Les objets temporels
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Publication : novembre 2022
Mise en ligne : 19 février 2023
Après des réflexions sur notre place dans l’espace sur notre Terre, et sur nos relations humaines, Pierre Tourev [1] aborde notre rapport au temps, et la façon dont notre cerveau réagit à la production culturelle moderne.
Les "objets temporels", tels les chansons, les morceaux de musique, les discours, les films, les séries TV, les émissions de radio et de télévision, les spots publicitaires, les jeux vidéo, etc., sont caractérisés par une existence intimement liée au temps et à son écoulement. "Vivant" au présent, les objets temporels disparaissent au fur et à mesure qu’ils avancent. Ce sont, en quelque sorte, des objets qui passent. Gravée sur un support multimédia, une vidéo n’est pas une vidéo, ce n’est qu’un bout de plastique ou un peu de circuit imprimé. Elle n’existe en tant que telle que lorsqu’elle est projetée ou diffusée devant quelqu’un qui la regarde, et uniquement à ce moment-là.
Ces objets, Edmund Husserl (1859-1938), philosophe allemand, père de la phénoménologie [2], les appellent "flux". Ces flux coïncident, durant le temps de leur écoulement, avec l’écoulement du temps chez les consciences humaines qui les regardent ou les écoutent, et pour lesquels (et pour eux seulement) ils deviennent les objets temporels, ce pour quoi ils ont été conçus. C’est ce phénomène de coïncidence qui permet aux consciences humaines de se synchroniser avec le temps propre de ces objets.
Les livres, ou plus généralement les écrits, ne sont pas des objets temporels. Prenons l’exemple d’un roman, le lecteur, par le déchiffrage du langage et par son imagination voit une histoire se dérouler devant ses yeux ou, plus exactement, dans son cerveau, mais il reste maître du temps, il peut lire plus ou moins vite, à son rythme, arrêter et reprendre sa lecture aussi souvent qu’il le veut.
Abandon de conscience
La conscience humaine est une conscience de sa propre singularité, de son propre temps. L’individu peut dire "je" lorsqu’il dispose pleinement de son propre temps et de son propre rythme de pensée. En "consommant" des objets temporels et donc en se synchronisant avec eux, l’individu perd un peu de sa conscience, c’est-à-dire un peu de lui-même.
L’industrie culturelle, qui produit en grande quantité les objets temporels, a bien compris tout l’avantage qu’elle pouvait tirer de l’attraction naturelle qu’exercent les objets temporels sur l’être humain. En s’associant à la publicité, elle trouve un moyen de se financer. La publicité, quant à elle, acquiert l’opportunité d’accéder au temps de conscience des consommateurs, si recherché.
L’augmentation du temps quotidien pendant lequel le cerveau est synchronisé avec des objets temporels fait perdre à l’être humain une part importante de sa conscience individuelle, par le simple fait qu’il n’est plus maître de ses pensées. Cette perte de conscience individuelle s’effectue au profit d’une conscience qui n’est pas la sienne, au rythme des jeux vidéo, des flux d’images, des séries TV ou autres émissions récurrentes. Cette conscience de remplacement pourrait être qualifiée de conscience de troupeau, selon le philosophe Bernard Stiegler.
"Les activités industrielles étant devenues planétaires, elles entendent réaliser de gigantesques économies d’échelle, et donc, par des technologies appropriées, contrôler et homogénéiser les comportements : les industries de programmes s’en chargent à travers les objets temporels qu’elles achètent et diffusent afin de capter le temps des consciences qui forment leurs audiences et qu’elles vendent aux annonceurs." [3]
Bien évidemment, chacun peut choisir comme il l’entend les moments de synchronisation avec les objets temporels qu’il s’accorde : écouter une chanson, regarder un film ou une série TV, être connecté à son smartphone, écouter une émission de radio, jouer à un jeu vidéo… Cependant, la capacité d’attraction de ces objets temporels est telle que cela peut devenir une addiction. Il est tellement tentant de s’abandonner à la facilité du temps qui s’écoule, sans effort, selon un scénario que l’on n’a pas besoin d’écrire soi-même, car écrit par quelqu’un autre, avec le risque de finir au milieu d’un troupeau docile de consciences préformatées.
Bibliographie
Tous scotchés – Le Canard Enchaîné – 4 juin 2008
Apocalypse cognitive : La face obscure de notre cerveau – Gérald Bronner, P.U.F., 2021
Détox Digitale : Arrêtons l’addiction aux écrans – Astuce Vie Saine Éditions, Independently published, 2020
La civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l’attention – Bruno Patino, Grasset, 2019
Les ravages des écrans. Les pathologies à l’ère numérique – Manfred Spitzer, L’échappée, 2019
La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants – Michel Desmurget, Le Seuil, 2019
Se protéger des addictions aux écrans : C’est parti ! – Alexis de Maud’Huy, Jouvence, 2018
Les écrans de nos enfants : Le meilleur ou le pire ? – Marika Bergès-Bounes et Jean Marie Forget, Erès, 2017
TV Lobotomie : La vérité scientifique sur les effets de la télévision – Michel Desmurget, J’ai Lu, 2013
[1] Pierre Tourev, Les objets temporels – 12/02/2008, actualisé le 02/05/2021 – https://www.toupie.org
[2] En philosophie, la phénoménologie est l’étude d’un ensemble de phénomènes et de la façon dont ils apparaissent dans l’expérience sensible, en faisant abstraction de tout jugement de valeur. La perception des choses est réalisée au seul moyen de la conscience ou de la pensée.
[3] Bernard Stiegler – 1952-2020 – Le désir asphyxié – Le Monde diplomatique, juin 2004