L’ennemi public N°1 : la pensée occidentale
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Publication : octobre 2016
Mise en ligne : 31 décembre 2016
Un changement complet de l’organisation économique et sociale du monde s’avère nécessaire et urgent. Alors pourquoi n’est-il pas entrepris ?
François Chatel répond ici que c’est à cause de l’idéologie occidentale, cette fausse croyance, dominante et paralysante, selon laquelle une “nature” humaine nous obligerait à toujours accélérer notre course en avant sans répit, vers des dangers auxquels la raison, appuyée sur nos connaissances, pourrait peut-être encore nous permettre d’échapper.
La situation du monde actuel, que ce soit du point de vue politique, économique ou environnemental, rend évidente la nécessité d’une révolution, c’est-à-dire d’un changement radical qui mette enfin l’humanité et la planète à l’abri des exactions du système capitaliste.
Déjà au début du XXème siècle, René Guénon, un “visionnaire” qui s’appuyait sur la doctrine hindoue, annonçait : « c’est toute l’époque moderne, dans son ensemble, qui représente pour le monde une période de crise ; il semble d’ailleurs que nous approchions du dénouement, et c’est ce qui rend plus sensible aujourd’hui que jamais le caractère anormal de cet état de choses qui dure depuis quelques siècles, mais dont les conséquences n’avaient pas encore été aussi visibles qu’elles le sont maintenant… le changement qui interviendra aura une portée très générale, et quelle que soit la forme qu’il revêtira… il affectera plus ou moins la terre toute entière » [1].
Non seulement un tel changement est infiniment nécessaire mais, contrairement aux discours qui façonnent les mentalités, il est largement possible.
L’Histoire, en effet, offre de nombreux exemples de bouleversements sociaux qui ont été poussés par la nécessité.
Mais elle montre aussi qu’il existe une très grande probabilité pour qu’une telle évolution soit récupérée, qu’elle soit dévoyée jusqu’à se transformer en la domination d’une classe sociale qui l’empêche d’atteindre ses objectifs. De tels détournements de révolutions du passé sont une alerte qui montre l’importance primordiale de la mise en place d’une nouvelle organisation sociale : le fonctionnement de la société doit en effet être rapidement modifié pour que les nouvelles structures soient capables de faire table rase de la mentalité antérieure.
Une mentalité à revoir
Pour René Guénon, la fausse route prise par la civilisation occidentale est due à une mentalité déviante : « en voulant tout ramener à la mesure de l’homme, pris pour une fin en lui-même, on a fini par descendre, d’étape en étape, au niveau de ce qu’il y a en celui-ci de plus inférieur, et par ne plus guère chercher que la satisfaction des besoins inhérents au côté matériel de sa nature, recherche bien illusoire, du reste, car elle crée toujours plus de besoins artificiels qu’elle n’en peut satisfaire » [1].
Oui, le changement est nécessaire et urgent. Alors comment se fait-il qu’il soit si difficile de l’envisager ? Qu’il ne soit même pas décidé ? Comment se fait-il que les abominables massacres du passé, en particulier ceux du 20ème siècle, responsables de plus de 230 millions de morts humains, n’ont pas réussi à vacciner définitivement l’humanité contre la cruauté, au moins dans un premier temps envers sa propre espèce ? Comment peut-on encore fabriquer des armes ? Et, pour les vendre, entretenir toutes les formes de nationalisme ? Comment peut-on encore accepter ce capitalisme monstrueusement destructeur ?
Certains ont vite fait de répondre en affirmant que le mal habite l’âme humaine depuis l’expulsion de l’Eden. Qu’il y a des élus de dieu et que les autres sont des rustres associables. Que la guerre fait partie de la vie de l’humanité, que le crime est inscrit dans nos gènes, qu’une croisade religieuse nettoiera le mal, etc…
On sait pourtant maintenant que ce sont des balivernes, car l’état actuel des connaissances permet de montrer que cette situation chaotique et malsaine date d’un passé récent par rapport à l’existence de l’humanité moderne. « Notre espèce, Homo Sapiens Sapiens, a plus de 100.000 ans d’existence. Pendant la quasi-totalité de cette période, elle n’a absolument pas été caractérisée par les formes de comportements imputées aujourd’hui à la “nature humaine”. Rien n’est inscrit dans notre biologie pour expliquer que les sociétés sont ce qu’elles sont. En aucun cas elle ne peut être tenue pour responsable de la gravité de notre situation en ce début de millénaire » [2].
