Les institutions et l’économie distributive


par  F. CHATEL
Mise en ligne : 31 août 2009

Ce début de vingt et unième siècle est marqué par un accroissement de messages d’alerte quant à l’impact dévastateur que l’humanité imprime sur son environnement. Miser sur une croissance perpétuelle, donc infinie, au sein d’un monde fini (limites définies, ressources limitées) est une absurdité : puiser chaque jour davantage dans un panier sans veiller à sa capacité de régénération, c’est inexorablement le vider. La mondialisation d’un système économique qui stimule la production de biens matériels, qui prône, comme valeurs suprêmes, le profit individuel et l’enrichissement financier, produit un gâchis énergétique et une dilapidation sans précédent des ressources naturelles désastreux pour la planète. Elle déstabilise aussi l’équilibre mental de ses habitants : en encourageant la compétition et l’individualisme elle entraîne la violence sous toutes ses formes, elle favorise le consumérisme de compensation et même la prise de substituts pour fuir le mal-être.

Et sa responsabilité est d’autant plus criminelle que les moyens d’éviter cette misère sont disponibles.

Excédé par une si monstrueuse bêtise, il y a de quoi désespérer de l’humanité, cette espèce animale qui se conduit comme un parasite sur une planète magnifique.

Une lueur d’optimisme subsiste pourtant. Car, telle une bouffée d’air pur, simple et tellement évidente, une solution existe. Qu’attend donc l’humanité pour cesser de dédaigner l’économie distributive qui lui offre cet oxygène dont elle a le besoin si urgent ? Et qui a tous les atouts pour répondre au souhait universellement exprimé d’une solution alternative aux systèmes économiques qui, du communisme étatique à la domination universelle du capitalisme, ont prouvé leurs effets catastrophiques, tant sur l’environnement que sur la vie humaine.

Un vrai changement

Il faut admettre que les conditions d’un réel changement passent par une remise en question des institutions néfastes dont ces systèmes défaillants s’accompagnent.

Personne ne veut d’une bureaucratie d’État, d’un pouvoir économique centralisé, de la dictature d’un parti qui supprime les libertés individuelles.

Et si le libéralisme a séduit en inondant les populations de joujoux en tout genre, force est de constater que sa promesse d’un bonheur général, toujours remise à plus tard, n’était qu’un leurre, ses crises successives, qui affectent à la fois la gestion de la société et ses rapports avec le monde extérieur, sont de plus en plus graves : ce système, instable par essence, ne peut que dériver davantage ; il cherche à se débarrasser de toute intervention économique de l’État (sauf s’il a besoin de la solidarité pour sortir le pouvoir financier d’une crise qu’il a provoquée), mais il essaie en même temps d’imposer un pouvoir politique favorable à la caste capitaliste. C’est ainsi que règnent, dans les nations occidentales, des oligarchies chargées de maintenir l’ordre établi, de promouvoir la consommation et les technosciences garantes de la croissance productiviste au profit des possédants.

La démocratie en question

Pour construire une société plus solidaire et moins injuste, c’est une tout autre démarche économico-politique qui est nécessaire. Se libérer de l’emprise de l’État ne doit pas consister, comme aujourd’hui, à brader les services publics, mais plutôt à supprimer tout centralisme du pouvoir, toute oligarchie, tout accaparement de la police, de l’armée, de la justice et de l’information, et à instaurer une démocratie plus participative, plus directe, appliquée au sein de circonscriptions ayant des dimensions humaines. Il est grand temps que le peuple se réapproprie la maîtrise de son présent et de son avenir, et pour cela il faut mettre un terme à toute délégation en ce qui concerne les grandes orientations et les choix économiques déterminants. Un régime parlementaire, tel qu’il fonctionne dans le système actuel, n’est pas une véritable démocratie : le rôle politique de chacun y est pratiquement nul. Alors que l’égalité de traitement, l’augmentation du temps libéré de l’emploi et une formation civique suffisante permettraient à chacun de tenir son rôle de citoyen, plutôt que le déléguer à des professionnels aux motivations … diverses.

Le philosophe Ivan Illich, dans sa critique acerbe des institutions politico-économiques en vigueur, s’exprimait ainsi : « Nous avons quasiment perdu le pouvoir de rêver un monde où la parole soit prise et partagée, où personne ne puisse limiter la créativité d’autrui, où chacun puisse changer la vie. »

L’organisation économique que nous proposons

La création de la monnaie, le financement des projets, la production et la distribution, sont des domaines trop importants pour les laisser aux mains d’entreprises privées sur lesquelles le peuple ne peut exercer aucun contrôle.

