L’État est-il indispensable ?

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par  F. CHATEL
Publication : novembre 2012
Mise en ligne : 16 février 2013

Si, la suppression de l’État est envisagée dans la réflexion qui suit, ce n’est pas, et son auteur le précise bien, dans l’idéologie libérale qui prône la privatisation de tous les services publics. Loin de penser “chacun pour soi, car moi je n’ai besoin de personne”, François Chatel partage au contraire notre conviction que la solidarité et la coopération sont la base de toute société, où un individu n’est rien sans les autres. Mais il s’inquiète, en constatant que les gouvernements mènent leur politique de plus en plus loin des peuples. Comment en est-on arrivé là ? Peut-on encore dire que nous sommes en démocratie ? C’est cette évolution qu’il analyse, ouvrant ainsi un débat dont on peut penser qu’il se poursuivra au delà de ce premier article.

En écho à l’article d’André Bellon (GR 1135) qui appelle à l’instauration d’une nouvelle Constituante face à la dégradation grandissante de la souveraineté populaire révélatrice de "l’écroulement de tous les fondements de la République", une réflexion s’impose afin de tenter d’amener des éléments susceptibles de construire une alternative souhaitable.

Une longue période d’élections s’est soldée par la mise en place d’une nouvelle majorité gouvernementale. Depuis, plusieurs mois écoulés témoignent de la poursuite de la politique antérieure malgré l’attente d’une grande partie de l’électorat et n’augurent aucune certitude sur les promesses annoncées dans les discours de campagne. Compte tenu des perspectives d’avenir peu reluisantes, se pose évidemment la question de l’intérêt de ces élections.

Plusieurs événements marquants ont révélé la scission grandissante entre le peuple et son gouvernement, que ce soit à l’occasion de l’accord sur les textes de la constitution européenne, des réformes sur les retraites, des interventions militaires à l’étranger, que ce soit par l’indifférence affichée envers l’opposition aux mesures de rigueur imposées, ou lors de la crise des subprimes en prenant unilatéralement la décision de renflouer les banques en déroute. Au nom de règles économiques édictées par et pour les possédants, des décisions qui concernent le fonctionnement de la société sont prises au détriment des peuples et de l’environnement. Est-ce que voter possède encore aujourd’hui une raison d’être ? Elire le président et nos représentants au sein de l’assemblée revient-il aujourd’hui à effectuer un réel geste démocratique ?

Constatation notoire, la démocratie représentative possède le défaut majeur d’instituer le pouvoir d’une classe sociale et de favoriser la mise en place d’une oligarchie, dont nous subissons aujourd’hui les effets. Ce type d’institution a été mis en place tout d’abord aux Etats-Unis puis en Europe par la bourgeoisie régnante en raison de son opinion opposée à la participation du peuple à la politique nationale. Elle prétextait l’incompétence de celui-ci pour participer à l’élaboration des objectifs de la société. De cette façon, le pouvoir ne peut rester qu’entre les mains des membres d’une classe sociale privilégiée servant les intérêts des riches familles possédantes dont ils sont souvent issus. L’assemblée et le gouvernement sont ainsi composés en grande majorité de ce genre d’hommes et de femmes dont les décisions vont se trouver influencées par leur milieu culturel et par les intérêts de celui-ci.

L’exploitation des peuples et des ressources sans autre considération que l’intérêt individuel et la préservation des privilèges se trouve protégée et favorisée par un gouvernement formé de bons serviteurs dont les querelles partisanes ne sont que des mascarades grotesques et navrantes. Le vol organisé du patrimoine mondial de l’humanité (ressources énergétiques et alimentaires, minerais, découvertes scientifiques, etc…) par quelques privés n’est réalisé que par la complicité de gouvernements à leur solde chargés de berner le peuple afin de leur faire avaler la nécessité et le bénéfice de cette escroquerie. La manœuvre est un succès complet puisque malgré les énormités réalisées à l’encontre des peuples, ceux-ci se précipitent aux urnes pour plébisciter les mêmes bonimenteurs ou leurs semblables. Il faut croire comme La Boétie [1], que les peuples se soumettent davantage aux pouvoirs que ceux-ci ne s’imposent.

