La dette
par
Publication : janvier 1988
Mise en ligne : 16 juillet 2009
COMBIEN ?
Dans le système qui, vaille que vaille, nous régit actuellement,
la dette internationale constitue une masse énorme de capitaux,
évaluée à plus de mille milliards de dollars, valeur
supérieure au Produit Intérieur Brut annuel de la France.
Cette masse pèse sur les échanges, elle gêne les
banques, les bourses des valeurs, les gouvernements, et menace l’existence
même du capitalisme. Il n’entre pas dans nos intentions de traiter
l’ensemble de la question qui a déjà fait l’objet-le-nombreux
articles et études dans la presse spécialisée dont
ceux-cités en notes, et auxquels nous renvoyons les lecteurs.
Bornons-nous à quelques observations critiques en rapport avec
nos thèses.
Tout d’abord l’estimation qui fait d’ailleurs l’objet de controverses,
ne comprend que les créances sur les pays en développement,
mais y compris les nations en cours d’industrialisation d’Amérique
du Sud. La dette extérieure des EtatsUnis, pourtant de l’ordre
de 370 milliards de dollars, n’y figure pas ! Il est vrai qu’elle pourrait
être soldée assez rapidement si les Américains déployaient
pour ce faire le centième des efforts qu’ils demandent aux autres.
Seuls sont donc comptabilisés les prêts qui sont considérés
comme présentant des risques de nonremboursement au terme convenu.
Curieuse méthode, on en conviendra, qui est révélatrice
du souci principal des comptablesbanquiers et qui explique les difficultés
de chiffrage. Comme il s’agit de multiples contrats, à court,
moyen ou long terme et qui font intervenir des prêteurs et des
emprunteurs très divers, il n’est pas étonnant que les
montants cités par les différentes sources varient (1).
Mais, comme la discussion ne porte que sur 75 à 80 milliards
de dollars, nous en resterons à l’évaluation ci-dessus
qui nous suffit pour la suite de notre raisonnement.
POURQUOI ?
Bien entendu, tout le monde le sait : parce que les grandes banques
ont intérêt à prêter ! C’est même leur
métier et leur source principale de revenu. Lorsqu’il s’agit
de pays producteurs de pétrole et, dans une conjoncture de hausse
de son prix, à partir de 1973, pourquoi hésiter ? C’est
ainsi que, croyant que cette tendance serait perpétuelle l’on
en vient à des extrémités dangereuses : "...Les
créances des grandes banques américaines sur les pays
d’Amérique latine dépassent actuellement leur capital..."
(2). Malgré les efforts obtenus des citoyens de ces pays, y compris
les plus pauvres (pourtant déjà au seuil de la misère
dans le Nordeste brésilien notamment), ils ne parviennent pas
toujours à payer les intérêts de leurs emprunts.
Dans de nombreuses contrées, le service de la dette coûte
plus que les sommes consacrées aux importations. Lors de son
récent voyage en Argentine, François Mitterrand a fait
part de son inquiétude ; le 8 octobre 1987, à Cordoba,
il a expliqué que le carcan de la dette, écrasant, malgré
le travail et l’investissement dans le pays, peut provoquer une crise
économique, donc une crise sociale, dangereuse pour la démocratie.
Le Brésil, le Mexique, la Corée du Sud, l’Indonésie
sont dans la même situation.
ALORS ?
Une solution consisterait évidemment pour ces pays à décréter
purement et simplement la cessation de paiement. C’est le cas de la
Bolivie depuis 1985 ; et le Pérou a réduit sérieusement
ses remboursements. En février 1987, le Brésil avait décidé
unilatéralement d’arrêter le service de la dette à
long et moyen termes, puis, ensuite, à court terme. De même
pour l’Equateur et Cuba. Tandis que le Zaïre ne remboursait qu’à
hauteur de 10 % de ses exportations (3). Dans le passé plusieurs
nations débitrices sud-américaines s’étaient déjà
trouvées en état de cessation de paiement à la
suite de la "crise" de 1929. Sous le titre "Latin America :
why not default ?" la "Monthly Review", de New-York,
a publié un article d’Arthur Mac Evan à ce sujet dans
son numéro de septembre 1986 (4). Le Professeur d’Economie à
l’Université de Boston examine pourquoi cette mesure ne se répand
pas plus largement. Il cite Anatole Kaletsky (5), selon lequel les tribunaux
américains ou britanniques n’offriraient que des recours très
limités contre un Etat ou une société nationalisée
en rupture de paiement. De même, l’arrêt de tout nouveau
prêt ne serait pas une solution puisque, justement, il en est
déjà ainsi. Enfin, une action militaire paraît peu
vraisemblable pour un tel motif, bien que certains "faucons"
l’aient envisagée.
Les chefs d’Etat de huit pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil,
Colombie, Mexique, Panama, Pérou, Uruguay, Venezuela) se sont
réunis à Acapulco (Mexique), les 27 et 28 novembre 1987.
