Le plein emploi, faut-il y croire encore ?
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Publication : décembre 2014
Mise en ligne : 28 mars 2015
Nous l’affirmons depuis bientôt 80 ans, le salariat a fait son temps.
Mais nous ne sommes pas seuls. Michel Berger (nos lecteurs le connaissent depuis GR 1093 et GR 1108), le prouve dans un article publié dans le bulletin Angle d’Attac 92, dont nous reproduisons, avec son accord, les extraits suivants :
« Le gouvernement et la coopération sont en tous temps et toutes choses les lois de la vie. L’anarchie et la concurrence sont en tous temps et toutes choses les lois de la mort. » John RUSKIN (Unto this last)
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« Contre le chômage, on a tout essayé ». À regarder l’évolution de l’économie française depuis une trentaine d’années, on ne serait pas loin de donner raison à François Mitterand. À la progression du chômage, les hommes politiques, les économistes, les industriels ne semblent posséder qu’un seul remède : la croissance.
Pour générer cette croissance que tous appellent de leurs voeux, la droite privilégie l’offre, la gauche la demande. La première en aidant les entreprises et en cherchant à réduire le coût du travail, la seconde en augmentant les salaires et les prestations sociales afin de doper la consommation des ménages et donc la relance de l’économie.
Aucune de ces politiques, à la fin des années 2000 n’a donné de résultat. Réduire le coût du travail en faisant pression sur les salaires a pour effet quasi-automatique de ralentir la consommation des ménages, et, à l’inverse, l’augmentation des salaires risque de diminuer la compétitivité et d’inciter les entreprises à délocaliser leurs activités, bien que la productivité des actifs en France soit l’une des plus élevée au monde.
Prisonniers de ce dilemme, les gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche, s’échinent à faire croire qu’ils appliquent des politiques différentes alors que leurs marges de manœuvre sont à peu près nulles. La droite est terrorisée par les risques de troubles sociaux si elle va trop loin dans l’écrasement des salaires, et la gauche par l’émigration des forces productrices et des investisseurs si elle en limite les profits. Tous se bornent à invoquer “la croissance” de manière incantatoire, sans savoir comment la retrouver, ni s’il est possible ou souhaitable qu’elle revienne. Ni même si elle a encore un sens, alors que le PIB est de plus en plus contesté comme indicateur de la qualité de vie. Pour un peu on ferait des processions autour des Églises comme autrefois pour demander la pluie !
Ces pseudos différences masquent une indifférence commune sur le contenu du PIB, Comme si toutes les richesses qui y sont cumulées avaient la même valeur. Or les économies modernes et en particulier celle de la France sont loin de ne produire que des richesses utiles. On m’objectera que la notion d’utilité d’un bien est tout à fait subjective et que les consommateurs ont sur le sujet des avis divergents. Sans tomber dans un débat qui a fait couler beaucoup d’encre, admettons que l’on peut s’accorder sur une grossière échelle de valeur, par exemple accorder plus d’importance au travail d’une infirmière qu’à celui d’un trader[…].
Inégalités croissantes
Pour s’en tenir au seul PIB, une question taraude. En France, et dans la plupart des pays il est en croissance, certes de plus en plus réduite, mais cela devrait signifier que les richesses que nous produisons ne diminuent pas, bien au contraire. Comme il y a de plus en plus de chômeurs et de travailleurs pauvres, qui consomment de moins en moins, il faut croire que ceux qui ont du travail ou qui vivent de leur rente en ponctionnent de plus en plus. D’où des inégalités croissantes qui prouvent simplement que la véritable question n’est pas celle des emplois, mais bien celle de la répartition des richesses. Inégalités confirmées par Thomas Piketty qui montre (dans Le capitalisme au XXIème siècle) qu’au fil du temps, et hormis quelques périodes assez courtes dans l’Histoire, les richesses s’accumulent toujours au profit des plus riches.
Conséquence du ralentissment de l’économie réelle, la disparition des emplois. Mais elle est aussi due à une augmentation de la productivité du travail. Avec pour conséquence cette contradiction : produire de plus en plus pour de moins en moins de consommateurs.
Contradiction aussi entre le court terme et le long terme. Il est difficile dans la situation actuelle de ne pas espérer un retour de la croissance et avec elle une régression du chômage. Mais on peut raisonnablement supposer que le travail tel qu’on le conçoit deviendra de moins en moins nécessaire pour produire des richesses. Il faudra donc bien que les activités humaines changent de nature, autant s’y préparer tout de suite.
Le capital productif de la vieille Europe, et en particulier celui de la France, se concentre dans un nombre de plus en plus réduit de mains, souvent étrangères, et le travail, de moins en moins nécessaire, ne permet plus aux classes laborieuses de profiter d’un partage équitable des richesses produites. Le Capitalisme, appuyé sur la certitude de l’efficacité des marchés, signe à terme sa propre perte. Seuls les investissements étrangers dans les pays émergents permettent aux plus riches de différer pendant encore un certain temps la catastrophe.