Suivant l’adage, il faut séparer pour mieux régner, un Etat ne peut donc être composé que d’une hiérarchie de classes et le souci de son gouvernement revient à maintenir l’ordre en faveur de la classe dominante. Si le capitalisme s’est développé dans le giron de ce type d’organisation, l’Etat stalinien, dit marxien, a montré de la même façon sa volonté de maintenir le pouvoir aux mains d’une classe dominante, conservatrice d’où sont élus les chefs du parti unique.

Et notre pays n’est pas le seul dans cette situation parmi ceux dit "démocratiques". Ainsi, voter aujourd’hui revient à élire ses maîtres et leur donner carte blanche, alors que les peuples primitifs savaient déjà que le pouvoir corrompt même le moins ambitieux et le plus généreux des êtres. Voter, enfin et surtout, c’est accepter l’habitude de la délégation et de l’abdication de sa responsabilité, de son rôle social. Alors, un gouvernement est-il encore légitime dans la forme qu’il connaît aujourd’hui ?

Ce type de démocratie représentative qui nourrit le développement d’une oligarchie et institue un gouvernement de professionnels à sa solde ne peut aboutir qu’à une dictature ou une révolution.

Mais à ce stade de la remise en question du pouvoir, il faut éviter un piège : celui qui est tendu par ceux qui prônent la suppression de l’Etat dans le seul but d’obtenir la libéralisation et la privatisation des domaines publics ( défense, justice, police ainsi que toutes les redistributions) alors qu’il s’agit là des piliers de la société. Mais l’objectif des possédants consiste en la suppression de toute entrave afin d’étendre leur mainmise sur la société. Hormis cette considération néolibérale, c’est toute l’organisation politique liée à l’élaboration des règles sociales, aux décisions relatives aux projets et à leur exécution, qui nécessite une nouvelle réflexion.

L’apparition de l’Etat

Selon l’anthropologue Robert L. Carneiro [2], les premiers États, pour la plupart, sont apparus dans un environnement fertile enclavé, en général dans des vallées étroites, cernées par des milieux hostiles : la vallée de l’Indus, du Nil, de l’Euphrate et du Tigre, de Mexico, la vallée côtière du Pérou ou les vallées des Andes.

Cette origine est liée à l’intérêt, pour une population pourtant déjà dense, de demeurer dans une région et de s’y engager dans une compétition pour une ressource limitée.

L’avènement de l’agriculture ne porte pas seul la responsabilité de l’apparition de l’Etat. Les fouilles en basse Mésopotamie montrent une société paysanne, sédentaire, au sein de laquelle, pendant deux mille ans, les modes de vie changent peu c’est-à-dire que l’organisation demeure très égalitaire et peu hiérarchisée. Il faut distinguer urbanisation et étatisation. Les deux phénomènes peuvent être liés, mais ce n’est pas obligatoire. "Ce n’est qu’à la fin du IIIe millénaire, au sein d’une société à la fois unifiée par une culture commune très homogène et divisée par des conflits incessants, le tout sur un territoire minuscule (la partie fertile du pays de Sumer n’était probablement guère plus vaste que la Belgique), qu’allait apparaître le premier État digne de ce nom, celui que nous appelons Akkad, vite remplacé par une version très bureaucratique, la troisième dynastie d’Ur" [3]. En basse Mésopotamie, l’État n’est donc apparu qu’environ un millénaire après l’urbanisation.

De même, contrairement à la théorie de l’historien Karl Wittfogel [4], les recherches récentes interdisent de lier la nécessité de contrôler l’irrigation avec l’apparition d’un pouvoir centralisé et despotique. [5]

Le passage entre "sans Etat" et "Etat" n’a pu survenir initialement qu’en présence de conditions géopolitiques particulières amenant la population en désarroi à accepter la conduite d’un chef ou de dignitaires.

