Les effets pervers du progrès technique
par
Publication : décembre 1987
Mise en ligne : 10 juillet 2009
Nous sommes en 1986 et un constat s’impose : le flot
montant des chômeurs continue à s’enfler, en dépit
des efforts louables entrepris par un "traitement social",
pour le juguler. Les "nouveaux pauvres" se pressent encore,
cet hiver, en bataillons serrés, à la porte des soupes
populaires, que l’on croyait à jamais reléguées
au passé en économie d’abondance. Mais, tandis que des
millions de sous-consommateurs français crient misère
et en sont réduits à la mendicité publique, les
eurocrates qui siègent à Bruxelles ne savent plus à
quel saint se vouer pour endiguer une surproduction endémique.
Les silos à blé sont pleins à craquer et on ne
sait plus comment absorber les surplus de lait, si ce n’est imposer
des quotas aux agriculteurs qui reçoivent des subsides pour produire
moins et dont le revenu baisse. Les dépôts regorgent de
biens alimentaires invendus qui iront alimenter les décharges
publiques.
C’est tout le mérite de Jacques Duboin d’avoir, à travers
la crise des années trente, analysé et dénoncé
ce paradoxe et proposé des solutions qui à l’époque,
ont soulevé un grand enthousiasme populaire mais ont trouvé
leurs limites sur le terrain parce qu’elles étaient tout simplement
prophétiques.
Aujourd’hui, l’alternative se pose dans les mêmes termes mais,
cette fois-ci de manière beaucoup plus aigüe. Nous sommes
confrontés à une crise non pas conjoncturelle, comme nous
l’avons connue à plusieurs reprises dans le passé - cf
par exemple les chocs pétroliers - mais à un véritable
défi structurel : la révolution technologique - ou révolutionique
- qui a pour effet d’accélérer la grande relève
des hommes par la science. Il y a certes des emplois qui se créent,
mais ils exigent des niveaux de formation générale et
de qualification professionnelle de plus en plus élevés.
En contrepartie, tous ceux qui ont servi depuis des générations
dans des industries de main-d’oeuvre et n’ont à louer que la
force de leurs bras, se trouvent exclus de la société
nouvelle. Ils constituent une imposant armée de parias. La société
duale trouve ainsi son plein accomplissement : d’un côté,
des privilégiés de l’emploi, dont l’univers se rétrécit
au furet à mesure que se développe la surenchère
sur les compétences et les salaires. De l’autre, une plage de
plus en plus large de nouveaux prolétaires qui vivotent de la
charité publique ; entre les deux, un marais de plus en plus incertain
de gagne-petits qui grignotent comme ils peuvent les miettes du festin
: bénéficiaires de TUC, de stages en alternance, d’emplois
intérimaires ou à temps partiels, travailleurs "au
noir", etc... La révolution industrielle du début
de ce siècle avait entraîné un colossal transfert
de main-d’oeuvre du secteur rural vers les activités industrielles
concentrées dans les villes. La révolutionique en cours
supprime des emplois industriels, mais les transferts ne se font plus.
Le tertiaire lui-même, espoir des années 60, se ferme.
En même temps, la clientèle privilégiée des
organisations syndicales : salariés des usines et des bureaux,
s’effiloche. Pour la première fois dans l’histoire du monde ouvrier,
l’effectif global des salariés est en baisse depuis 1983. On
peut s’efforcer de dénoncer le mouvement, voire de le freiner :
ce combat d’arrière-garde est perdu d’avance ! Il nous reste
une seule certitude : il est clair que l’effectif des producteurs, au
sens marxiste du terme, va décroissant, alors que s’amplifie
la cohorte des consommateurs insatisfaits ou malsatisfaits !
Par le biais des allocations de chômage ou de solidarité,
des indemnités de Sécurité Sociale, des préretraites
anticipées, on est amené aujourd’hui à distribuer
une masse de plus en plus considérable de revenus qui ne sont
plus liés directement à une activité professionnelle.
Ces derniers sont saupoudrés au petit bonheur la chance, en fonction
des nécessités du moment ou des groupes de pression existants.
Ce faisant, on ne fait que multiplier les inégalités flagrantes,
dans l’espace et dans le temps. Inégalités devant le chômage,
les impôts, les retraites, la solidarité, la formation.
Le résultat en est un effroyable gâchis de ressources et
d’énergies humaines, générateur d’une révolution
chaude qui nous pend au nez comme un sifflet de deux sous !
