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Publication : février 2000
Mise en ligne : 11 mai 2010
Un comble vient d’être atteint en France : la capitalisation boursière a excèdé le produit intérieur. Cela signifie, remarque André Prime, qu’une petite partie des dividendes (gagnés sans travail) des actionnaires français, a suffi à financer la croissance de consommation : ni les salariés, ni bien sûr les exclus, n’auraient pu la payer par leur travail !
C’est l’augmentation du CAC 40 en 1999. La Bourse française bat toutes les autres places boursières (Allemagne, “seulement” 39 % !). Cocorico ! Pourquoi la droite veut-elle chasser les socialistes du pouvoir ?
Nous avons donc eu une forte “création de valeur”. Je reviens sur ce sujet déjà abordé ici en octobre dernier, car il mérite d’être approfondi.
Je lisai récemment un article de Jacques Nikonoff, économiste non orthodoxe, dont nous avons déjà parlé [1] “L’argent fou crée de la fausse valeur [2]”. Tout d’abord, pour refléter la vérité, il faut préciser “création de valeur pour les actionnaires”. Pour Nikonoff, comme pour nous, cette création de valeur est une gigantesque supercherie… Lorsque l’action Michelin a grimpé à la Bourse, aucune valeur n’a été créée, aucun pneu supplémentaire n’a été produit, ni vendu. Mais la plus-value que les actionnaires avaient “gagnée en dormant” était, et du jour au lendemain, de 12 %. Seuls les naïfs peuvent penser que c’est le travailleur de chez Michelin qui crée de la richesse, de la vraie valeur, en fabriquant des pneus… Nikonoff poursuit : « Il est en réalité impossible d’exiger pour tous un rendement de 15 ou 20 % sur les actions, alors que l’économie réelle ne progresse que de 2 à 3 % dans un environnement sans inflation [3]… Ces rendements élevés ne peuvent être obtenus qu’au moyen de la destruction, ailleurs, de valeur, notamment par la pression accrue sur les salaires et l’emploi ». Nikonoff conclut : « Telle est la finalité du “corporate governance” [4] et de la création de valeur, dont l’objectif est de transférer les risques vers les salariés et l’ensemble de la société au moyen des licenciements. Alors qu’ils se trompent deux fois sur trois, les marchés doivent-ils devenir les arbitres ultimes des décisions d’entreprise ? ».
La remarque de Nikonoff qui oppose “destruction” à “création” de valeur mérite réflexion. Une chose est claire : cette dernière ne profite qu’aux actionnaires alors que la première atteint les travailleurs et, par ricochet, toute la société, générant ainsi la fameuse “fracture sociale”, qu’a habilement exploitée Chirac dans sa campagne électorale. Cette création de valeur purement monétaire creuse de plus en plus une société à deux vitesses : des riches toujours plus riches, des pauvres toujours plus pauvres et de plus en plus nombreux (12 millions en France, le cinquième de la population d’un pays qui a, depuis la crise, augmenté ses biens produits de plus de 70%). J-M. Colombani écrit dans le Monde du 1er janvier : « Jamais la France n’a été aussi riche ; jamais les inégalités n’ont été aussi criantes [5] ». La couverture maladie universelle, entrée en vigueur le premier janvier, concerne six millions de personnes vivant avec moins de 3.500 F/mois. Le gouvernement reconnaît ainsi la grande pauvreté de 6 millions de Français. Pas de quoi pavoiser ! Mais alors, pourquoi cette débauche de consommation dont on nous rebat les oreilles, notamment pendant la période des fêtes ? N’y a-t-il pas là contradiction avec l’augmentation de la pauvreté et de la précarité ? Pourquoi les pays avancés sont-ils “globalement” de plus en plus riches, pourquoi le pouvoir d’achat global est-il en augmentation appréciable ?
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35 % du capital des sociétés françaises cotées (et même 40 % pour les plus grosses sociétés) sont aux mains de fonds de pension étrangers, anglo-saxons essentiellement, contre seulement 6 % aux États-Unis, 9 % en Grande-Bretagne et 11 % au Japon [6] ; il faut croire que nos entreprises sont alléchantes. De ce fait, 35 à 40 % des dividendes, sans compter les plus-values, sont autant de pouvoir d’achat qui tombe dans les mains de retraités, anglo-saxons en tête.
Plus généralement, tous les dividendes, voire des plus values des fonds de pensions, placés en France ou ailleurs, et d’abord aux États-Unis, vont fournir un pouvoir d’achat supplémentaire important, créé ex nihilo, même si ces gains ne sont dépensés qu’en partie. D’où sans doute la bonne santé tant vantée de l’économie américaine. Avec d’autres, les États-Unis “pillent” en la rapatriant la “valeur” créée par leurs capitaux placés dans les Bourses du monde entier.