Pour La Boétie, tout se situe au niveau de la volonté ; la liberté est volontaire, la servitude aussi. L’Innommable est autant la volonté des uns de se soumettre (Clastres [6] dit même l’amour de la servitude) que celle des autres de dominer. Mais se poser la question de l’origine du pouvoir c’est aussi partir d’une constatation simple, presque triviale à force d’être évidente : on n’a jamais de pouvoir que celui qu’on vous reconnaît, de gré ou de force. Que ce pouvoir soit autoritaire ou de droit divin, il ne se peut exercer que pour autant que celui qui le subit l’a au préalable reconnu comme inévitable, nécessaire ou souhaitable.

Avec l’incorporation dans la société des esclaves, des populations conquises, et la présence d’un territoire désormais délimité, nous avons l’Etat dans ses éléments essentiels. Cet Etat a pour forme la domination et pour substance l’exploitation économique d’instruments humains de travail. La division sociale est alors constituée de trois classes distinctes : aristocratie, hommes libres et esclaves. [7]

S’il n’y avait pas eu d’impulsion du dehors, venant de groupes menant une existence différente, il est certain que le paysan primitif n’eut jamais de lui-même inventé l’Etat. L’expansionnisme, expression du pouvoir, a permis à l’organisation étatique de se répandre et d’envahir l’ancien monde.

Certains penseurs (tels que Spencer, Morgan, Tylor) ont soutenu que l’apparition de l’Etat représente une évolution dans l’Histoire humaine. Le père de l’anthropologie moderne aux États-Unis, Franz Boas, a consacré une grande partie de son oeuvre à la critique de cet évolutionnisme social et culturel. L’idée de progrès, inhérente à ces théories, et l’idée que les sociétés humaines se développaient selon des stades et des séquences précises, n’avaient selon lui aucun sens et étaient farouchement contredites par les données ethnographiques. Ce combat fut repris par nombre de ses étudiants (Ruth Benedict, Robert Lowie, Margaret Mead et Alfred Kroeber). Comme le remarque Marc Abélès [8] : " L’un des apports essentiels des anthropologues qui ont étudié les sociétés ‘primitives’ consiste à mettre en lumière le fait que l’absence d’État n’est nullement synonyme d’une absence de dispositifs politiques."

Cette thèse s’oppose aussi radicalement à la pensée marxiste selon laquelle le destin de toute société, c’est sa division, c’est un pouvoir séparé de la société, c’est l’Etat comme organe qui sait et dit le bien commun à tous et se charge de leur imposer. Cette idéologie prétend que les sociétés primitives sont l’enfance de l’humanité, le premier âge de son évolution, et comme telles sont incomplètes, inachevées, destinées par conséquent à grandir, à devenir adultes, passer de l’a-politique au politique. Il faut donc abandonner l’idée d’une évolution lamarckienne des sociétés humaines, c’est-à-dire d’un développement qui serait naturellement tourné vers le progrès. Pour des anthropologues comme Marshall Sahlins [9], mais aussi et surtout Morton H. Fried [10] et Elman Service [11], l’évolution des sociétés se pense d’abord comme une succession de stades, chacun caractérisé par une forme d’« intégration sociale », à savoir par la manière dont y est maintenu l’ordre social. [12]

Puisque l’Etat et son gouvernement ne représente pas une étape évolutive incontournable liée à une notion de progrès de l’humanité, puisque son apparition reste liée à l’adaptation à des conditions particulièrement ténues, puisque sa propagation s’est réalisée essentiellement par la force et que son maintien semble tributaire de la volonté, on peut en déduire que la voie est libre pour reconsidérer l’organisation de notre société en voie de dégradation préoccupante, rongée de l’extérieur comme de l’intérieur de manière croissante par les dégâts qu’elle génère.