Ils ont adopté un accord ne comportant pas de "décisions
opérationnelles" concernant la dette. Convenant seulement
de se réunir, de nouveau, une fois l’an, afin de tenter de définir
une doctrine latinoaméricaine. En fait, ils ont décidé
de ne pas prendre de décision réelle...
Si les pays concernés n’adoptent pas tous la cessation de paiement,
c’est que malgré, et aussi, à cause, de leur dénuement,
les populations pauvres de ces contrées ne sont pas capables
de mettre en cause le régime économique. Comme de telles
mesures "...sur une grande échelle risqueraient de provoquer
un effondrement du système financier international entraînant
de graves dommages, à la fois au niveau mondial et au sein des
pays défaillants... (4)" les dirigeants qui entretiennent
avec ceux des nations industrialisées de meilleurs rapports qu’en
1930, et qui en sont, en fait, solidaires financièrement, résistent
le plus longtemps possible, au détriment de la population de
leur propre pays. Et nous laisserons, sur ce point, la conclusion à
M. Mac Evan : "Le problème tient à ce qu’il n’existe
pas concrètement d’intérêt national dans une société
de classes. Les intérêts de la classe dominante déterminent
en grande partie les actions menées par un gouvernement sur une
question spécifique. S’agissant du problème des moyens
de rechange pour résoudre la crise de l’endettement, il semblerait
que les programmes orthodoxes mis en oeuvre en Amérique du Sud
servent en fait les intérêts des groupes dominants..."
(4).
NEANMOINS
Le plan Baker (6), soutenu par la Banque mondiale et le Fonds Monétaire
International, qui a été offert au Mexique et à
14 autres pays (lesquels recevront 40 milliards de dollars en 3 ans),
lie cette aide supplémentaire à des incitations à
la croissance et, surtout, à des prix libres et moins d’entreprises
contrôlées par l’Etat avec garantie d’emploi pour le personnel
qu’elles occupent (7). Ce qui met bien en évidence que la dette
est utilisée comme un moyen de pression politique.
Par contre, loin d’exercer de telles pressions, la France et l’Italie
continuent à financer les exportations vers la Libye qui coûtent
pourtant très cher notamment à la COFACE (8). De même,
malgré la décision irakienne de ne payer ses importations
qu’au bout de deux ans (alors que ce pays doit déjà plus
de 30 milliards de francs aux firmes et banques françaises) celles-ci
poursuivent leurs livraisons. Quant au commerce des armes, il se porte
fort bien et entre, pour une bonne part, dans les soldes débiteurs
dont nous parlons. Un sommet d’hypocrisie est atteint par les médias
et les auditeurs et lecteurs qui les soutiennent de leur clientèle.
Parmi ceux qui dénoncent les ventes à l’Irak et l’Iran,
combien accepteraient de devenir chômeurs faute de ces exportations
? Les instituts de sondages, pourtant fort prolixes, se pencheront-ils
un jour sur cette question ? Quoiqu’il en soit, je ne vois, sinon, que
deux façons d’en sortir : ou vendre des armes et des munitions
au Lichtenstein et au Costa-Rica ou passer à l’organisation de
la paix et à l’économie que nous préconisons ici.
POURTANT
Signalons d’étranges pratiques tout-à-fait symptômatiques
des agissements des capitalistes actuels. Vu de manière vertueuse,
il s’agit de transformer les créances douteuses en investissements
productifs (9). Au départ, s’établit un marché
parallèle de rachat des dettes. Une opération multilatérale
s’instaure alors entre une banque créancière, américaine
par exemple, sur un pays comme le Mexique, par exemple, une banque française
intermédiaire, et un industriel également français,
au hasard, Alsthom. La créance étant à 100, elle
vaut 48 sur le marché parallèle. La banque française
la rachète à 47, en devises, à son homologue, heureuse
de s’en défausser. Alsthom la reprend à’ 48, également
en devises, à la banque, qui prélève 1 % au passage.
Comme l’industriel désire installer une usine au Mexique, la
Banque Centrale de ce pays est tenue de racheter cette créance
à sa valeur nominale de 100, en pesos mexicains : Alsthom s’offre
donc son implantation à la moitié de sa valeur ! Tout
le monde est content, sauf les Etats et leurs contribuables, qui supportent
la différence, mais cela n’a aucune importance. Et d’ailleurs,
ils l’ignorent ! Il est entendu que cette affaire est purement imaginaire...
Rien ne s’opposerait évidemment à ce que le racheteur
de la créance soit un riche mexicain ayant fait, autrefois, des
placements sur le marché américain et disposant de devises.
Il aurait fait, lui aussi, un achat de 100 dollars pour le prix de 48.
C’est ainsi que s’effectue, au détriment de l’Etat mexicain,
le rapatriement des fonds placés à l’étranger par
des citoyens qui n’avaient pas confiance dans le peso...