Les raisons de la bonne santé de l’économie des États-Unis sont en substance les mêmes dans les économies des pays avancés… Effective-ment, si une partie des gains boursiers est investie dans des achats de biens, la production s’en trouve stimulée. Nombreux sont les Français, de la classe dite moyenne, qui possèdent des actions (ils sont plus de 5 millions). Un exemple : celui qui a pu acheter quelques France-Télécom au départ a vu son capital quadruplé. 1.000 francs gagnés en travaillant ont “créé” à ce jour 3.000 francs de pouvoir d’achat sans aucun travail en contrepartie, en dormant… Cela explique que les affaires marchent [7] alors qu’une partie de plus en plus importante de la population verse dans la précarité, voire la misère et se trouve marginalisée, souvent à vie, passée carrément par pertes et profits, abandonnée à la charité publique et surtout privée, avec appels hypocrites des nantis à la solidarité.
Cette société duale ne cesse de s’approfondir. De nouveaux licenciements viendront “doper” la valeur des actions des entreprises qui n’hésitent pas à “dégraisser”. Quelles seront les performances boursières en l’an 2000 ? Le Monde du 4 janvier étalait sur toute une page ce titre “L’année 2000 s’annonce prometteuse pour les Bourses mondiales”et signalait, comme le faisait Arthus [8] qu’en plus des réductions de personnel, annoncées dans toutes les fusions, les sociétés utilisent de plus en plus le rachat de leurs propres actions pour les détruire, ce qui fait augmenter le rendement par action. Il faut à tout prix satisfaire la rapacité (15 à 20 % de rendement) des actionnaires. La technique est courante et déjà ancienne aux États-Unis. En 1999, le montant de ces opérations s’est établi autour de 300 milliards de dollars.
« Dans une situation où le rendement exigé du capital par les investisseurs est beaucoup plus élevé que le taux d’intérêt des prêts, les entreprises ont une incitation majeure à s’endetter pour racheter et annuler leurs actions » expliquent les économistes de la Caisse des Dépôts. Ils estiment que ce phénomène apparaîtra en Europe « ce qui devrait alimenter la progression de la Bourse ».
La Bourse française capitalisait 9.655 milliards de francs fin 1999 : une infime partie des dividendes et des plus-values convertie en dépenses équivaut donc à la quasi totalité de la croissance de la consommation. |
En résumé, une immense bulle financière, 10 à 15 fois supérieure à la production réelle se crée. Une partie, difficile d’en déterminer le pourcentage, se transforme en pouvoir d’achat qui permet d’absorber l’augmentation de la production, que seraient bien incapables d’acheter les laissés-pour-compte ou simplement ceux qui ont du travail, mais qui sont soumis à la modération des salaires, surtout avec les 35 heures en France.
Les paroles de Jospin :« Le monde n’est pas qu’un marché, nos sociétés ont besoin de règles. L’économie doit être au service de l’homme et non l’inverse » lors de la présentation des vœux du gouvernement à Chirac, reflètent-elles la guéguerre que se livrent l’Élysée et Matignon, la démagogie, ou bien, souhaitons-le, un début de prise de conscience, Seattle aidant, de la situation réelle du monde ?
Beaucoup le disent, tel J-M. Colombani dans Le Monde du 1/1/2000 : « L’Europe doit se structurer et se donner les moyens d’inventer un système supérieur, sur le plan de la justice sociale, à ce qui existe. C’est un chantier immense auquel il manque une pensée politique », mais sans jamais formuler de propositions concrètes et crédibles.
Les distributistes sont porteurs d’un projet réaliste. Reste à le faire connaître. Voilà pourquoi je concluerai avec Jorge Semprun [9] : « Ce siècle aura été celui de l’échec de la révolution communiste, mais si les motifs d’illusion ont disparu, restent les motifs de lutte ».
[1] Nikonoff est Président du mouvement « Un travail pour chacun ».
[2] Marianne 22-28 nov. 99
[3] Même réflexion d’Arthus, voir GR-ED 992, Oct 1999.
[4] Ce qu’on peut traduire par “gouvernement des entreprises”.
[5] Liliane Bettencourt (l’Oréal) s’est enrichie, “en dormant”, de 21,6 milliards en 1.999.
[6] Voir Fil des Jours dans ce numéro.
[7] “Le commerce français a fait bombance en 1999… La plus belle année de l’histoire de Renault et PSA”, gros titres du Monde du 8-1-2000.
[8] Voir GR-ED 992, octobre 1999.
[9] Sur la 5ème, le 9 janvier dans l’émission “le sens de l’Histoire”.