Les sociétés primitives

Toutes les sociétés à Etat sont divisées en dominants et dominés, tandis que les sociétés sans Etat ignorent cette division. Comme le martèleront Pierre Clastres et plusieurs autres par la suite, la société primitive n’était pas une société sans État, comme le proposait l’anthropologie marxiste, mais bien une société contre l’État. L’absence de l’État chez les primitifs est due au combat de ceux-ci contre la division sociale. [13]

Refus de l’inégalité, refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu’à renoncer à cette lutte, qu’à cesser d’endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission, elles perdraient leur liberté [14]. Le chef, considéré comme un porte-parole, y est maintenu sous surveillance : la société veillait à ne pas laisser le goût du prestige se transformer en désir de pouvoir. Il ne possédait aucun pouvoir mais était désigné pour représenter le peuple et s’enquérir de la bonne exécution des décisions prises démocratiquement par celui-ci.

Ces sociétés sont (ou étaient) construites pour éviter que l’État n’apparaisse. Car, avant tout, "l’abondantiste", puisque tous ses besoins sont comblés, tient à sa liberté car elle se pose comme une aspiration primordiale de l’homme, comme un élément qui définit son humanité. Cependant la raison lui souffle que la liberté ne vaut que si elle est partagée par tous de la même façon. Ainsi, toute hiérarchie qui instruirait des classes sociales (Henri Laborit dans "La nouvelle grille" préconisait de supprimer les hiérarchies de valeurs) est bannie, ce qui interdit l’instauration d’un pouvoir de l’un sur l’autre, à l’origine de l’Etat. "La société primitive n’est pas une société « sous évoluée », société qui n’aurait pas encore abouti à la forme étatique. Bien au contraire, la société primitive s’organise de façon à lutter contre l’émergence de l’État et de tout pouvoir coercitif". Pierre Clastres démontre également que la division en classes sociales ne vient pas de l’économie mais de l’émergence de l’État : le politique prime sur l’économique. [14]

Athènes et la Démocratie directe.

Afin de remédier à la formation obligatoire de l’oligarchie et à la dérive des pouvoirs au sein de l’Etat-Nation, les Athéniens déjà bien avant notre ère, avaient trouvé et appliqué une solution qui fonctionna pendant quatre siècles avant l’invasion romaine. La population gérait les affaires publiques dans des assemblées citoyennes directes (Ecclésia) [15], et le tirage au sort parmi les candidats désignait les membres de l’exécutif qui appliquaient les décisions politiques formulées dans ces assemblées (La Boulè regroupait environ 500 citoyens tirés au sort) [16]. Celles-ci contrôlaient de près le fonctionnement de cet exécutif, en révoquant les délégués dont l’action était l’objet de la désapprobation publique. Le régime dans lequel le peuple adopte lui-même les lois, les décisions importantes et choisit lui-même les agents d’exécution, généralement révocables est une démocratie directe.

Si les esclaves et les femmes n’étaient pas considérés comme des citoyens au sein de cette société, cette situation ne remet pas en cause l’intérêt de ce type de gouvernement et son application éventuelle aujourd’hui où les conditions sociales ont évolué.

Ce type de démocratie a de tous temps trouvé de solides partisans parmi les philosophes tels que Platon, Aristote, Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau, Le Marquis de Sade, Proudhon, Kropotkine, Hakim Bey, Michel Onfray, Gilles Deleuze, Cornelius Castoriadis, Jacques Rancière.

Beaucoup critiquent les systèmes représentatifs, qu’ils considèrent non pas comme des démocraties mais comme des « oligarchies libérales », en ce sens que, loin de permettre à tous les citoyens d’exercer le pouvoir politique, elles impliquent la constitution d’une classe de politiciens, qui une fois élus, ne peuvent être révoqués que par des élections périodiques.

La vraie politique - Importance de la communauté.

Avant la formation de l’État-nation, la politique avait un sens différent de celui qu’elle a aujourd’hui. Elle signifiait la gestion des affaires publiques par la population au niveau communautaire dans les assemblées citoyennes.

