Pour une insurrection des consciences

Lectures
par  B. CASSIN, C. LAVAL, R. GORI
Mise en ligne : 31 mars 2010

Sous le titre L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Christian Laval, Roland Gori, Barbara Cassin ont publié fin 2009 aux éditions Mille et une nuits, un appel à réflexion commune, qu’ils ont décrit sur internet (infos13@appeldesappels.org).

Nous ne rapportons pas ici l’intégralité de leur présentation, mais ce qui nous en paraît l’essentiel, pour encourager nos lecteurs à y participer :

Le malaise en France est bien là, profond, palpable. Misère sociale, crise financière et économique, détresse morale, impasse politique. Le gouvernement navigue entre cynisme et opportunisme… Lorsque le peuple résiste à consentir, on le réquisitionne, on l’opprime, on le licencie, on le “casse”, bref le Pouvoir renoue avec les principes premiers de la tyrannie : populisme pour tous et décision d’un seul.

Au nom de “l’efficacité” mesurable érigée en loi suprême, les réformes visent à enserrer les populations dans des dispositifs de contrôle qui les accompagnent du berceau à la tombe. Psychologisation, médicalisation et pédagogisation de l’existence se conjuguent pour fabriquer une “ressource humaine” performante. La sévère discipline d’une concurrence de tous contre tous impose à chacun de faire la preuve à tout instant de sa conformité aux standards de l’employabilité, de la productivité et de la flexibilité. L’idéologie d’une civilisation du profit s’insinue jusque dans les subjectivités incitées à se vivre comme homo economicus, comme un “capital humain” en constante accumulation. Cette normalisation suppose que tous les métiers qui ont souci de l’humain soient subordonnés aux valeurs de rentabilité et fassent la preuve comptable de leur compatibilité avec le langage du marché. Convertis en entreprises de coaching, de recyclage psychique, de gestion de l’intime, des services d’accompagnement personnel proposent de nouvelles tutelles sociales et culturelles pour mieux mettre les hommes en conformité avec les exigences impitoyables du marché. Cette transformation du service public en contrôle suppose que tous ceux qui concevaient encore leur métier comme une relation, un espace et un temps réservés à des valeurs et à des principes étrangers au pouvoir politique et à l’impératif de profit doivent être eux-mêmes convertis par toute la série de réformes qui s’abat sur la justice, l’hôpital, l’école, la culture, la recherche, le travail social. Contrôler les contrôleurs des populations, normaliser les normalisateurs des subjectivités, c’est la condition indispensable du bouclage des sociétés. Lorsque cela ne suffit pas, c’est à la santé que l’on recourt pour alarmer les populations sans leur donner véritablement les moyens de la préserver, c’est ainsi qu’à propos de la pandémie récente des professeurs de médecine parlaient du « management par la panique ».

Comme la quête illimitée de la performance ne cesse de produire ses anormaux, ses exclus et ses inefficaces, elle engendre un appareil répressif qui proliféreà la mesure de la peur sociale et des paniques qu’elle provoque. L’auto-alimentation de la peur et de la répression paraît sans limites. Elle produit l’espoir, terriblement dangereux pour les libertés, d’une société parfaitement sécurisée, dans laquelle la dangerosité de tout individu serait repérée et éliminée de la naissance jusqu’à la mort. L’homme indéfiniment traçable par la surveillance permanente, à la fois génétique, neuronale et numérique n’est plus une figure de science-fiction, c’est un programme scientifique et politique en plein développement. Selon la “science” dont font état tous les tyrans pour justifier leur pouvoir sans avoir à le soumettre au débat politique, c’est la Nature, ou c‘est le Marché qui veut ça, on ne peut pas faire autrement. Dans cette neuro-économie la Nature et le Marché c’est du pareil au même. Reste à apporter cette “Bonne Nouvelle” aux populations, alors les “corps intermédiaires” sont réquisitionnés, entre deux “pandémies”, entre deux “spectacles” au cours desquels on vend à Coca-Cola « un peu de temps de cerveau disponible » !

Magistrats, enseignants, universitaires, médecins, journalistes, écrivains, travailleurs sociaux, acteurs culturels, tous doivent plier devant de nouveaux préfets qui, au nom de “risques” divers et variés, normalisent et évaluent leurs pratiques professionnelles selon des critères idéologiques de contrôle social des populations et de mise en conformité des individus. Préfets de santé, les directeurs des Agences Régionales de Santé contrôlent non seulement les établissements hospitaliers et les réseaux sanitaires, mais aussi tout le secteur social. Inspecteurs d’université, les experts des Agences d’Évaluation visitent les laboratoires pour vérifier qu’en matière de production scientifique ils obéissent bien à la politique de marque des publications anglo-saxonnes. Ces préfets du savoir vérifient que les producteurs des connaissances courbent suffisamment l’échine sous leur nouvelle civilisation et, prônant la guerre de tous contre tous, ils chantent les louanges d’une performance d’autant plus proclamée qu’elle s’avère réellement inefficace. Pour les magistrats et les éducateurs, on supprime les relais intermédiaires et les procédures qui pouvaient assurer leur indépendance. C’est le contenu même des programmes d’éducation, de soin, de justice, de recherche et d’information que l’on modifie en définissant les nouvelles formes par lesquelles ils s’exercent ou se transmettent.