Les démarches de charité publique organisées par
l’Etat, les communes, les organisations caritatives, voire telle vedette
de la chanson ou du spectacle en quête de publicité, ne
peuvent suffire à tout. Cela me fait penser à un arrosoir
qui fuit : au lieu de colmater les trous, voire de s’enquérir
d’un récipient neuf, on remet de plus en plus d’eau ; mais le
réservoir des prestations sociales finit par s’épuiser.
Bientôt, chacun de nous sera acculé à payer l’impôt
sécheresse de la protection sociale. Les caisses de l’UNEDIC,
de la Sécurité Sociale, de nos retraites, doivent être
remplies à coups de subventions publiques ou de cotisations nouvelles.
On ne peut poursuivre indéfiniment dans cette voie.
Aussi bien l’avenir de la protection sociale est complètement
escamoté voire éludé lors des débats politiques,
qu’ils soient de droite ou de gauche. Il est clair qu’aucun responsable
politique ne veut prendre l’engagement formel devant ses futurs électeurs,
de remettre en cause la politique actuelle des revenus. Et pourtant,
des décisions s’imposent et elles deviennent urgentes Depuis
des siècles, l’humanité n’a survécu qu’en économie
de pénurie. Tout ce qui est rare étant cher, la monnaie-or
a été longtemps la référé naturelle
des échanges. A l’issue de la seconde guerre mondiale, le dollar
a détrôné, dans cette fonction, les métaux
précieux. Mais la crise du système monétaire international
marque aujourd’hui les limites de ce système. La véritable
richesse, ce sont les biens et services mis à la disposition
des citoyensconsommateurs.
La révolutionique en multipliant à l’infini les virtualités
de productivité, nous fait entrer de plein fouet dans la société
d’abondance qui, faute d’une meilleure maîtrise d’une économie
de besoins, engendre un énorme gaspillage. Le remède ?
Il consiste à injecter dans le circuit monétaire une monnaie
de consommation non thésaurisable, c’est-à-dire qu’elle
ne servirait qu’à acquérir des biens ou services de grande
consommation, largement disponibles sur le marché. L’outil privilégié
en serait la "carte à puce", produit le plus achevé
de la monétique. En s’arrogeant la maîtrise de cet outil
de distribution, l’Etat dit socialiste, timonier d’un secteur bancaire
nationalisé, pourrait récupérer en quelques semaines
le bénéfice de plusieurs années d’errances et d’hésitations
!
Chaque consommateur bénéficierait ainsi d’un revenu social
garanti, sorte de minimum vital couvrant ses besoins fondamentaux. Ce
pouvoir d’achat supplémentaire ne se substituerait pas pour autant
aux prestations sociales existantes auxquelles les organisations syndicales
demeurent très attachées, parce qu’elles ont été
arrachées au prix de luttes acharnées et de dures négociations
qui sont liées tout simplement à l’histoire du monde ouvrier.
Il doit apporter un "plus", un complément progressif
aux revenus déjà existants et qui laisserait toute liberté
de choix aux consommateurs. Il constituerait ainsi l’amorce d’un droit
à la subsistance pour tous, de la naissance à la mort.
La contrepartie du revenu social garanti serait bien évidemment
l’exigence de service social, tant au niveau des personnes que des collectivités.
Il n’est certes pas question d’instaurer une nouvelle variante de travail
obligatoire. Mais, sur la base du revenu social garanti, et sur cette
base seulement, les notions telles que le partage du travail, l’aménagement
des horaires, l’extension des travaux d’utilité publique ou sociale,
d’aide aux personnes âgées, la multiplication des filières
de formation à long terme, de perfectionnement professionnel
ou personnel, prennent tout leur sens et peuvent être développés
dans l’intérêt de tous. Chacun doit pouvoir trouver dans
la région et dans la société où il vit la
place qui lui revient en fonction de ses talents et de l’évolution
de ses connaissances.
Dans ce cadre, les trois objectifs de formation, de recherche et d’investissement
naguère préconisés par le Premier Ministre, Laurent
Fabius, peuvent atteindre leur pleine efficacité. En réalité,
c’est non seulement le travail en luimême qui est revalorisé
; il l’est aussi à travers toutes les virtualités de rattrapage
scolaire, de formation et de perfectionnement des personnes, de toutes
les personnes, dans une économie de besoins, au sein d’une société
que’ nous voulons aussi harmonisée que possible.