Il faut lire les témoignages de voyageurs et d’anthropologues sur la personnalité des individus qui constituaient les groupes de chasseurs-cueilleurs ou de sociétés communautaires, celle des iroquois par exemple, pour se rendre compte de leur autonomie, leur indépendance d’esprit, de jugement, malgré la forte appartenance à une communauté.

Ils étaient des citoyens au plein sens du terme, c’est-à-dire des acteurs engagés politiquement dans les propositions, dans les décisions et dans la gestion économique. Ce n’était pas des bénéficiaires passifs de biens et de services en échange d’impôts et de taxes. Le citoyen d’alors avait le sentiment de maîtriser son destin, qu’il n’était pas déterminé par des personnes et des forces sur lesquelles il n’avait pas le pouvoir d’exercer un contrôle.

Bronislaw Malinowski [17] rapporte qu’au sein de ces sociétés la relation entre l’individu et la communauté était régit par un ensemble de devoirs desquels se soustraire apparaît inconcevable tant les risques de mise à l’écart sont importants, surtout grâce à l’acquisition de la responsabilité individuelle et de la culture de la réciprocité, expression de la reconnaissance envers la société.

De nos jours, les affaires publiques ont été récupérées en exclusivité par les politiciens et les bureaucrates.

Limiter la vie politique uniquement aux assemblées citoyennes serait omettre l’importance de leur enracinement dans la culture politique des discussions courante au sein d’une société. Ces fréquents échanges sont fertiles, car non seulement ils préparent à des assemblées citoyennes mais ils aident chacun à acquérir l’autonomie de jugement et ils développent un profond sentiment de communauté.

Comme l’exprime si clairement Murray Bookchin "Il ne peut pas y avoir de politique sans communauté. Et par communauté, j’entends une association municipale de gens renforcée par son propre pouvoir économique et le soutien confédéral de communautés similaires organisées au sein d’un réseau territorial à l’échelle locale et régionale.

Il est possible d’envisager une nouvelle culture politique avec la renaissance de la citoyenneté, d’institutions civiques populaires, un nouveau type d’économie, et un contre-pouvoir parallèle, dans un réseau confédéral, capable d’arrêter et, espérons-le, de renverser la tendance à une centralisation accrue de l’État et des grandes firmes et entreprises.

Si toutes ces idées peuvent sembler trop "utopiques" pour notre temps, alors on peut aussi considérer comme utopiques les exigences urgentes de ceux qui demandent un changement radical des politiques énergétiques, une réduction drastique de la pollution de l’atmosphère et des mers et la mise en œuvre de programmes au niveau mondial pour arrêter le réchauffement de la planète et la destruction de la couche d’ozone." [18]

Renouer avec la vraie politique ne peut s’imaginer sans communauté. Et cette communauté ne peut humainement revêtir les dimensions actuelles de l’Etat nation. Car l’altruisme réciproque décrit par Axelrod [19] ne peut fonctionner que dans la mesure où les individus interagissent de manière suivie, qu’ils gardent en mémoire l’identité de leurs partenaires, qu’ils se souviennent de leur attitude, coopérative ou non, au cours de leurs interactions passées, qu’ils savent « qui est qui » et « qui a fait quoi à qui ».

Or, comme le remarque Murray Bookchin, déjà cité, "la notion d’indépendance, qui est souvent confondue avec celles de pensée indépendante et de liberté, a été tellement imprégnée du pur et simple égoïsme bourgeois que nous avons tendance à oublier que notre individualité dépend largement des systèmes de soutien et de solidarité de la communauté". [18]

La vraie citoyenneté et la vraie politique impliquent la formation permanente de la personnalité, l’éducation et un sens croissant de la responsabilité et de l’engagement public au sein de la communauté. Ce n’est pas dans le lieu clos de l’école, et encore moins dans l’isoloir électoral, que des qualités personnelles et politiques vitales peuvent se former.

Selon la thèse du psychologue Robin Dunbar [20], le nombre optimum d’individus d’une telle communauté culminerait à environ 150.

