Quels changements ?


par  G. EVRARD
Publication : décembre 2009
Mise en ligne : 1er janvier 2010

… et Guy Evrard intervient dans des débats organisés sur les changements pour inciter à sortir d’un cadre de réflexion qui empêche d’aller au fond des choses :

J’ai participé en novembre à un atelier public organisé au CNRS, à Paris, par deux personnalités de l’enseignement et de la recherche, Amy Dahan, du Centre Alexandre Koyré [*], et Edwin Zaccaï, de l’Université libre de Bruxelles, sur le thème “Changements climatiques, changements de modes de vie ?” J’avais été attiré par la note de présentation (voir ci-dessous [**]) qui me semblait traduire la capacité d’aborder concrètement et dans toute leur complexité les nombreuses facettes des causes et des conséquences de la crise écologique et peut-être même la philosophie de nos sociétés. Une approche qui n’est pas étrangère à l’analyse que la GR s’efforce d’éclairer.

Cependant, l’évocation du “développement durable” comme “l’idéologie du XXIe siècle”, outre qu’elle reprend l’expression contradictoire (l’oxymore) mais admise par la communauté francophone, laisse planer aussi le parti pris d’une distanciation, certes propre à la démarche scientifique, mais dont on peut toujours craindre qu’elle marque une certaine hésitation à emprunter des voies non consensuelles sur un sujet éminemment politique, comme le texte le relève par ailleurs. Alors, quelles remarques en définitive ?

Nous n’entrerons pas ici dans le détail des exposés, au demeurant tous intéressants parce que les résultats de recherches scientifiques constituent toujours des données utiles à la réflexion.

La première session posait ces questions : Quels changements directs dans les comportements sociaux et de consommation sont espérés, enregistrés, prévisibles ? Comment expliquer ces évolutions ? L’opinion et lesdits comportements sont analysés sur des individus considérés en tant que consommateurs et non comme citoyens. Il est donc admis implicitement que le modèle économique libéral est la référence unique, acceptée par tous et où les décisions d’achat ne s’inscrivent que dans une logique de consommation constamment renouvelée, ne reposant que sur des arbitrages entre les informations promotionnelles des marques et éventuellement les contraintes liées à l’organisation de la société. Il n’est pas envisagé que ce sont les citoyens qui décident de satisfaire seulement des besoins réels, réfléchis à partir d’une analyse rationnelle, guidée davantage par des connaissances et des références culturelles ou idéologiques que par la publicité. Ces mêmes citoyens pouvant par ailleurs tenter de peser politiquement sur les orientations de la société. Il m’est donc apparu indispensable d’opposer et de défendre la conscience et l’action du citoyen responsable face au simple consumérisme, qui est finalement un procédé de lissage commode dans une telle analyse.

La seconde session interrogeait : Comment les injonctions de changements en liaison avec les changements climatiques interfèrent-elles avec d’autres valeurs sociales et politiques fondamentales ? Y a-t-il des synergies (le respect des contraintes écologiques favorise des valeurs de bien-être), des divergences (il suscite le renforcement d’inégalités sociales), incompatibilité (un gouvernement autoritaire est seul à même d’imposer de telles contraintes) ? Suscitant davantage la réflexion philosophique, l’absence de dernière minute de Patrick Viveret fut sans doute regrettable. J’ai clairement perçu dans l’analyse des intervenants la difficulté d’imaginer un équilibre possible entre l’exercice des libertés individuelles et la nécessité de défendre l’intérêt général via un État et des structures démocratiques. Comme si l’expérience désastreuse des pays communistes renvoyait définitivement au totalitarisme toute idée de privilégier l’intérêt général. J’ai donc fustigé cette crainte du débat démocratique et tenté de solliciter l’engagement philosophique : « Dominique Bourg (autre philosophe, non présent dans l’atelier) nous dit que l’économie de marché vise à satisfaire des besoins relatifs, par nature infinis (au sens de Keynes), sans se préoccuper des besoins absolus des hommes. Les philosophes peuvent-ils nous aider dans ce nécessaire débat pour les distinguer ? » La réponse m’a renvoyé à la primauté du choix individuel, c’est-à-dire, dans le contexte libéral que nous connaissons, à la liberté du renard dans le poulailler.