En ce qui concerne la production, la coopération économique fondée sur la propriété collective des moyens de production et la gestion associative de ces moyens, permettraient à la fois de tenir compte des besoins, des capacités de l’environnement et des risques à éviter …

Dans une économie distributive supprimant le salariat, toute entreprise, tout organisme, toute profession devient un service rendu par chacun à la collectivité. L’offre s’adapte à la demande en sauvegardant à l’individu son autonomie et sa liberté d’entreprendre.

Ceci est-il compatible avec la théorie du “laisser-faire, laisser-passer” chère au libéralisme issu de Gournay, Smith et Quesnay ? Comment “laisser faire”, c’est-à-dire tenir compte du respect de la liberté individuelle en matière de choix et de prise de responsabilité au sein d’une économie distributive ? — L.Von Mises, dans l’Action humaine, répondait en ces termes : « Permettez à chaque individu de choisir comment il veut coopérer dans la division sociale du travail ; permettez aux consommateurs de déterminer ce que les entrepreneurs doivent produire. »

L’abolition du salariat permet en effet une totale liberté du choix d’une profession. Son exercice dépend ensuite d’entretiens avec une commission chargée d’en établir les modalités et de mettre les moyens nécessaires à disposition. Dans la description par Ivan Illich de la société conviviale : « À la menace d’une apocalypse technocratique, j’oppose la vision d’une société conviviale. La société conviviale reposera sur des contrats sociaux qui garantissent à chacun l’accès le plus large et le plus libre aux outils de la communauté, à la seule condition de ne pas léser l’égale liberté d’accès d’autrui » n’est-ce pas le contrat civique de l’économie distributive qui est décrit ?

Le jeu de la recherche de gratification, de reconnaissance et même de concurrence aboutit alors à l’auto-régulation des activités de production afin d’adapter l’offre à la demande, satisfaire les besoins démocratiquement définis. Le mécanisme d’ajustement qui s’établit conduit à l’équilibre. Dans une société qui a évolué au delà du matérialisme et du consumérisme destructeurs, la reconnaissance et les gratifications ne se rapportent plus à l’Avoir, elles ne se concrétisent plus par l’attribution de valeurs monnayables ou conférant du “Pouvoir”, mais dans les satisfactions de l’Être, telles que la renommée, l’attribution de fonctions socialement importantes, etc. Si la concurrence participe à cette auto-régulation de la production, elle se révèle aussi source d’émulation, tant individuelle que collective, le profit recherché n’étant plus financier, mais orienté vers la notoriété, la réussite, qui sont manifestations de l’Être.

L’évolution nécessaire demande donc une gestion collective et démocratique de l’Avoir, en même temps que l’assurance de la liberté d’Être. Ce changement radical de considération entre l’Avoir et l’Être résulte de la séparation entre revenu et activité, entre moyen d’accès aux biens de consommation et participation à leur production. La garantie d’un revenu égal permet de désacraliser l’Avoir, de lui ôter toute capacité d’établir et de souligner des hiérarchies sociales.

Dans les conditions nouvelles propres à notre époque (demande énergétique, impact écologique, modifications climatiques, …) le “laisser passer” inconditionnel, effréné, du productivisme capitaliste, systématiquement orienté vers la croissance, doit faire place à l’exigence de réflexion approfondie avant toute entreprise. Et certaines mesures s’imposent : retour à une production agricole et industrielle au plus près des zones de consommation, recours au principe de précaution, gestion des ressources naturelles.

Ce changement radical des institutions s’avère donc nécessaire pour sauvegarder un environnement en péril, se débarrasser de ce fanatisme de production, se désintoxiquer du consumérisme et réaliser un authentique progrès qui redonne à l’homme ses lettres de noblesse dans des domaines relatifs à l’Être comme, par exemples, l’art, la rencontre, la création, la politique, la culture, l’association….

Dans cette gestion raisonnée et démocratique qu’est l’économie distributive, l’État, ou la nation, se résume à être un organisme de gestion, intermédiaire entre celles de la région et du reste du monde. Son rôle consiste donc à recenser les problèmes de niveau national et soumettre les questions soulevées aux citoyens pour qu’ils débattent et en décident, à appliquer ces décisions, à assurer le fonctionnement des services publics nationaux (énergies, transports, industrie lourde, éducation, santé, recherche …), à organiser les commissions d’évaluation et de contrôle et les consultations politiques au niveau national, et à représenter la nation aux débats concernant les décisions relatives à l’ensemble de la planète. Système d’organisation capable de réaliser la désacralisation de l’Avoir et l’avènement des préoccupations propres à l’Être, l’économie distributive permet de s’adapter aux réalités du monde moderne, de réconcilier la politique avec la démocratie directe, de créer les conditions favorables à l’engagement de tous afin d’assurer la production choisie dans l’intérêt général. Bref, d’utiliser au mieux les ressources et de partager équitablement les richesses sans discrimination.