D’où l’importance d’envisager la refondation de notre société en quartiers, municipalités et villages qui, étant à dimension humaine représentent le terrain propice à l’épanouissement d’une individualité authentique, un lieu de parole au sein duquel les gens peuvent intellectuellement et émotionnellement se confronter les uns aux autres. La variété et la quantité des échanges y favorisent le processus de prise de décision collective.

Un individu isolé, sans rapports solidaires, est privé du processus de formation de soi- paideia - [21], de ce que les Athéniens de l’Antiquité assignaient à la politique comme l’une de ses plus importantes fonctions pédagogiques.

Selon Henri Laborit, les hiérarchies de valeurs furent responsables entre autres de l’avènement de l’Etat-Nation et de la prise du pouvoir par une classe sociale. Leur suppression est donc une autre condition du retour à une authentique communauté. "Tant qu’il n’y aura pas d’égalité économique et sociale, l’égalité politique sera un mensonge" affirmait haut et fort Michel Bakounine. [22]

Vers un municipalisme libertaire.

À notre époque où, de manière considérée comme irréversible, le pouvoir se concentre au niveau de l’Etat dont les directives politiques et économiques proviennent d’administrations au service de l’oligarchie dominante, est-il possible d’aspirer à une société fondée sur des options locales garantes d’une véritable démocratie, sans être traité d’utopiste, de doux rêveur, ringard, opposé au progrès ?

Pour que le peuple se réapproprie les rênes du pouvoir, pour que la démocratie soit une réalité, remettre en question l’organisation gouvernementale est une priorité. Karl Popper [23] définit la démocratie par opposition à la dictature ou tyrannie, en mettant l’accent sur les possibilités pour le peuple de contrôler ses dirigeants, et de les évincer sans devoir recourir à une révolution. Osons aller plus loin et comme le préconise Etienne Chouard [24] en référence à l’Athènes antique, donnons le pouvoir décisionnel à des assemblées citoyennes de représentants tirés au sort, à qui seraient confiés les rôles de porte-paroles, de responsables de l’exécutif, et qui devraient rendre des comptes à la communauté. Sans pour autant considérer ces délégués comme des êtres supérieurs, mais comme des égaux accomplissant, comme tout le monde, un service civique.

Compte tenu des moyens d’information et de gestion aujourd’hui disponibles, il est tout à fait envisageable de coordonner différentes assemblées populaires de délégués tirés au sort, soumis à rotation, révocables à tout moment, porteurs d’instructions rigoureuses pour approuver ou rejeter les points à l’ordre du jour des conseils locaux, régionaux, nationaux, mondiaux.

Dans un esprit de démocratie directe, ces assemblées de citoyens remplaceraient l’État-nation par une confédération de communes libres.

Rappelons que l’esprit communautaire n’a rien à voir avec le nationalisme ou autre esprit de clocher. Que se refermer sur soi-même revient à se suicider. Que notre société doit vivre de l’échange à la manière de toute cellule, de tout organe du corps humain.

Et distinguons les responsabilités : la discussion et la décision au sujet, par exemple, de la construction d’un édifice public, sa nécessité, le choix de son emplacement, l’appréciation du projet, relèvent d’un processus politique, alors que les responsabilités, ensuite, concernant la conduite et la maîtrise du projet reviennent évidemment à l’administration.

L’Etat assure son pouvoir en considérant le "citoyen" incompétent, infantile et indigne de confiance, incapable de comprendre le contenu d’un traité , ceci s’est déjà manifesté, et à plusieurs reprises, récemment. C’est sur la conviction opposée que repose l’idée des assemblées citoyennes de proximité.

Et en plus d’être la réinvention de la citoyenneté, la municipalité ou, plus exactement la commune est aussi la réponse à l’ensemble des menaces politiques, économique et écologiques auxquelles l’humanité est confrontée en ce début du XXIe siècle.

Des règles d’équité pour une réelle démocratie.

