La dérive de l’économie soviétique
par
Publication : novembre 1987
Mise en ligne : 10 juillet 2009
A en juger par le gigantisme de ses réalisations,
par ses performances en matière industrielle, sociale et culturelle,
par le haut niveau de la formation et de la recherche, l’économie
soviétique semblait en bonne posture pour aller de l’avant. Les
publications vantaient la sécurité du revenu, l’accroissement
constant des pouvoirs d’achat dans la stabilité des prix obtenue
au moyen d’une habile mise en place des fonds sociaux de consommation,
fonds prélevés sur la collecte des profits.
Et puis, soudain, le ton change. Bureaucratie, laisser-aller, manque
de conscience paralysent le progrès technologique. Paresse, ivrognerie,
stagnation des taux de croissance, médiocre qualité des
biens courants, insuffisance de la production destinée aux foyers,
fonctionnaires corrompus, il faut redresser la barre. Et voilà
qu’on privatise le profit au niveau de l’artisanat, du petit commerce,
des coopératives et des services, que l’on délègue
aux banques, un pouvoir de décision en matière d’octroi
du crédit. Désormais, la rentabilité prend le pas
sur l’utilité. Pour les gérants des entreprises, responsabilisés,
l’efficacité financière devient le maître-mot, associé
à la compétitivité. L’autonomie rendue aux entreprises,
l’Etat privé de l’essentiel de ses recettes doit réduire
sa tutelle, borner son rôle à celui d’un contrôleur.
A l’Etat oppresseur vont ainsi se substituer une nuée de "négriers"
âpres au gain, soucieux de profits, libres de fixer leurs prix,
sanctionnés par la faillite et ce qui s’ensuit, exploitant à
leur tour leurs personnels et les consommateurs. Sans doute subsiste-t-il
un important secteur socialisé où le plan fait la loi,
un secteur où, cependant, les multinationales se manifestent
dans d’étranges opérations de coproduction, leurs intérêts
étroitement mêlés à ceux de l’Etat soviétique,
autorisées désormais à reporter non plus seulement
leur part de production, mais aussi leurs profits.
A l’ancien système qui permettait d’approvisionner à bas
prix l’ensemble de la population, succède la dure loi du marché,
celle de l’offre et de la demande. Devenue fléau, l’abondance
sera combattue comme elle doit l’être dans l’aire du capitalisme
occidental, producteurs et marchands s’enrichissant à la mesure
du rationnement imposé par les prix à la multitude.
En se privatisant, le profit accuse son rôle pernicieux : création
et aggravation d’injustes inégalités, ségrégation
sociale et lutte des classes, moindre intérêt pour les
projets à caractères social ou culturel dénués
de rentabilité. La concurrence s’installe avec ses gaspillages
de moyens, de ressources et d’emplois. Elle s’accompagne d’un climat
d’insécurité, de migrations de la main-d’oeuvre, de ruptures
avec le milieu, de tous les ingrédients de cette struggle for
life qui mobilise une part si importante d’efforts soustraits à
la production pour courir après l’argent. Mots-clés, compétitivité,
efficacité financière, initiative individuelle, figurent
pareillement au tableau d’honneur de la "restructuration",
présentée comme nécessaire à la modernisation.
S’il est vrai que la modernisation implique un accroissement des échanges
internationaux, la pratique du troc n’at-elle pas, à ce jour,
procuré aux Soviétiques les technologies de pointe, les
équipements les plus performants, notamment en matière
de robotique, d’informatique ?
Il semble que ce reniement de l’efficacité du socialisme soviétique,
que ce démantèlement de ses idéaux soient en réalité
la conséquence de l’implantation des multinationales dans les
pays de l’Est. N’étant parvenus ni à faire aboutir leurs
projets de reconquête, ni à décapiter l’idéologie
marxiste léniniste, nos "Trilatéraux" (1) ont
choisi d’en corrompre le contenu doctrinal, d’introduire le ver dans
le fruit, comptant n’en faire qu’une bouchée grâce à
une science consommée des manipulations du marché, à
leur maîtrise des mouvements monétaires. Et voici le Premier
soviétique souscrivant aux exigences des multinationales, confessant
ses erreurs, annonçant urbi et orbi cette restructuration économique
destinée avant tout à transformer le capitalisme d’Etat
en un social capitalisme mi-privé, mimixte, assez proche du capitalisme
occidental, mieux apte, en adoptant ses règles, à développer
les activités lucratives des entreprises étrangères
implantées en territoire soviétique.
Il fallait, en effet, mettre un terme au dumping des pays socialistes
sur les marchés extérieurs, rétablir la vérité
des prix, convenir de nouvelles normes de cohabitation. Voila qui est
fait. Les autorités soviétiques se répandent en
discours-fleuve, expliquant qu’il s’agit non pas d’un recul du socialisme,
mais d’un bond en avant. Ils sèment les germes d’une interminable
querelle. En décentralisant la gestion du profit, en la confiant
à une multitude de gestionnaires, non seulement l’Etat s’ampute
d’un instrument indispensable à sa politique, mais, exposés
au risque de l’échec financier, les gestionnaires sont enclins
à se comporter à l’égar de leurs personnels, en
patrons de droit divin.
Licenciements, envol des prix, insécurité, est-ce pour
en arriver là, au démantèlement des acquis de leur
socialisme, que les Soviétiques auront subi, durant trois quarts
de siècle, de pareilles privations, le joug d’une dictature acceptée
dans la perspective de lendemains qui chantent ? La population, victime
de cet envol des prix, va payer cher ce retour partiel au capitalisme
des artisans et des boutiquiers.
L’économie soviétique a fait un faux pas, s’engageant
sur la mauvaise voie. Conscients de la nécessité d’accélérer
la machine à produire et à distribuer, les responsables
ont choisi le pire des moyens. Comment, après avoir tant et tant
disserté sur l’amoralité du profit, dénoncé
le capitalisme comme le mal absolu des sociétés, ont-ils
pu abjurer leur foi, se laisser pareillement abuser ?
Il leur a manqué d’être informés d’un modèle
de société à monnaie de consommation (2). En l’adoptant,
ils faisaient franchir au développement, à la croissance
des services et des biens, un bond bien supérieur à celui
attendu de tout autre formule, éliminer les gaspillages inhérents
à l’économie de marché et de concurrence, effacer
les obstacles dressés par le profit à l’essor des initiatives,
aux vraies libertés.
Faux pas d’autant plus regrettable, qu’ayant déjà socialisé
production et distribution, barêmé tous les revenus, assuré
ses échanges avec l’extérieur, l’Union soviétique
avait accompli les trois quarts du chemin qui l’eût amenée,
sans coup férir, au rang de leader d’une formule socialiste libérée
de ses tares, offerte en exemple aux autres nations.
(1) Les membres de la Commission trilatérale,
état-major politique des multinationales et de leurs banques.
(2) Cf » Projet de société pour demain » (META
n° spécial décembre 1982).
« Demain l’An 2000 » (réédition de »
L’An 2000 » publié chez Pion 1965).
Aujourd’hui, une révolution monétaire. Demain une révolution
économique » (La Grande Relève, n° 838, octobre
1985).