La troisième session se proposait de débattre de la diffusion des savoirs : En quoi la diffusion des savoirs scientifiques et médiatiques influence-t-elle les changements ? Comment analyser ses modalités, ses effets ? Cette fois, la mise en scène politique des critiques de la société qui va devoir gérer la crise globale devrait être au cœur du débat, mais c’est finalement pour constater que le traitement des données par les médias professionnels, aussi bien que la circulation des informations et des analyses sur Internet, n’ont qu’un impact lent sur la prise de conscience et privilégient l’émotion plutôt que l’analyse rationnelle. L’apparente contradiction entre l’adhésion à l’idée de réformes sur les choix énergétiques et le refus de la taxe carbone est donnée en exemple. Au mieux, lorsque l’analyse est plus élaborée et plus percutante sur Internet, elle est attribuée à une minorité agissante et non à la prise de conscience générale. Hervé Kempf, journaliste scientifique, notamment au Monde, et engagé par ailleurs à dénoncer le système capitaliste comme responsable de la crise, intervient dans le rôle du discutant. Il a beau jeu de rappeler que les médias sont, pour la plupart, inféodés au système capitaliste libéral, et se demande en fait quelle est réellement la question posée par les chercheurs. J’ai saisi alors l’occasion pour conclure ma propre perception du débat : « À éluder depuis ce matin l’analyse politique sur les causes et les moyens de combattre le réchauffement climatique, vous passez à côté de la question. À refuser le débat, y compris au plan philosophique, entre liberté individuelle et intérêt collectif, vous passez encore à côté de la question ». Peut-être que pour un chercheur en sciences sociales, la distanciation que j’évoquais plus haut est-elle un obstacle difficile à surmonter avec les outils dont il dispose aujourd’hui. Engagement a cependant été pris, avec le sourire, d’aborder l’aspect politique dans un atelier ultérieur…

La dernière session fut plus illustrative, en proposant quelques éléments de réponse aux questions : En quoi des changements “organisés” se sont-ils produits dans différents secteurs primordiaux tels que les entreprises, les villes, la mobilité ? Quels bilans peut-on faire par rapport aux enjeux des changements climatiques ? Quelles perspectives, quels facteurs déterminants ? Elle aurait pu susciter également un débat intéressant sur l’avenir des politiques territoriales, notamment en relation avec les réformes en gestation en France.

Mais l’heure avait sonné et la fatigue commençait à se faire sentir.


[*Centre de recherche sur l’histoire des sciences et des techniques. Hébergé dans l’enceinte du Muséum national d’histoire naturelle, il associe des chercheurs et enseignants de cet organisme, du CNRS et de l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales ainsi que la Cité des sciences et de l’industrie.

[**« La question climatique est désormais bien inscrite parmi les préoccupations politiques. Pourtant, les réponses à ce défi oscillent entre des plans très différents, dont la cohérence et les interactions demeurent peu articulées : engagements de réduction des émissions demandés aux États dans le cadre des négociations internationales, politiques publiques à l’échelle nationale, investissements structurels (transports, urbanisme…), écologie industrielle pour les entreprises, “écogestes” quotidiens demandés aux consommateurs et aux ménages, etc.

Le développement durable, devenu l’idéologie du XXIe siècle, est censé fournir spontanément la cohésion d’ensemble, sans que soient précisément réinterrogés les systèmes de valeurs, la primauté accordée à la croissance, le productivisme des sociétés, la confiance dans les progrès techniques ou encore l’importance de la consommation. Au-delà, les changements qui selon les scientifiques sont nécessaires pour une durabilité du climat, apparaissent d’une ampleur telle que les chemins de transition sont encore largement à construire.

En particulier, la question climatique repose[…] la question des modes de vie. Dans les conférences climatiques et la négociation internationale, la dimension environnementale du changement climatique est partiellement occultée par la prédominance des mesures de performances énergétiques, tandis que les questions d’équité sont posées exclusivement dans le cadre Nord-Sud et la question des modes de vie n’est que frileusement abordée. Par ailleurs, un certain nombre d’acteurs estiment que c’est le capitalisme, voire la modernité, qui sont en cause.

On peut en outre se demander dans quelle mesure les obstacles aux politiques efficaces de lutte contre le risque climatique tiennent-ils au degré d’information des décideurs et des politiques, et/ou à la conscience de l’opinion publique ? Quelles sont les responsabilités respectives des scientifiques, des experts, des journalistes ?

Notre atelier entend mettre en commun ces réflexions menées trop souvent séparément. Il interrogera les changements à l’œuvre dans différentes sphères, leurs relations, leur bilan et leurs perspectives […] ».