La municipalité, le quartier, le village, doivent sortir de leur état d’agglomérations dortoirs pour promouvoir la vie publique sous sa forme la plus pleine de sens, celle qui a la vocation des échanges d’idées et de services, celle qui permet l’expression libre des opinions politiques et la participation effective des citoyens aux assemblées décisionnelles.

L’intérêt particulier doit céder la place à la richesse de l’association, à la force de la coopération. Il faut renouer avec le principe du don cher à Marcel Mauss [25], qui repose sur un équilibre de liberté et d’obligation étroitement mêlées grâce auquel se réalisent des intérêts communs.

Mais cette démarche, cette réappropriation de la politique et du pouvoir par le peuple et pour le peuple ne peut s’envisager sans sa capacité à réagir face aux outrances de l’oligarchie dominante. Espérons qu’il saura reconnaître la limite du supportable, s’extirper de son égo et de son endormissement, et que la solidarité et la raison l’emporteront sur les manœuvres d’embrigadement des gouvernements à la solde de l’oligarchie.

Comme l’espère Noam Chomsky [26] : "Je veux croire que les êtres humains ont un instinct de liberté, qu’ils souhaitent véritablement avoir le contrôle de leurs affaires ; qu’ils ne veulent être ni bousculés ni opprimés, recevoir des ordres et ainsi de suite ; et qu’ils n’aspirent à rien tant que de s’engager dans des activités qui ont du sens, comme dans du travail constructif qu’ils sont en mesure de contrôler ou à tout le moins de contrôler avec d’autres." et comme l’affirme John Dewey [27] : « la vocation principale de tous les êtres humains [...] est la croissance morale et intellectuelle », l’éducation devant in fine s’efforcer de produire « non pas des biens, mais des êtres humains librement associés les uns aux autres sur une base égalitaire ».


[1La Boétie (Étienne de) était un écrivain humaniste et un poète français, né le 1/11/1530 et mort le 18/08/1563 célèbre pour son "Discours de la servitude volontaire".

[2Robert L. Carneiro né à New York le 4/06/1927) est un éminent anthropologue américain surtout connu pour sa théorie de la formation de l’État.

[3Jean-Daniel Forest : "L’apparition de l’État en Mésopotamie". Colloque assyriologique franco-tchèque. Paris, 7–8 novembre 2002

[4Karl August Wittfogel, né en Allemagne le 6/09/1896 et mort à New York le 25/05/1988, est un historien de la Chine auteur du "Despotisme oriental" dans lequel il propose comme cause du despotisme l’organisation centralisée des grands travaux hydrauliques qu’il applique aussi aux sociétés anciennes pratiquant l’irrigation.

[5Jean-Louis Huot : "vers l’apparition de l’état en Mésopotamie" Bilan des recherches récentes Editions de l’E.H.E.S.S. Annales. Histoire, Sciences Sociales 2005/5

[6Pierre Clastres né le 17/05/1934 et mort le 29 /07/1977 est un anthropologue et ethnologue français. Il est notamment connu pour ses travaux d’anthropologie politique, ses convictions et son engagement anti-autoritaires et sa monographie des indiens Guayaki du Paraguay. Son œuvre la plus connue, "La société contre l’État".

[7Franz Oppenheimer : "l’Etat, ses origines et ses fondements". Né le 30/03/1864 à Berlin et mort le 30/09/1943 à Los Angeles, sociologue et économiste allemand, il a travaillé dans le domaine de la sociologie fondamentale de l’État.

[8Marc Abélès est un anthropologue et ethnologue français directeur de recherche au CNRS.

[9Marshall Sahlins né en 1930, est un anthropologue américain. Dans son ouvrage "Age de pierre, âge d’abondance", il défend la thèse comme quoi la société des chasseurs cueilleurs n’est pas une société de dénuement mais d’abondance.

[10Morton H. Fried né le 21/03/1923, mort le 18/12/1986, était un éminent professeur d’anthropologie américain dont les ouvrages furent consacrés à l’évolution de la société politique et à l’Etat.

[11Elman Service né le 18/05/1915, mort le 14/11/1996 était un anthropologue américain dont les travaux furent consacrés aux systèmes sociaux et à la montée de l’Etat en tant que système d’organisation politique.