Pour faire oublier les inégalités sociales délibérément redoublées, la peur de l’étranger est attisée et exploitée sans vergogne. La traque au clandestin favorise les passions xénophobes, installe insidieusement des dispositifs de vidéosurveillance des populations. À partir de la traque des “anormaux”, en manipulant l’opinion par la peur, les effets d’annonces et les dispositifs de contrôle, le Pouvoir prépare insidieusement le quadrillage des populations dites “normales”, nationales. Cette infiltration progressive du “cancer” sécuritaire s’exerce au nom des risques que feraient courir des terroristes étrangers, des schizophrènes dangereux, des pédophiles en cavale, et ces SDF que nous risquons tous de devenir…

De l’asphyxie à l’insurrection des consciences

Face à l’irresponsabilité des gouvernements, l’insurrection des consciences s’étend. Désobéissance individuelle, protestations, grèves, contestations multiformes : le refus d’obtempérer est la réponse de tous ceux qui ne se résignent pas à cette guerre économique et à cette civilisation d’usuriers qui “financiarise” les valeurs sociales et qui calibre les individus, comme la Commission Européenne calibre les tomates.

Dans ce vaste et divers mouvement de refus, l’Appel des appels a été lancé il y a un an. Nous ne voulons pas de cette civilisation. Secteur professionnel par secteur professionnel le mouvement de l’Appel des appels démonte cette civilisation de la haine qui pousse à traiter les hommes comme des choses et à faire de chacun le manageur le contrôleur de gestion de… sa faillite en tant que citoyen. Au mensonge de réformes qui font pire en prétendant améliorer, des dizaines de milliers de professionnels, du soin à la justice, en passant par la culture, le travail social, l’éducation et la recherche, disent non. Non, il n’est écrit nulle part que la concurrence de tous contre tous, que le management de la performance, que la tyrannie de l’évaluation doivent détruire nos métiers. Non, les ravages provoqués par ce capitalisme sans limite ne doivent pas se poursuivre de crise en crise. Non, l’idéologie de la rentabilité ne doit pas modifier toutes les institutions, et surtout pas les derniers remparts à la dictature absolue du profit. Non, il n’est écrit nulle part que nous devions rester isolés et désolés face aux désastres en cours dans le monde du travail et dans le lien social.

L’Appel des appels est un point de ralliement, de croisement et de coordination des résistances. Notre travail, qui continue, est double : transversalité et réflexion commune.

D’abord, établir des liens entre des activités qui subissent toutes la même normalisation professionnelle. Cela se fait par toutes les alliances tissées entre associations, syndicats et collectifs. Ce qui nous lie, dans ce que nous vivons, est plus fort que ce qui sépare nos activités spécialisées.

Ensuite, approfondir la réflexion commune. L’Appel des appels, c’est désormais un premier livre collectif [1] qui propose l’analyse précise des réformes et des politiques en cours et qui tente une compréhension globale de la situation. Pas de lutte efficace possible si l’on ne saisit la particularité du moment, cet ouvrage est donc conçu comme un outil de transversalité et un point de départ possible d’un travail collectif, mené par celles et ceux qui s’inscrivent dans la démarche de l’Appel des appels.

Ce ne sont pas des “intellectuels” qui s’adresseraient à des “travailleurs”, mais des professionnels qui forment un collectif de pensée et d’action. C’est un “Nous raisonnable” qui traverse les frontières des métiers et des disciplines… Énoncée du cœur de nos métiers, notre parole est citoyenne et c’est aux citoyens sans exclusive qu’elle s’adresse, pour qu’en retour elle soit entendue, relancée et redéfinie pour construire un dialogue dans l’espace public d’où émerge la démocratie.

Sa force, l’Appel des appels la tient de notre conviction partagée que les pouvoirs, quels que soient leurs efforts, ne doivent pas arriver à réduire l’homme à une unité de compte, à une “ressource humaine” anonyme, à une force enrôlée dans cette mobilisation générale au service de la performance et de la compétitivité. Ce management sophistiqué et persécuteur ne peut qu’engendrer souffrance, révolte sourde, et demain de violents éclats qui diront l’insupportable de cette négation de l’humain et du social. Nul pouvoir technique, scientifique, économique, quelles que soient ses prétentions, ne saurait supprimer le sujet de la démocratie.

C’est la raison de l’Appel des appels. Partout où nous sommes, nous ne céderons pas, nous refuserons l’humiliation et le mépris. C’est un pari difficile, dont seul le “Nous raisonnable” constitue l’assurance que nous pouvons le gagner, pas contre mais avec l’autre, à condition d’autoriser, d’accueillir et de prendre soin du conflit. Faute de quoi la reproduction de l’espèce finira par anéantir son humanité.


[1L’appel des appels. Pour une insurection des consciences. sous la direction de Roland Gori, Barbara Cassi, Christian Laval, éd. Mille et une nuits Paris décembre 2009.