permis
de nous montrer ainsi du doigt et de gausser de nous ? Qu’ils se mêlent
de leurs propres affaires et soient heureux de servir de têtes
de turcs à nos amuseurs de bas étage, lorsqu’ils n’ont
plus d’histoires belges à raconter. C’était l’indignation
quasi générale parmi nos pseudo-intellectuels.
Du côté officiel, chez nos attachés et observateurs
de la presse et de l’audio-visuel, l’indifférence quasi générale
a certes contrebalancé ces sautes d’humeur et de mauvais voisinage.
Mais si l’on va au fond des choses, on constate que cet événement
a de quoi faire réfléchir, notamment lorsque l’on apprend
que :
a) l’émission suisse en question était la reprise d’un
reportage effectué en collaboration par "Canal +" et
"Flash TV" ;
b) l’enregistrement avait déjà été diffusé
en France, à savoir par "Canal +", le 17 février
dernier, à 21 h. 55 ;
c) des pourparlers seraient en cours en vue du rachat de l’émission
par l’une des grandes chaines nationales françaises.
Ceux qui ont vu cette émission sont tous d’accord
pour affirmer qu’elle est de très bonne qualité et fait
honneur à ses réalisateurs. Elle montre notamment combien
ces six millions de nos concitoyens souffrent de leur marginalisation,
de ce handicap que constitue le fait de ne pas savoir lire, de leur
dépendance par rapport à leur entourage et de la fragilité
de leur situation.
Mais cette privation totale de l’instrument le plus élémentaire
de la communication, de l’accession à la culture et au développement
de l’intelligence, n’est que la partie émergente d’un iceberg
que certains responsables ne ’voient même déjà plus,
plongés qu’ils sont dans les brumes de leur propre autosuffisance.
Le grand danger pour notre avenir culturel et intellectuel provient de l’érosion et de la désertification progressives qui se manifestent déjà dans les couches montantes de la population active, où il n’est pas rare de rencontrer des diplômés qui prétendent accéder à des positions de cadres supérieurs alors qu’ils ignorent les règles élémentaires de l’orthographe et de la syntaxe et sont incapables de rédiger un compterendu cohérent. Les spécialistes en recrutement et sélection de cadres en savent quelque chose.
Quant à la communication orale, il suffit d’écouter certains speakers de la radio et de la télévision pour comprendre combien il est nécessaire de les éduquer. Dans ce domaine notamment, la situation est d’autant plus scandaleuse que des diplômés des cours de diction et phonétique restent, eux, sans emploi.
Tout ceci nous amène à affirmer qu’il
est indispensable que les responsables à tous les niveaux doivent
faire en sorte que l’émission "Six millions d’analphabètes"
passe sur l’une de nos principales chaines de télévision
à une heure de grande écoute après avoir été
annoncée à grand renfort de publicité.
Par ailleurs, il faut prévoir concrètement pour la rentrée
de septembre prochain une campagne de sensibilisation dans les écoles
et d’information sur les dangers de l’illettrisme, non seulement dans
ses formes absolues et totales, mais aussi sous ses aspects sournois
et rampants de la pseudo-instruction et de la semi-culture.