[12Benoît Dubreuil : « L’origine de l’État et la nature de la coopération » Eurostudia, vol. 2, n° 2, 2006.

[13Pierre Clastres : "La question du pouvoir dans les sociétés primitives". Paru dans la revue Interrogations en Mars 1976

[14Pierre Clastres "La question du pouvoir dans les sociétés primitives"

[15L’Ecclesia ou ekklesia (Grec ancien : ἐκκλησία − l’assemblée) désigne l’Assemblée du peuple citoyen dans la cité d’Athènes. L’ecclésia est, à Athènes, l’assemblée des citoyens. Elle vote les lois, le budget, la paix ou la guerre, l’ostracisme, elle tire au sort les bouleutes (présidents de conseil), les héliastes (membres des tribunaux), les 9 archontes (magistrats qui dirigent la république) et élit les dix stratèges. Paul Demont "Tirage au sort et démocratie en Grèce ancienne "

[16La Boulè : dans les cités de la Grèce antique, (en grec ancien Βουλή) est une assemblée restreinte de 500 citoyens tirés au sort chaque année chargés des lois de la cité. Son nom a souvent été traduit par « Conseil » et, plus rarement, par « Sénat ». Paul Demont "Tirage au sort et démocratie en Grèce ancienne "

[17dans « Le crime et la coutume dans les sociétés primitives »

[18Murray Bookchin : "Le municipalisme libertaire" Extraits de From Urbanization to Cities (Londres, Cassell, 1995). Traduit par Jean Vogel pour la revue Articulations.

[19Robert Axelrod (né en 1943) est professeur de science politique. "Comment réussir dans un monde d’égoïstes : Théorie du comportement coopératif" . Éditions Odile Jacob.

[20Robin Dunbar (né le 28 juin 1947 à Liverpool) est un anthropologue britannique et un biologiste de l’évolution, spécialisé dans le comportement des primates. Il est connu pour avoir formulé le nombre de Dunbar, 148, une mesure de la « limite cognitive du nombre de personnes avec lesquelles un individu peut avoir des relations stables. »

[21En grec ancien, le mot paedeia or paideia (παιδεία) signifie éducation ou élevage d’enfant. Historiquement, il fait référence à un système d’instruction de l’ancienne Athènes dans lequel on enseignait une culture vaste. Étaient enseignées la grammaire, la rhétorique, les mathématiques, la musique, la philosophie, la géographie, l’histoire naturelle et la gymnastique. La paideia désignait alors le processus d’éducation des hommes, une éducation comprise comme modelage ou élévation, par laquelle les étudiants s’élevaient à leur « vraie » forme, celle de l’authentique nature humaine. Cette éducation ne consiste pas dans l’apprentissage d’un art ou d’un commerce, que les grecs considéraient comme relevant de tâches mécaniques, sans valeur et indignes des citoyens, mais dans l’apprentissage moral de la liberté et de la noblesse ou de la beauté.

[22Michel Bakounine né le 18 /05/ 1814 et mort le 1/07/1876, est un révolutionnaire, théoricien de l’anarchisme et philosophe qui a particulièrement réfléchi sur le rôle de l’État.

[23Sir Karl Raimund Popper (né le 28/07/1902 , mort le 17/09/1994) était un influent philosophe des sciences du XXe siècle.

[24Etienne Chouard : conférence : "Le tirage au sort comme bombe politiquement durable contre l’oligarchie" Marseille 23 avril 2011. Dailymotion

[25Marcel Mauss, né le 10/05/1872 et décédé le 1/02/1950, est généralement considéré comme le « père de l’anthropologie française ». "L’Essai sur le don" est son œuvre principale.

[26Noam Chomsky, né le 7/12/1928 est un linguiste et philosophe américain.

[27John Dewey, né le 20/10/1859 , mort le 1/06/1952 , est un philosophe américain spécialisé en psychologie appliquée et en pédagogie.