Le supporter du Tour de France
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Publication : juillet 2013
Mise en ligne : 26 octobre 2013
Chaque année au mois de juillet, la grande messe cycliste met le bon peuple en émoi. Il faut bien faire voir qu’on pense à lui. Tout est mis en œuvre pour que l’ouvrier, la ménagère de moins de cinquante ans, le chômeur, le jeune désœuvré et les retraités n’en perdent pas une miette. La France profonde fait corps avec l’évènement. « Le tour de France, ça n’existe qu’en France, Môssieur, c’est moi qui vous le dit », clame un admirateur franchouillard !
Et voici la foule au bord de la route depuis l’aube. C’est l’occasion de prendre un bon bol d’air, « car on est sportifs » dit le supporter entre deux gorgées de bière ; et de courir précipitamment pour ramasser un porte-clefs jeté par la caravane publicitaire, comme un os à un chien.
La caravane, c’est l’amuse-gueule de la course ; ça excite la populace et ça la tient en haleine. Oyez, oyez braves gens, profitez-en, c’est gratuit ! Beaucoup de badauds viennent autant pour la caravane que pour les coureurs. Y a de l’ambiance, c’est festif. Les haut-parleurs crachent de la musique ou des messages publicitaires ; des tracts et des babioles sont lancés aux supporters ; c’est la foire d’empoigne, comme dans les grandes surfaces au moment des super promos chronométrées. C’est le même troupeau, et on leur sert la même soupe, comme ça ils ne sont pas déçus. À l’arrière de chaque véhicule, des jeunes, beaucoup de jeunes en contrat CDD et aux couleurs de l’entreprise qu’ils représentent : le tour de France ne fait pas dans le vieux et dans le moche, il faut représenter la France dignement, c’est la vitrine de notre beau pays. Les filles de la caravane sont jeunes et belles, fichtrement belles, comme celles qui feront la bise au vainqueur à l’arrivée. On peut voir leurs cuissettes et leur nombril. Le gogo en prend plein les mirettes ; ce soir, dans son camping-car, après le pastaga et les merguez, il sera tout excité et tripatouillera frénétiquement la cellulite de bobonne.
Un peu à l’écart de la foule, une caravane sur un parking aménagé ; une table de camping déployée, et un couple de retraités qui regarde l’épreuve sur une télé portative. C’est fatigant à leur âge de rester debout ; comme ça, ils font les deux choses à la fois : le bol d’air et le tour de France. On voit mieux à la télé, et puis on écoute Bernard Thévenet, et puis on voit les paysages de l’hélico, et puis on voit l’arrivée. Une caméra télé les filme ; ils font coucou à toute leur progéniture avec de grands sourires d’autosatisfaction ; puis ils donnent leur avis : « Ça fait cinquante ans qu’on suit le tour ; on a connu Coppi, Bartali, Bobet, Bahamontès, vous savez l’aigle de Tolède ; on a vu aussi Charly Gaul et Anquetil et Poulidor, même qu’un jour on a pu lui serrer la main, à Poupou, oui m’ssieur aussi vrai que je vous vois. C’était le bon vieux temps ; y avait même Yvette Horner qui jouait de l’accordéon sur la caravane ». Enfin les reporters s’en vont, laissant les vieux à leurs bribes de souvenirs.
C’est une étape de montagne aujourd’hui ; le supporter peut se déchaîner, il peut voir les coureurs passer un à un, les filmer avec son caméscope dernier cri. Il a sa tenue de combat : baskets, short, tee-shirt publicitaire, bob vissé sur la tête. Il fait des signes à tout ce qui ressemble à une caméra ; avec un peu de chance il se verra peut-être ce soir après le journal de 20 heures, dans le résumé de l’étape. Il peut hurler sa joie, être au cœur de la course. D’ailleurs voici un coureur. Il a chaud, c’est sûr. Alors, il court à ses côtés pendant quelques mètres, l’encourage, lui hurle son admiration. Il s’est mis torse nu, le gras du bide hors du short, la bouteille de flotte dans une main, le tee-shirt dans l’autre, il asperge le cycliste. Il ne se sent plus pisser, le voici héros devant la France entière pendant quelques secondes ; sa respiration s’accélère en même temps que sa course ralentit, il est cramoisi et rentre dans l’anonymat de la foule pour rejoindre ses semblables. Il est tout content, le supporter, le soir devant sa télé ; il se rengorge, s’admire en se voyant à l’écran, transpire sa fatuité par tous les pores de la peau, cherche des regards admiratifs autour de lui quand il entend le commentaire du journaliste : « Une fois de plus la montée vers La Mongie a rassemblé plusieurs milliers d’admirateurs, et une fois de plus les coureurs ont été gênés dans l’ascension par le zèle excessif de quelques imbéciles ».