La propriété intellectuelle
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Publication : février 2000
Mise en ligne : 12 mai 2010
Les médias, Le Monde Diplomatique en particulier, ont beaucoup parlé de l’offensive libérale qui s’est manifestée au moment de la réunion de Seattle : les entreprises transnationales ont entrepris de mettre le monde à leur merci, d’imposer un modèle, ou plutôt une idéologie, dans le seul but d’attirer vers elles de plus en plus de richesses. Dès le coup de force organisé pour remplacer, début 1995, le GATT (General Agreement on Tariff and Trade) par l’Organisation Mondiale du Commerce, quelques informations perçaient, qui montraient que l’offensive portait sur tous les domaines, y compris ceux qui, jusque là, semblaient encore à l’abri de la “marchandisation” : la culture, la santé, la recherche fondamentale. Cette tendance s’est largement confirmée : on a vu, avec l’exemple du Terminator (voir GR-ED N°987) comment des recherches en génétique, commercialisées, sont utilisées pour capter le marché, contraindre les cultivateurs à acheter à ces sociétés les graines qu’ils produisaient eux-mêmes depuis des siècles. Il est aussi question de “breveter le vivant” : les entreprises qui opèrent des manipulations génétiques sur des organismes vivants (végétaux ou animaux) voudraient percevoir un droit sur toutes les générations qui en seraient issues… Un document officiel, publié par l’UNESCO, prouve l’étendue de cette offensive :
Pendant des millénaires, idées et écrits étaient considérés comme des biens communs : il n’y a de raison qu’universelle, donc commune à tous.
L’appropriation individuelle de la production intellectuelle est une invention récente de l’Occident, le développement des technologies de l’information et de la communication a développé, de façon fantastique, le chantier de cette production. Récemment, des accords internationaux liés à la mondialisation des marchés ont permis, à quelques experts, d’en concentrer le pouvoir sur quelques transnationales et sans débat public, ce qui a eu pour effet d’aggraver l’inégalité d’accès à l’information entre le Nord et le Sud.
C’est Beaumarchais qui introduisit la notion de droit d’auteur, tandis que le droit de reproduction fut en Angleterre le privilège royal accordé aux imprimeurs. La législation a établi ensuite un équilibre en protégeant les créateurs pour une durée déterminée (par exemple, 50 ans après la mort d’un auteur) de façon à ce qu’ensuite les richesses intellectuelles reviennent dans le domaine public. L’objectif était de garantir que les oeuvres de l’esprit puissent être accessibles à tous.
Cet équilibre est en danger depuis une dizaine d’années, au bénéfice de la propriété individuelle et au détriment du domaine public : sous la pression de groupes comme Walt Disney, le Congrès des États-Unis vient d’adopter une loi étendant la durée de la propriété des droits de reproduction, de 50 à 70 ans après le décès des auteurs, et de 75 à 95 ans pour les entreprises.
Une directive européenne de 1996 permet maintenant de revendiquer un droit de propriété sur des informations et sur des données brutes relevant du domaine public. Ce droit est accordé alors qu’il n’y a pas d’activité créatrice dans cette collection de données, mais simplement parce qu’elle a bénéficié d’un investissement financier ! Ceci constitue un énorme frein à la recherche scientifique pure, l’information pouvant ainsi être monopolisée par des sociétés privées à but lucratif. La seule réaction à cette directive fort peu débattue et peu connue, a été celle de chercheurs et de bibliothécaires quand ils ont découvert un projet de traité destiné à rendre payant l’accès à des informations, jusque là libre et gratuit.
En Europe, c’est au titre de propriété littéraire et artistique que les logiciels sont protégés, ce qui permet que les idées qui sont dedans restent dans le domaine public. Au contraire, les logiciels américains sont considérés comme propriétés industrielles, donc protégés par des brevets, ce qui « gèle » les idées qu’ils utilisent. Des pressions s’exercent sur les autorités européennes pour qu’elles s’alignent sur la législation américaine.
Pour conclure, citons Philippe Quéau, directeur de l’information et de l’informatique à l’UNESCO sous le titre : “Création artificielle de la rareté”
« Les nouvelles technologies pourraient favoriser un accès universel aux informations et un partage du savoir, mais le marché a besoin de rareté pour soutenir les prix. Le renforcement de la propriété intellectuelle crée artificiellement une forme de rareté. C’est un choix politique qu’il faut discuter, y compris au-delà des cercles juridiques : notre société doit-elle admettre de renforcer la propriété intellectuelle pour le seul profit de quelques multinationales ? Ces lois correspondent-elles aux besoins des pays les plus pauvres ?
Bien entendu, il faut offrir une protection à l’auteur et à l’éditeur, mais le citoyen aussi a besoin d’être protégé. Si nous laissons s’imposer des droits de propriété intellectuelle sur des données brutes ou des œuvres classiques qui auraient dû tomber dans le domaine public, si nous laissons être “brevetés” les idées fondamentales des logiciels ou les organismes vivants, nous affaiblissons notre patrimoine intellectuel commun. Et nous en sortirons tous appauvris. La propriété intellectuelle est une affaire beaucoup trop sérieuse pour être confiée aux seuls juristes. »