Grâce aux preuves amoncelées [3], nous savons que pendant des dizaines de millénaires, l’humanité a vécu dans des conditions bien plus sereines qu’aujourd’hui.
Toutes ces fictions d’une préhistoire sanglante et misérable, de soi disant guerres du feu, ont forgé une fausse croyance sur la nature humaine.
En fait, les comportements humains sont les expressions d’un état d’esprit façonné non pas par une “nature”, mais par la culture, et celle-ci dépend des conditions d’existence. C’est pour cette raison que la situation actuelle incite à la modification des structures sociales et de notre rapport à l’environnement de façon à transformer la culture, donc la mentalité qui lui est associée. Pour empêcher la prise de pouvoir d’une classe, ou tout autre récupération, il faut créer de nouvelles structures sociales favorisant les expressions de la “nature” humaine qui ont permis aux peuples ancestraux de vivre, quasi en permanence, dans l’égalité, la démocratie, la coopération et la paix.
En déclin en raison de la domination brutale du monde occidentalisé, il existe encore des peuples qui vivent selon l’organisation originelle de l’humanité. Même si le terme fait peur à certains, on peut dénommer “communisme primitif” leur mode de vie, en raison de l’importance de l’égalité économique et politique, de l’absence de propriétés privées, de la coopération spontanée dans leur économie basée sur le don réciproque.
Je veux être clair : il ne s’agit pas pour moi de prôner un retour en arrière, mais au contraire d’établir des structures sociales qui soient adaptées au monde moderne tout en permettant de retrouver cette mentalité, l’harmonie des relations entre les humains, et le respect de la nature.
Tout cela à cause d’un croissant !
De nombreux ouvrages [4] consacrés à l’origine et à l’histoire de notre civilisation expliquent que les conditions particulières qui existaient dans le “croissant fertile” ont favorisé un développement qui a orienté les choix économiques et politiques pendant plusieurs millénaires : « La façon dont chaque groupe s’est développé n’a pas dépendu d’une particularité de son message génétique, mais de la façon dont il a adapté son savoir-faire technique et ses formes de coopération à la nécessité d’extraire les moyens d’existence d’un environnement donné » [2].
Modification du climat, surpopulation, sédentarisation, progrès techniques, prospérité précaire, besoins de réserves alimentaires, organisation du travail, ces éléments ont peu à peu façonné l’organisation sociale et, en conséquence, le comportement humain, la manière de penser, de vivre en société pour assurer la pérennité des acquis et leur développement.
Sans retracer ici le cours de l’histoire de ces civilisations successives dont s’est construit notre monde occidental actuel, il est possible d’en tirer une sorte de bilan social et humain.
Il est, somme toute, peu reluisant.
Si les moyens techniques ont connu une fulgurante progression, la mentalité a évolué en sens inverse.
Au cours des cinq derniers millénaires, les conditions géographiques et économiques d’existence ont modelé les structures de la société par l’apparition de l’esclavage, puis de la division en classes sociales due à la diversification nécessaire des activités, par la préparation de la guerre devenue une activité lucrative, par le transfert du pouvoir du peuple vers une caste qui gérait les surplus alimentaires et garantissait la sécurité et à des chefs de guerre qui assuraient la conquête de richesses et la protection. « La force armée fonctionne de façon optimale lorsqu’elle est soutenue par des codes légaux et des idéologies qui sanctifient le pouvoir de la classe dirigeante en la présentant comme la source des moyens de subsistance de tous » [2] : l’alliance des classes sociales dirigeantes est à l’origine de l’État.
