Le témoignage de Simone de Bollardière


par  S. de Bollardière
Publication : septembre 2018
Mise en ligne : 19 janvier 2019

« Le général de Bollardière a toujours été pour la liberté et le respect de la personne. Il était catholique, moi aussi. « Tu accueilles l’étranger, l’autre est ton frère, quelle que soit la couleur de sa peau » enseigne l’Évangile.

Quand la France a été occupée en 1940, mon mari est parti rejoindre, en Angleterre, le général De Gaulle. Il a fait toute la guerre contre les nazis. Je l’ai toujours entendu dire qu’il avait fait la guerre contre les nazis et leurs méthodes, il n’a jamais dit : « contre les Allemands ».

En Indochine, il a constaté qu’une armée engagée contre un peuple qui refuse la domination coloniale ne peut pas gagner. Quand nous sommes revenus d’Indochine en 1953, tous les deux nous nous sommes dit que ce serait le tour de l’Algérie à se soulever. L’Algérie subissait une emprise coloniale très forte. Chaque fois que les gouvernements français successifs ont tenté d’améliorer la situation des Algériens - qu’on n’appelait pas Algériens - ils se heurtaient à un refus de la part des grands colons. « Vous nous avez fermé toutes les portes, il ne nous restait plus que la révolte ouverte » disaient les responsables du FLN, à propos de l’insurrection du 1er novembre.

Des jeunes gens qui avaient fait leur service militaire dans l’armée de l’air - un service militaire extrêmement réduit et qui n’avait, en fait, aucune formation militaire - ont été rappelés en Algérie. Quand mon mari l’a su, il a demandé à partir comme volontaire pour les encadrer. Il a été nommé général en arrivant en Algérie, c’était en juillet 1956. Il avait la responsabilité du secteur de l’Atlas blidéen et avait sous ses ordres des hommes qui avaient fait des études, et s’étaient construit des situations. Il voulait mettre à profit leurs savoir-faire. Il avait pris en charge les travaux de la Direction Dépar­tementale de l’équipement (DDE), qui ne se faisaient plus depuis deux ou trois ans parce qu’il y avait l’insécurité. Il avait obtenu les crédits de la DDE, dont l’activité avait repris, ce qui avait permis de donner du travail à la population locale.

Quand la Bataille d’Alger a commencé, en décembre 1956-janvier 1957, et qu’il a appris la pratique de la torture, il a protesté auprès de M. Lacoste qui était le représentant de la France à Alger. Le général de Bollardière disait « Ce n’est pas possible », surtout que, parmi ceux qui pratiquaient la torture, beaucoup avaient fait la guerre avec lui contre les nazis. Il avait été profondément choqué. Lacoste a répondu à mon mari, après ses nombreuses protestations : « Bollardière, arrêtez de faire des histoires et laissez travailler les parachutistes ».

« Torture et colonisation vont ensemble, aussi bien en Indochine qu’en Algérie. »

Mon mari n’était soutenu par personne. Quand il est rentré en France, Jean-Jacques Servan-Schreiber, le jeune journaliste qui avait monté le journal L’Express, était poursuivi, car ayant été rappelé pendant six mois sous les ordres de mon mari, il publiait un roman qui s’appelait Lieutenant en Algérie, dans lequel il racontait ce qui se passait dans les autres secteurs. Quand J-J Ser­van-Schreiber a su que mon mari était rentré, il lui a demandé s’il approuvait son geste. Mon mari lui a répondu : « Absolument d’accord, il faut prévenir les Français de ce qui se fait en Algérie en leur nom ».

Le mot guerre était interdit. La plupart des journaux ne disaient rien. Seuls quelques uns comme L’Observateur, L’Express, Témoignage chrétien, L’Humanité, La Croix, essayaient de dire ce qui se passait, mais ils paraissaient souvent avec des grands blancs de censure, comme nous en avions connus sous l’occupation allemande, ou alors, ils étaient saisis à la sortie de l’imprimerie.

Et quand M. Guy Mollet, à la Chambre des Députés, affirmait que « s’il y avait un seul cas ce serait l’horreur parce que la France, c’est le pays des droits de l’homme », il mentait. Il y avait des témoignages d’appelés, de scouts, de séminaristes. Il y avait des protestations. Les placards de Germaine Tillion débordaient de protestations, de témoignages.

Je pense que les gouvernements de l’époque, aussi bien pour l’Indochine que pour l’Algérie, n’avaient pas osé s’opposer aux grands colons qui, finalement, faisaient la politique française. Étant général d’active, mon mari était astreint au droit de réserve. Il ne l’a pas observé. Il a été tout de suite sanctionné et envoyé en forteresse, c’est-à-dire enfermé dans une petite pièce d’une caserne de gendarmerie, à Saint Denis, du 15 avril au 15 juin 1957. M. Defferre, ministre des Colonies, avait refusé qu’on le licenciât de l’armée, sans solde, comme voulait le faire une partie du gouvernement. Il faut noter que c’est le Conseil des ministres qui décide d’une sanction à l’encontre d’un général.

Il a été désigné, à sa sortie de prison, comme adjoint au général commandant l’Afrique équatoriale française et le Cameroun. Dans la réalité, ce poste n’existait pas. Le général qui commandait l’AEF ne voulait pas de mon mari car, selon lui, « il avait sali l’honneur de l’armée ». Mon mari s’est retrouvé pendant deux ans et demi dans un bureau totalement vide et sans aucune responsabilité.

Il a quitté l’armée, et il s’est engagé dans l’éducation populaire, organisant des sessions de formation à l’adresse d’adultes. Il a fait cela pendant plus de dix ans.

Le seul officier qui a eu une punition dans la guerre d’Algérie, c’est mon mari. Tous ceux qui ont été compromis gravement dans la Bataille d’Alger ont été promus au grade supérieur, voire décorés de la Légion d’honneur. La vérité n’est pas bonne à dire. Mon mari a eu la chance de ne pas avoir été fusillé, parce qu’officiellement il n’y avait pas la guerre, dans le sens où il s’agissait de départements français.

Il y a des militaires qui, dans leur secteur, se sont conduits convenablement, c’est certain, mais personne n’a élevé la voix pour dire que ce qui se passait était horrible. Des gens nous ont dit : « Si vous n’étiez pas contents vous n’aviez qu’à partir ». C’est d’une hypocrisie abominable ! Comment mon mari serait-il parti avec nous pendant qu’une jeune fille hurlait, parce qu’on la violait, qu’un petit berger souffrait tout autant, parce qu’on le torturait ? Ce n’est pas pensable ! Il ne fallait rien dire. L’armée, c’est plus fort que l’Église, on ne la critique pas.

En juin 2000, il y a eu dans Le Monde une interview de Louisette Ighilariz dans laquelle elle racontait les tortures qu’elle avait subies. Invitée à la fête de L’Humanité, en septembre, Louisette Ighilahriz, s’adressant à des journalistes, leur dit : « Le Monde publie un témoignage sur ce que j’ai subi, et il ne se passe rien, il n’y a pas de réaction ». Charles Silvestre (journaliste de L’Humanité) et d’autres, se sont dit qu’il fallait faire quelque chose. Ils ont cherché et trouvé six hommes et six femmes, dont moi, pour faire cet appel. Nous, “les Douze”, nous demandions que le gouvernement reconnaisse ce qui s’était passé sous l’autorité du gouvernement français de l’époque, qu’il s’engage à ce que cela ne se reproduise plus jamais, qu’il ouvre les archives. Nous disions aussi que nous ne cherchions pas à faire des jugements contre qui que ce soi ».