En quelques dizaines d’années, la France a déjà perdu une partie de son patrimoine productif. Les vielles industries, la sidérurgie, le textile, le papier, ont en grande partie disparu. Des industries plus récentes, telles que l’informatique, les appareils ménagers ne sont plus présentes en France que de manière marginale et le secteur automobile français ne survit provisoirement que grâce aux délocalisations, à ceci près que la robotisation, en supprimant beaucoup d’emplois, rend de moins en moins prégnant le coût de la main d’œuvre, ce qui réduit l’intérêt de la chercher ailleurs dans les pays où les salaires sont très bas […].
L’objectif du plein emploi est une illusion
Que signifie, dans ces conditions, la recherche permanente de la croissance ? […] À y regarder de plus près, les richesses qui entrent dans la comptabilité économique ne représentent qu’une part limitée de toutes celles dont nous profitons. Toutes les autres, informelles et non recensées, se développeront d’autant plus que le temps de travail au sens traditionnel du terme se réduira.
Ne nous leurrons pas, les emplois classiques ne reviendront pas, et l’objectif du plein emploi est une illusion. L’inexorable diminution du temps de travail, observée depuis des décennies est loin d’être achevée. Ce n’est pas un drame si notre productivité nous permet de fabriquer assez de richesses utiles pour tous sans exiger autant de “travail” au sens traditionnel du terme. Ceci bien sûr à condition de savoir partager ces richesses en fonction d’autres critères : c’est une révolution qui remet en cause toute la division sociale du travail et la réciprocité devenue toute théorique entre production de richesses et droit d’en user [1]. Théorique car de tout temps les hommes n’ont eu de cesse de s’emparer des richesses produites par les autres. Par la force comme ce fut le cas des sociétés esclavagistes ou par le maintien d’organisations sociales qui justifient la prédation, comme c’est le cas du capitalisme. Car gagner plus en travaillant moins est un souhait universel.
L’esclavage a marqué cette forme de domination pendant des millénaires. Il n’a pas totalement disparu, mais ne s’exerce plus que sous des formes dissimulées. La réprobation de l’esclavage, récente au regard de l’Histoire, est néanmoins devenue quasi-universelle. En revanche, le salariat est la forme la plus usitée du travail, et celle sur laquelle tout le monde compte pour “créer des emplois” […]. Or le salariat implique, comme l’esclavage, une dépendance, non plus celle de l’esclave vis-à-vis de son maître, mais celle du salarié vis-à-vis de son employeur. Dépendance moins sévère, mais néanmoins très réelle. Si l’employeur n’a pas tout à fait le droit de vie ou de mort sur le salarié, comme le maître l’avait sur l’esclave, la différence est toute relative. Car celui qui perd son salaire perd aussi le droit d’exister. La société y remédie (en partie) grâce à des mesures dites “sociales”, mais celles-ci ne portent que sur la survie physique, et encore, très partiellement. L’existence morale, affective, intellectuelle est refusée au chômeur. Et c’est insupportable dans une société qui se prétend civilisée.
Car n’en déplaise à certains, le chômage est plus que rarement volontaire.
Un système nouveau est à inventer
Si l’humanisme progressait dans les esprits, et avec lui le refus de toute dépendance entre les hommes, le salariat devrait susciter une répulsion analogue à celle que nous ressentons vis-à-vis de l’esclavage. Car le salariat est à l’esclavage ce que la prostitution est au viol. Il faudra bien qu’un jour on s’en indigne.
Cette remise en cause du salariat et de tous les modes de production et de distribution des richesses serait vaine sans une vision à long terme. […] Elle existe déjà dans les propositions de revenus d’existence, mais sa mise en pratique se heurte à la difficile cohabitation entre une économie capitaliste fondée sur la loi du plus fort, et un “État providence” soupçonné de favoriser la nonchalance et la paresse. Cette allocation, dispensée indifféremment à tous, de la naissance à la mort, pourrait cependant renverser le regard que nous portons sur ceux que rejette l’économie traditionnelle. Le “non-travail” pourrait alors être considéré comme la conséquence d’un choix – on gagne peu mais on réduit ses besoins - et non plus celle d’un rejet par la société.
Il s’agit donc d’un système nouveau à inventer pour s’insérer dans un mode de production fondé sur des valeurs telles que la solidarité, l’émulation, la gratuité…
La force des habitudes
J’entends venir les critiques tant la défense de la ”valeur travail” imprègne nos habitudes. Mais le travail n’a de valeur que s’il est créatif, librement consenti, susceptible d’apporter épanouissement individuel, expérience, amélioration des facultés physiques ou intellectuelles. S’il s’accompagne aussi de rapports sociaux liés à toute organisation collective. Or tous ces facteurs ont souvent en grande partie disparu dans nos formes modernes du travail. Ou du moins ils n’apparaissent plus que négativement lorsqu’une entreprise ferme ses portes. On les retrouve cependant dans les multiples formes d’organisation du temps libre, hobby, implication bénévole dans des associations, toutes activités qui concourent à la création de richesses collectives, même si elles ne rentrent pas dans l’économie monétaire et la quantification du PIB.
[…] Au lieu de se borner à des réformes de détail visant à rendre le travail un peu plus efficace et un peu moins inhumain, il serait temps de se tourner vers d’autres formes d’organisation du travail. Il en existe déjà, ne serait-ce que les SCOOP, en plein essor, ou même simplement le Service Public, qui évite la prédation capitaliste du travail.
(à suivre)
[1] NDLR : C’est nous qui soulignons.