C’est ainsi que la nécessité a transformé les structures sociales, peu à peu, la culture justifiant le bien-fondé de cette évolution. Les transformations survenues dans l’organisation sociale du monde occidental ont modelé, au cours de ces cinq mille ans, la mentalité des peuples soumis à son influence.
Depuis trois siècles, en raison de la mobilisation capitaliste imposée, le processus s’est accéléré au point de s’avérer néfaste à la vie sociale, qui est pourtant indispensable à l’équilibre mental de chacun.
Un ogre envahissant
Au sein de cette civilisation occidentale, et jusqu’à présent, l’acquisition de la richesse a été considérée comme le résultat d’un combat contre ses semblables et contre la nature, donc par la conquête. Donc par la cruauté. Comme si la richesse devait se nourrir de sang, de souffrances et de destructions et non comme le fruit d’un échange constructif ou d’une transaction bénéfique pour l’ensemble des parties !
Dans cette civilisation, guidée par la philosophie du “chacun pour soi”, le gain n’est vu que sous l’aspect d’un butin acquis, par les armes ou par la ruse, d’un fort sur un faible. L’objectif poursuivi de s’accaparer les biens d’autrui sans avoir à demander, ni partager, conduit à la suprématie des armes, d’où les progrès foudroyants de celles-ci.
La technologie qui a permis ces progrès a donc été associée au pouvoir, au prestige, d’où le besoin exacerbé d’innovations dans le domaine des matériels qui doivent être toujours plus puissants, plus rapides. « Ce n’est en définitive que par la force brutale que l’Occident est parvenu à s’imposer partout, et il ne pouvait en être autrement, car c’est en cela que réside l’unique supériorité réelle de sa civilisation, si inférieure à tout autre point de vue » [1].
En effet, notre civilisation, comme si elle était rongée par une addiction, montre un surdéveloppement du domaine technologique au détriment des autres domaines comme l’économie, la politique, la philosophie, les relations sociales, l’art, la culture, etc. Toute son organisation est entièrement accaparée, elle est esclave de cet ogre destructeur, rongée par cette bouffissure envahissante et exclusive.
La conquête incessante par la violence a instauré une perverse organisation hiérarchique, inégalitaire, esclavagiste, stigmatisant les bas instincts humains qui ont été considérés comme le contenu principal de sa nature, avec toutes les conséquences culpabilisantes infligées au peuple afin de mieux le soudoyer.
Cette attitude est bien une habitude culturelle puisqu’elle n’est pas utilisée en vue de l’optimisation du bonheur social sur le long terme, pour laquelle la coopération se montre bien supérieure.
Non, seul le court terme est envisagé, d’où l’encouragement à la compétition et à l’affrontement barbare.
Qu’importe demain puisqu’il sera de toute façon le témoin d’une autre conquête, d’un autre combat !
Désormais, même en son sein, pour optimiser des gains immédiats, la société occidentalisée favorise les rapports de force, la compétition, la concurrence, elle encourage l’expression de la jalousie, de l’envie, de la cupidité, de l’égoïsme ; le tout étant surveillé, contrôlé et utilisé par le pouvoir de l’État, aux mains d’une oligarchie dominante.
Mentalité, quand tu nous tiens !
Nous sommes parvenus à une situation où maintenir cette mentalité est suicidaire. Poursuivre en ce sens, lui laisser libre cours, ne peut qu’augmenter le nombre et l’étendue des catastrophes sociales et environnementales. En témoigne, entre autres, le travail d’alerte accompli par Naomi Klein quand elle montre, par exemple, que dans le dos des conférences pour la préservation de l’environnement, l’extraction et l’exploitation catastrophiques des ressources polluantes se poursuit sans retenue [5].