PAR CONTRE
Des solutions plus raisonnables consisteraient en l’adoption
- du G.I.F. (Global Infrastructure Fund), sorte de plan Marshall en
faveur du Tiers-Monde, proposé le 30 avril 1987 par Ronald Reagan
et Nakasone,
- et, ou du projet français prévoyant l’abandon de certaines
créances, qui s’apparente à la demande de moratoire des
24 pays les plus pauvres de l’O.N.U. Soutenu par la Suisse, ce projet
prouverait que les systèmes financiers peuvent supporter le nonrecouvrement
de quelques dettes.
Mais, outre que ces propositions sont partielles, elles sont injustes
pour ceux qui remboursent, elles sont immorales, si l’on peut dire en
cette matière, lorsqu’elles s’appliquent aux capitaux en fuite
des contrées peu développées et, surtout, elles
sont contraires aux règles de la haute banque, ce qui est rédhibitoire
(3). Retenons, quand même, que la production mondiale est capable
de satisfaire les besoins correspondants si l’on tient compte des capacités
non employées et des destructions volontaires de produits. L’inquiétude
des milieux boursiers et financiers est donc assez artificielle. Elle
résulte des réglementations et des mentalités archaïques
façonnées par des siècles de fonctionnement d’un
régime économique tout-à-fait inadapté à
l’état des techniques actuelles. Dans ces circonstances le poids
de la dette n’en est pas moins dangereux. Surtout, et c’est là
qu’il faut insister, il bloque le système en empêchant
les grandes banques de continuer à se livrer, avec ces Etats,
au jeu très lucratif des prêts massifs.
EN OUTRE
Si l’on recherche l’origine des fonds étrangers placés
sur les grands marchés financiers et dans les pays connus pour
être des refuges fiscaux, l’on s’aperçoit en effet qu’ils
proviennent, en partie, des nations endettées. D’après
des recherches de l’Université de Washington, 48 milliards de
dollars ont été expatriés d’Argentine, du Brésil,
du Mexique et du Vénézuela entre 1982 et 1985. Rien que
pour le Mexique, 17 milliards de dollars, à comparer avec sa
dette totale de 98 milliards, seraient entre des mains mexicaines. Selon
une étude du Fonds Monétaire et de la Banque mondiale,
l’hémorragie s’éleverait à 15 ou 30 % de la dette
des pays en développement. "Au lieu de quémander
un nouveau crédit, un rééchelonnement, un don,
ou d’imaginer des combinaisons compliquées pour continuer à
commercer, dit un cadre bancaire parisien, les pays qui se croient insolvables
devraient commencer par conserver chez eux les capitaux qu’on leur envoie,"
(3). Ce cadre ignore évidemment la réflexion de M. Mac
Evan que nous avons citée précédemment, il ne fait
pas la différence entre les riches intérêts financiers
et les pauvres budgets soutenus par les citoyens moyens.
Ce n’est pas sans raisons qu’on a pu soutenir que l’aide aux pays sous-développés
se résume en cette formule : "Ce sont les pauvres des pays
riches qui donnent aux riches des pays pauvres".
DONC
Tant que la démocratie économique, qui ne peut résulter
que d’une économie du type distributif, ne sera instaurée
dans aucun Etat, il est vain de parler d’intérêt national.
Demandons-nous, alors, puisqu’il n’y a pas d’intérêt économique
collectif à défendre, ce que signifient les sommes énormes
consacrées aux armées nationales, européennes ou
atlantiques ? Y a-t-il aussi une vraie politique étrangère
possible ? Nationale, c’est contestable ; européenne, tout démontre
le contraire ; atlantique, ce serait franchement détestable.
Peut-être faut-il combattre pour une culture commune ? Alors,
pourquoi accepter de brader à des collectionneurs japonais des
toiles qui font incontestablement partie du patrimoine culturel de la
France ? De plus, les armements chimiques, bactériologiques et
nucléaires ne sont-ils pas, au contraire, une menace effroyable
pour la culture ?
En réalité l’intérêt général
des humains, c’est la paix. C’est sur cette base solide qu’il faut construire
les institutions mondiales d’arbitrage seules capables de l’assurer.
(1) "Mesurer la dette extérieure des pays
en développement : présentation des différentes
sources d’information". Rachel Weaving Finances et Développement,
mars 1987.
(2) "La lutte d’influence autour de la dette". Paul Fabra,
Le Monde, 8 septembre 1987.
(3) "La gestion de l’endettement : des solutions provisoires"
Michel Herblay, l’Expansion. 15 mai 1987.
(4) Voir la traduction dans "Problèmes Economiques"
du 8 janvier 1987.
(5) "The Costs of Default", 20th Century Fund, New-York, 1985.
(6) Secrétaire d’Etat au Trésor des EtatsUnis.
(7) "Endettement international : pas de solution en vue" D.W.
Heumann, Eurépargne, mars-avril 1987.
(8) Compagnie Française pour le Commerce Extérieur, chargée
de compenser les "risques de change" en faveur des entreprises.
financée par les cotisations prélevées sur les
contrats à l’exportation et. en cas d’insuffisance, par le Trésor
Public...
(9) "Une étrange alchimie" Françoise Crouigneau.
le Monde, 29 septembre 1987.