Bien au-delà des dégradations que ce système inflige à l’humanité, et à son environnement, il s’agit de prendre conscience que la cause suprême qui y a conduit est cet état d’esprit affligeant. Il faut en établir l’origine et en retracer le chemin de développement pour parvenir à nous en débarrasser, sinon l’humanité ne peut qu’aller dans un mur. Réfléchir pour le long terme, pour les générations futures, sera voué à l’échec tant que la partie dominante de l’humanité demeurera affublée d’une mentalité aussi inadaptée à la réalité présente, à la paix entre les peuples, à l’ensemble de l’environnement. L’addiction à la technologie, l’obsession de la conquête par la prise de pouvoir, le culte maniaque du mérite par la souffrance, du réflexe compulsif du recours à l’égoïsme, qui sont propres à la culture occidentale, n’augurent vraiment rien de bon quant à l’assurance d’un avenir durable.
D’autant plus que l’Histoire nous apprend que la faillite des civilisations est en général causée par l’entêtement de la classe dominante à vouloir coûte que coûte maintenir son statut privilégié, malgré les menaces réelles et les avertissements des donneurs d’alerte.
Le déclin de cette civilisation occidentale énergivore, destructrice et barbare, est donc inévitable.
Qui peut le regretter, dès lors qu’elle est responsable de tant d’abominables massacres qui se perpétuent, même aujourd’hui, au point de transformer l’humanité en une créature parasite envers tout ce qu’elle touche ?
Comment défendre, comment continuer de répandre une telle culture qui nuit non seulement à tant de nos semblables mais aussi aux autres espèces ?
La réflexion et le recul montrent la nécessité d’une réforme totale, d’une complète remise en question.
Il s’agit de prendre enfin conscience que notre “nature” humaine peut revêtir des aspects très différents suivant les conditions sociales et économiques adoptées. La lucidité doit nous amener à définir les structures d’une société qui permette le développement d’une autre mentalité. Et, pour nous, ceci passe par la prééminence de l’être sur l’avoir, par l’abolition du salariat et de la propriété des moyens de production, par l’égalité économique et politique pour tous, par la coopération et par le libre choix des activités individuelles.
Sus au renard !
C’est dire que la technologie doit être utilisée pour les besoins de la société et non que la société doit être soumise à la technologie : « La question que chacun devrait se poser est : comment est-il possible d’utiliser la richesse pour satisfaire les besoins humains en se débarrassant des structures d’oppression, de la subordonner à une société fondée sur les valeurs qui ont caractérisé les vies de nos ancêtres pendant les centaines de générations du communisme primitif » ? [2]
Dans le but de transformer cette mentalité désastreuse, nous voyons de nos jours fleurir un tas de manuels et d’initiatives qui font appel aux enseignements des anciennes cultures ou des diverses religions orientales, préconisant le recueillement salutaire, la quête de soi, la maîtrise des émotions, la pratique de diverses disciplines axées sur le self-contrôle, etc… Pourquoi pas ? Mais je doute de l’efficacité de ces remèdes et de ces conseils pour échapper au renard dominateur s’il reste au sein du poulailler.
Il me semble plutôt que la façon de s’en sortir est d’abord de se débarrasser du renard, puis de mettre au point une stratégie pour pouvoir s’en protéger définitivement.
C’est en s’appuyant sur une nouvelle organisation que l’humanité pourra, par sa faculté d’adaptation, développer une autre culture qui la rendra capable de prendre les décisions appropriées aux circonstances actuelles. Les anciens comportements, ceux développés dans les sociétés ancestrales, sont à favoriser afin de modeler chez l’humain une nouvelle mentalité dont sa nature est capable.
[1] René Guénon, La crise du monde moderne, éd. Gallimard.
[2] Chris Harman, Une histoire populaire de l’humanité, éd. La Découverte.
[3] Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance, éd. Gallimard ; Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, éd. PUF ; Chris Harman, Une histoire populaire de l’humanité, éd. La Découverte.
[4] Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, éd. Gallimard ; Chris Harman, Une histoire populaire de l’humanité », éd. La Découverte.
[5] Naomi Klein, Tout peut changer, éd. Actes Sud.